De la monarchie pontificale – Septième préjugé

SEPTIEME PRÉJUGÉ CONTRE LE LIVRE DE MONSEIGNEUR DE SURA.

L’esprit du livre semble dirigé en sens inverse d’une des vérités de la foi.

    Le lecteur qui aura suivi Mgr de Sura dans tout le cours de ses deux volumes, s’il n’a pas de convictions antérieures, demeurera persuadé que la puissance du Pape à laquelle l’auteur, j’en conviens, attribue constamment la qualité de monarchie n’est, en définitive qu’un instrument dont le corps de l’Église se sert avantageusement dans les diverses nécessités ou utilités qui peuvent se rencontrer :

    Selon .Mgr de Sura, le Pape est supérieur à chaque église particulière, mais il est inférieur à la collection des églises particulières, soit dans le Concile, soit hors du Concile. Accordez cela comme vous pourrez, avec le décret de Florence qui enseigne que le Pape a reçu de JésusChrist le plein pouvoir de gouverner l’Église universelle.

    Dans le Concile, l’accord de la grande majorité des évêques décide irréfragablement la question posée, à la condition que le Pape joindra son assentiment à la décision formulée ; mais s’il refuse cet assentiment, le Concile a droit de le juger, de le condamner, et même de le déposer .

    Hors du Concile, le Pape a le droit de publier, tant qu’il le jugera à propos, des décrets en matière de doctrine ; mais bien que dans sa Bulle il exige la soumission de tous les membres de l’Église, et déclare les opposants hérétiques et excommuniés, la décision n’obtient valeur que par l’assentiment exprès ou tacite des évêques dispersés dans les diverses églises du monde. En un mot le Pape est le rapporteur de la cause, et si son rapport est agréé par les juges, il devient un arrêt.

    Ce système, il faut en convenir, a bien quelques inconvénients, entre lesquels il faut compter celui de laisser la chrétienté dans une longue incertitude sur la

    foi qui pourtant est le principe vital de l’Église ; car enfin on n’a pas toujours de commande un Concile général tout prêt ; et d’ici qu’un siècle ou deux soient écoulés, l’erreur a le temps de s’implanter profondément.

    Mgr de Sura me répondra que le Pape possède un moyen assuré de finir cette situation périlleuse pour l’Église. Que le Pape publie une Constitution doctrinale, les évêques du monde entier la jugeront. Alors, ou ils publieront leur jugement conforme, ou ils se tairont : et dès lors la décision est faite. Le Pape a le droit de donner son décret, comme les évêques ont le droit de le juger : telle est, selon Mgr de Sura, la conciliation du principe monarchique et du principe aristocratique dans l’Église.

    Mgr de Sura n’oublie qu’une chose, c’est de nous dire ce que va devenir l’Église enseignée, dans l’attente d’une sentence si peu expéditive. Il s’agit de quelque chose comme deux cents millions d’individus qui forment un même corps par le lien de la foi, et que pour cela on désigne sous le nom de fidèles. Je sais que Ie monde n’est plus aussi grand qu’il l’était du temps de Joseph de Maistre, grâce à la facilité que l’emploi de la vapeur a donnée aux communications d’un hémisphère à l’autre ; mais l’objection n’en demeure pas moins dans toute sa force pour les dixhuit siècles qui ont précédé l’invention des voies ferrées, des paquebots à vapeur et des lignes électriques.

    Admettons que le jugement des évêques soit conforme à la sentence papale ; encore fautil que le monde chrétien en ait connaissance, afin que l’on sache que la décision est faite. Si les évêques ont donné de la publicité à leur jugement, il s’agit pour le fidèle d’établir une statistique de l’Épiscopat dans les cinq parties du monde, puis de constater la nature des jugements épiscopaux rendus sous les diverses latitudes. Jusqu’à la connaissance du résultat, le fidèle tiendra sa foi en suspens ; car il ne lui est pas permis d’adhérer par la foi à la Constitution apostolique qu’il tient par dévers lui, attendu que le Pape qui l’a donnée est faillible et peut y avoir mis l’erreur. A mesure que les renseignements arrivent, l’inconnue se dégage peu à peu. Parfois les nouvelles sont dans le sens de l’acceptation de la Bulle, parfois aussi on apprend que tel évêque hésite, que tel autre s’oppose : quelle sera la fin ? Le fidèle n’a d’autre ressource que d’attendre, et quand je dis le fidèle, je devrais dire l’Église ; car c’est l’Église ellemême de ce fléau système tient ainsi en suspens sur l’objet qui l’intéresse le plus : la vérité révélée et la foi.

