Dom Guéranger et le Premier Concile du Vatican

Conférence donnée le 5 août 1962
par M. le chanoine Étienne Catta
professeur à l’Université catholique d’Angers

à l’Assemblée Générale de l’Association « Les Amis de Solesmes »

M. le chanoine Catta avait composé pour cette conférence une véritable brochure remarquablement documentée. A notre grand regret, il ne nous a pas été possible de l’imprimer in extenso. Nous nous en excusons auprès des Amis, et surtout auprès de l’Auteur qui, avec un désintéressement parfait, a aimablement consenti à cette décision.

 

Excellence, Mon Révérendissime Père, Mesdames, Messieurs,

Les préliminaires du Concile

La bulle d’indiction du Premier Concile du Vatican, Aeterni Patris, est du 29 juin 1868. Elle convoquait les évêques à Rome pour la fête de l’Immaculée Conception de l’année suivante.

En ce début de l’été 1868, Dom Guéranger se trouvait occupé, âme et cœur, à l’œuvre commencée depuis deux ans avec la fondation de Sainte-Cécile. Il mettait la dernière main aux Déclarations qui seraient les Constitutions des futures moniales, et, de fait, le 15 août, les sept premières novices feront leur profession. Mais il n’est pas d’instant ou la pensée de l’Abbé de Solesmes se soit trouvée absente des grands intérêts de l’Église universelle, et en ces heures moins que jamais.

La bulle Aeterni Patris ne le surprit point. Il savait que ce document solennel était le fruit d’une lente élaboration dont l’origine se décèle aux alentours de 1861. L’encyclique Quanta cura du 8 décembre 1864 en fut le premier témoignage. Deux jours avant la promulgation de cette encyclique, lors d’une séance de la Congrégation des Rites, Pie IX s’ouvrait pour la première fois du projet d’un concile. Son but serait de compléter la grande œuvre d’exposition doctrinale dont il avait pris l’initiative. Peu après, le Pape recueillait l’avis des cardinaux présents à Rome, et le 10 avril 1865, une lettre confidentielle du Saint-Père atteignait un certain nombre d’évêques pour savoir quelle serait leur pensée. Enfin en 1867, plus de cinq cents évêques s’étant trouvé réunis à Rome pour les fêtes du centenaire du martyre de saint Pierre, le Pape en prit occasion pour annoncer devant eux, dans le consistoire public du 26 juin, son dessein de réunir « un sacré Concile œcuménique et général de tous les évêques du monde catholique ». Et tous ceux qui sont présents répondent le 1er juillet par une adresse dans laquelle ils expriment « la joie extrême de leur âme ».

En 1867, le Pape réunit alors une « commission centrale composée de six cardinaux, et à laquelle, incombe le soin de préparer un ensemble de décrets ; plus, des sous-commisions. II y en a six : commission théologico-doctrinale ; commissions ensuite : de la Discipline, des Réguliers, des Missions apostoliques et de l’Église orientale ; commission « politico-ecclésiastique » ; commission du Cérémonial. En somme, tout le dispositif que reprendra, en le variant, en l’amplifiant surtout d’une manière considérable, S.S. Jean XXIII, pour le prochain Concile [Vatican II].

Dom Guéranger reçoit mieux que l’écho de toutes ces choses. Le cardinal Pitra lui écrit de Rome, et Mgr Fillion, l’évêque très solesmien du Mans depuis 1862, ne manquera pas de venir à son retour lui confier le secret de tout ce qui s’est passé dans la Ville éternelle, ainsi que Mgr de Mérode, venu lui aussi à Solesmes en 1868.

Au reste, la bulle qui convoquait le concile, indiquait en même temps son but : « Une affreuse tempête ébranle la société chrétienne, et, de son côté, la société civile souffre de maux immenses. L’Église et sa doctrine salutaire, sa puissance vénérable et la suprême autorité du Siège Apostolique sont attaquées et foulées aux pieds… Le concile examinera et déterminera ce qu’il convient de faire (…) pour la plus grande gloire de Dieu, pour l’intégrité de la foi, pour la splendeur du culte, pour le salut éternel des hommes pour la discipline et la solide instruction du clergé (…), pour l’observance des lois ecclésiastiques, pour la réforme des mœurs, pour l’éducation chrétienne de la jeunesse, pour la paix et la concorde universelle. »

On a bien souvent répété que la question de l’infaillibilité pontificale n’apparaissait pas comme ayant été l’une des raisons de la convocation du Concile. C’est fort juste. Mais il faut ajouter que la bulle, si elle ne posait pas la question, impliquait l’infaillibilité elle-même de la simple manière dont un document pontifical inclut une vérité, non solennellement définie, mais qui fait l’objet de l’enseignement commun dans l’Église. Le Saint-Père, pour parer aux dangers de l’heure présente, recourait à ce qu’est l’Église pour y faire voir, en sa divine constitution, les moyens éternels d’y porter remède :

« Pour que l’Église, disait le Pape, procédât toujours avec un ordre et une rectitude infaillibles, le divin Sauveur a choisi le seul Pierre entre tous, et l’a constitué prince des Apôtres, son vicaire sur la terre, le chef, le fondement, le centre de l’Église, pour que, dans la souveraine plénitude de l’autorité, de la puissance et de la juridiction, il pût, à ce haut degré de rang et d’honneur, paître les agneaux et les brebis, confirmer ses frères, gouverner la société chrétienne, être le gardien des portes du ciel, régler et définir, dans des arrêts ratifiés par la justice éternelle, tout ce qui doit être lié et délié sur la terre, sa sentence devant rester dans toute sa force même au ciel. Le pouvoir de Pierre, sa juridiction, sa primauté, gardent toute leur vigueur et toute leur plénitude dans la personne des pontifes romains, ses successeurs. »

Cependant, continuait le Pape, « *****aux époques de grandes perturbations, quand des calamités de tous genres fondent sur l’Église et sur les peuples, les Pontifes n’ont jamais négligé de convoquer des conciles. Dans ces assemblées saintes, ils concertent leurs conseils, unissent leurs efforts avec ceux des évêques de tout l’univers catholique que le Saint-Esprit a établis eux aussi pour régir l’Église de Dieu .

La grande pensée de Pie IX, c’était de provoquer l’élan, une poussée unanime de l’univers chrétien, en la personne de ses chefs tous réunis autour du chef suprême, montrant la force et la beauté de l’Église, comme en somme l’exprimera Jean XXIII, et faisant briller sa lumière.

«  Pour notre part, continuait le Pape, avec le secours de Dieu et dès les premiers jours de notre souverain Pontificat, nous avons sans cesse élevé la voix, nous avons constamment défendu la cause de Dieu et de la sainte Église. nous avons énergiquement combattu pour le maintien clés droits de ce Siège apostolique, de la ,justice et de la vérité. Nous avons condamné les erreurs et les fausses doctrines, proscrit les sectes impies. Aujourd’hui nous avons jugé opportun de réunir en concile général tous nos vénérables frères, les évêques de l’univers catholique qui ont été appelés à entrer en partage de notre sollicitude. »

Les accents du Saint-Père, on pouvait les trouver exprimés d’une manière enthousiaste sous la plume d’évêques, de catholiques français soulevés unanimement, quinze années plus tôt en 1854, par la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception. Le pape, c’est le juge en dernier ressort des intérêts religieux de l’humanité, l’interprète auguste de la loi de Dieu, le guide suprême des consciences, .la religion vivante, le juge en dernier ressort des questions de foi et de morale, la puissance surnaturelle personnelle personnifiée, la puissance chargée d’avertir les grands esprits qui s’égarent, de reprendre les rois qui oppriment les peuples, de condamner les peuples qui se révoltent, le pontife investi du droit de gouverner l’Église, de veiller au dépôt sacré de la vérité et des mœurs, de maintenir la discipline, de définir la doctrine, de condamner les erreurs « . Ces paroles ne sont pas de Dom Guéranger, ni de Mgr Pie, elles sont de l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup. Le comte de Montalembert écrivait de son côté :  » La doctrine ultramontaine est la seule vraie (…). jamais en France et dans tout le monde catholique l’autorité du Saint-Siège n’a été plus incontestée et plus amoureusement proclamée. Le gallicanisme, qui a été la plus redoutable et la plus invétérée de nos erreurs, est aux abois. Pas un évêque, pas un prêtre quelque peu considéré, pas un catholique investi de la confiance et de l’estime de ses frères, pas un organe de la presse religieuse n’oserait arborer aujourd’hui le prétendu symbole des Quatre articles de 1682), dont l’enseignement était naguère réclamé dans nos séminaires par un gouvernement aveugle.  » Les conciles provinciaux de France, dont Mgr Freppel recueillera plus tard les témoignages, avaient tous affirmé l’infaillibilité pontificale ; à l’étranger ceux de Cologne en 1860, d’Utrecht, de Baltimore en 1863 l’avaient également proclamée.