    Que si le jugement doit avoir lieu par voie de silence ; je demande pardon au lecteur d’étaler ainsi à ses yeux la mesquinerie du système gallican, mais il faut pourtant le suivre jusque dans toutes les inventions auxquelles il a recours pour amoindrir et rapetisser l’Église si divine et si grande ; si, disje, ce jugement qui va faire du rapport pontifical un décret de foi obligatoire, doit se rendre par voie de silence, l’embarras du fidèle ne sera pas moindre. L’œil fixé sur la statistique de l’épiscopat, l’oreille attentive, il attend et rien n’arrive. Silence par toute la chrétienté. Estce un silence d’acceptation ? Ne seraitce point un silence de stupeur, un silence de préparation à une opposition formidable ? Combien d’années faudratil attendre pour que cet élément négatif se transforme en l’acquiescement incontestable qui donne valeur à une Constitution papale ? Il est difficile, même à un gallican, de répondre à cette question.

    Concluons, en attendant, que si les définitions doctrinales infaillibles sont de première nécessité pour l’Église, celleci est réduite à de dures conditions, lorsqu’il s’agit de s’en mettre en possession. L’Évangile nous disait que la foi de Pierre ne peut défaillir, que c’est à lui de confirmer ses frères. L’Église, y compris les frères de Pierre, n’avait qu’à écouter Pierre et tout était en paix. Maintenant que l’on veut que Pierre soit confirmé par ses, frères, qu’il ne soit plus qu’un instrument monarchique à l’usage d’une aristocratie qui a tous les caractères de la souveraineté, il faut subir les conséquences. Heureusement, ces aberrations qui n’ont que trop duré , mais qui ne se sont pas étendue au delà d’une certaine limite nationale, ont fait leur temps. Aujourd’hui, quand le Pontife parle du haut de sa chaire, il n’y a qu’un cri, celui de saint Augustin et des évêques d’Afrique, celui des évêques français de 1653 : « La cause est finie : puisse l’erreur aussi prendre fin ! »

    Mais revenons encore au système gallican, et cueillonsen les fruits. On se rappelle le bruit que firent les jansénistes, lorsque la bulle Unigenitus vint si à propos séparer l’ivraie du bon grain. La secte qui, depuis 1682, n’avait plus à compter avec l’infaillibilité du Pape, se réfugia dans l’appel au futur concile. On lui parla de l’Église dispersée qui avait accepté la Bulle ; elle nia d’abord qu’il en fût ainsi. Il fallait de toute nécessité gagner du temps pour être en mesure de prouver l’acceptation par les faits. Enfin, huit ans après la publication de la Bulle par l’Assemblée du clergé de 1714, la Cour qui était favorablement disposée, ayant mis. au service de l’orthodoxie les moyens diplomatiques qui ne sont pas, que je sache, à la disposition de tout particulier, on acquit la certitude et l’on put affirmer que la Constitution Unigenitus était reçue par tous les évêques du monde, à l’exception des quatre prélats récalcitrants et des évêques de la Petite Église d ;Utrecht. Croiton par hasard que les jansénistes se soient avoués vaincus ? Loin de là, ils avaient leur réponse toute prête, et elle n’est pas mal imaginée : « Les sentences doctrinales du Pape ne sont infaillibles qu’autant qu’elles sont acceptées des évêques par voie de jugement. Or, tous les évêques du monde, à part ceux de France, étant convaincus de l’infaillibilité du Pape, lorsqu’ils se trouvent en face d’une Constitution apostolique s’abstiennent de juger et se contentent de se soumettre. Il ne reste donc au fond que la Constitution dépourvue d’infaillibilité, et nous n’avons autre chose à faire pour connaître la vérité, que d’appeler et de réappeler au futur concile. »

    Il n’était pas aisé aux évêques français de répondre à cet argument des appelants, à moins de faire un pas vers la doctrine de l’infaillibilité personnelle du Pape, et c’est ce qui eut lieu ; car enfin mieux valait renoncer à des maximes qui conduisaient logiquement à de tels excès, que de laisser la foi en péril. Un docteur de l’Université de Turin, Amédée Soardi, eut l’idée de recueillir en corps de doctrine ces précieuses concessions aux maximes romaines faites par les évêques de France, au XVllle siècle, dans leurs Mandements pour la défense de la Bulle Unigenitus, et il publia le résultat dé ses recherches dans un ouvrage qu’il intitula : De suprenia Romani Pontificis authoritate hodierna Ecclesia ; gallicana doctrina.

    La soumission intérieure de l’esprit est donc de devoir strict pour tout fidèle, dès qu’un décret apostolique qui regarde toutes l’es églises a été prononcé ; et le système qui ne reconnaît le caractère infaillible à ce décret que comme lui venant de l’assentiment des évêques, renverse toute l’économie de l’Église catholique. On vient de voir les conséquences ruineuses d’un tel système ; mais il faut signaler le péril auquel s’exposent ceux qui réduisent le rôle du Pape à n’être que le ministre .responsable de l’Église. Voici ce que dit Mgr de Sura : « Le Pape ne possède le grand privilège de l’infaillibilité qu’autant qu’il enseigne avec le concours antécédent, concomitant ou subséquent de l’épiscopat, qu’autant qu’il est l’organe avoué de l’Église . »

    Je me garderai de contester à Mgr de Sura cette déduction très logique de son livre tout entier ; mais dans ce Pape devenu l’organe de l’Église, un organe que l’Église peut avouer ou ne pas avouer, selon que l’épiscopat le précède, l’accompagne ou le suit, j’avoue ne plus reconnaître Pierre fondement de l’Église ; Pierre dont la foi ne peut manquer, non à cause du concours de ses frères, mais parce que JésusChrist a prié pour qu’elle ne manquât jamais ; Pierre de qui ses frères doivent emprunter leur solidité ; Pierre pasteur des brebis comme des agneaux. Je ne vois plus qu’un ministre orné de titres magnifiques, mais un pur ministre. Alors je me demande si cette qualification d’organe de l’Église ne reproduirait pas en termes équivalents celle de Chef ministériel de l’Église qu’aucun, catholique ne peut soutenir après la note redoutable qui lui a été infligée .

    Trop souvent d’autres auteurs ont en ces derniers temps laissé passer une expression malsonnante, dont l’emploi de leur part montre combien les idées claires et définies deviennent rares aujourd’hui. On lit çà et là que le Pape est le représentant de l’Église, que c’est. au nom de l’Église qu’il fait ceci, qu’il enseigne cela. Ces façons de parler ne sont pas saines, et correspondent à une erreur de l’esprit. Le Pape ne reçoit rien de l’Église, de même que Pierre ne recevait rien des apôtres. Le Pape tient la place de JésusChrist, comme les évêques tiennent celle des apôtres. Il n’y a pas de confusion possible, quand on veut se rendre compte de la vraie constitution de l’Église. Il ne s’agit pas de savoir si notre siècle a du goût ou de la répugnance pour la monarchie dans l’ordre temporel. Une seule chose importe à savoir : le Christ atil fondé son Église sur un ou sur plusieurs ? Permis aux humains de se donner telle forme de gouvernement qui leur plaît le mieux ; fils de l’Église catholique, nous n’avons qu’à accepter, dans l’ordre spirituel, celle que le Christ a établie pour durer jusqu’à la fin des siècles.