On comprend qu’un souffle d’ardeur et de foi ait animé l’adresse du 1er juillet 1867, rédigée par quelque cinq cents évêques réunis à Rome, pour les solennités du martyre de saint Pierre. Il pouvait y avoir dans ce mouvement, qui portait plus intensément que jamais les âmes vers le Pape, une intention de le dédommager, de le consoler, dans les dangers dont la menace, du fait de la Maison de .Savoie et des Garibaldiens, se resserrait de plus en plus autour de son Siège et de sa personne. Mais ce que l’on voyait surtout, c’était, dans ces circonstances tragiques où était engagée l’Église, la garantie non innovée, mais proclamée solennellement, de son autorité et de son magistère dans la personne du Pape.

Il était donc permis d’espérer que le Concile se déroulerait dans une émouvante unanimité.

Mais cet espoir fut déçu.

Dom Guéranger invité au Concile

Dès cette même année 1867 en effet, il était apparu que certains n’envisageaient plus ces perspectives avec la même sérénité.

Ce n’est pourtant pas la question de l’infaillibilité qui alerta le plus immédiatement l’opinion publique, lorsque parut la bulle d’indiction. Ce que l’on avait surtout remarqué, c’est que, contrairement à l’usage observé jusqu’à Trente, cette bulle n’appelait pas les souverains catholiques à siéger au Concile. Il était simplement demandé aux chefs d’Etat, de  » coopérer de tout leur pouvoir, comme il sied à des princes catholiques, pour la plus grande gloire de Dieu et l’avantage de cette assemblée « . C’était reconnaître que, de fait, l’Église et l’État étaient désormais séparés. Comment pouvait-on comprendre la chose?

Une des meilleures interprétations en fut donnée par le futur ministre Émile Ollivier qui, au cours d’une interpellation faite à ce sujet, le 10 juillet 1867, au Corps législatif, eut le courage de défendre le point de vue romain contre le gouvernement :  » L’Église, pour la première fois dans l’histoire, par l’organe de son premier pasteur, dit au monde laïque, à la société laïque, aux pouvoirs laïques : je veux être, je veux agir, je veux me mouvoir, je veux me développer, je veux m’affirmer, je veux m’étendre en dehors de vous et sans vous ; j’ai une vie propre, que je ne dois à aucun des pouvoirs humains, que je tiens de mon origine divine; cette vie me suffit; je ne vous demande rien que le droit de me régir à ma guise. Messieurs, je trouve ce langage d’une audace imposante : il me frappe de respect et d’admiration!  »

En réalité, la sainte Église n’avait pas attendu cet acte pour réclamer et proclamer cette liberté qui, de droit divin, est la sienne. Tout ce qu’elle demande des Etats n’a jamais été que de la reconnaître et de la rendre effective; sinon de l’aider elle-même dans sa tâche, lorsqu’ils sont chrétiens. Mais où en était-on en 1868. cet égard? Ce- qui était grave, c’est que déjà, des auteurs de grand talent arguaient du fait pour errer sur les principes. A traiter d’égaux l’Église et l’État, on niait pratiquement le caractère surnaturel de l’Église. Et c’est a cette occasion due Dom Guéranger intervint pour la première fois dans la crise désormais ouverte. Dans le cours de l’hiver 1868, le comte d’Haussonville avait fait paraître son grand ouvrage sur l’Église romaine et le premier Empire, où il critiquait le principe même des concordats. Dans une série d’articles parus de mai 1868 à mars 1869 dans l’Univers, Dom Guéranger releva les erreurs doctrinales de l’ouvrage, en termes si mesurés et si convaincants, que le comte d’Haussonville remercia courtoisement l’abbé de Solesmes. Cette première escarmouche fut vite dépassée.

A Rome d’ailleurs, ce n’était pas des articles qu’on attendait de Dom Guéranger : on désirait sa présence au Concile. Mais cela soulevait d’inextricables difficultés.

En théorie, tout était simple : la bulle d’indiction paraissait exiger cette présence. Elle s’adressait de fait à toits les patriarches, archevêques et abbés – dilectos filios abbates – ainsi qu’à tous ceux qui par droit ou par privilège avaient droit de siéger au concile et à y exprimer leur suffrage. Si bien que le cardinal Pitra, en toute bonne foi, croyait encore, en octobre 1868, les abbés appelés ex officio, sans qu’ils eussent besoin d’une convocation spéciale. Mais il fallait bien faire état à Rome même et de la part d’un bon nombre d’évêques de divers pays, de certaines préventions contre les réguliers. Le bruit courut, précisément, à partir de mai 1869, que le Concile se passerait des abbés. Exception faite, bien entendu, des abbés ayant charge d’âmes sur des paroisses, les abbés nullius, et des supérieurs généraux d’ordres ; point de place pour les abbés de régime. La tradition ancienne, en faveur de leur admission, était unanime; une tradition plus récente, celle du concile de Trente, n’était qu’à moitié favorable : l’état de l’ordre monastique était à cette époque en général si lamentable que les abbés y avaient fait petite figure. Il se peut, d’autre part, que certaines maladresses, émanant d’ordres divers, y compris les Bénédictins, aient été commises. Le cardinal Pitra en fait état, mais il est oblige de noter d’autres influences : « Tout l’hiver, écrit-il, j’avais vu notre petite école romaine et semi-gallicane – ceux qui, à Rome, français ou non, n’aiment pas. Dom Guéranger – « se donner de l’importance et faire du zèle, en attaquant votre privilège » . Le cardinal Pitra s’exerce à créer un mouvement en sens contraire; il alerte à Poitiers Mgr Pie, et ailleurs quelques évêques, pour unir leur action à la sienne. Tout le monde, en effet, derrière la question des abbés pense à l’abbé de Solesmes.

L’évêque de Poitiers écrit effectivement (24 juin 1869) au cardinal Antonelli, secrétaire d’Etat. Il s’attache, avant tout à la question de principe. Le droit des abbés est, en somme  » tout à l’avantage du Saint-Siège , dont ils dépendent directement ; et il serait affligeant qu’une jurisprudence contraire fût introduite et consacrée par l’initiative même de Rome. En France, pratiquement, la participation se limiterait à quatre abbés : Solesmes, Ligugé- les Trappistes, divisés alors en deux observances se contenteraient volontiers, assurait-on, d’un représentant de chacune ; avec le prieur de la Grande-Chartreuse, chef d’ordre, et sans tenir compte de restaurations canoniales et monastiques récentes (Prémontrés, Sénanque), cela ne ferait guère en tout que cinq prélats, auxquels bien entendu l’on attribuerait voix délibérative.

Mgr Fillion, évêque du Mans; Mgr de la Bouillerie, évêque de Carcassonne; Montauban, Perpignan, bien d’autres, partagent le même désir, et, – toujours à cause de Dom Guéranger – Carcassonne, Montauban sollicitent qu’en sa faveur au moins soit faite une exception; c’est également la pensée de Mgr Fillion.

C’était bien mal connaître le Révérendissime Père que de le croire capable de se plier à une mesure dont le caractère bienveillant, mais tout personnel, aurait rendu implicite son acquiescement sur une question de droit où il voyait lésé celui de l’ordre monastique, consacré depuis tant de siècles, formellement en Orient depuis le vie, et à Rome depuis au moins les premiers conciles du Latran, au Xe Dans un mémoire (8 septembre 1869), sollicité par l’abbé Bouix, décidé lui-même à traiter la question en long et en large dans la Revue des Sciences ecclésiastiques, Dom Guéranger rappelait ce passé; il faisait état également d’un argument liturgico-canonique qui semblait s’imposer : le rite de la bénédiction des abbés comporte le serment de la part de l’élu de se rendre au concile, et la formule en est la même que celle que prête l’évêque à son sacre.

Mais enfin, que voulait le Pape?… Pie IX voulait Dom Guéranger. Il s’en exprima par deux Lois de la manière la plus formelle. Rome est habile en pareil cas à se tirer d’affaire. Une commission de trois cardinaux fut instituée pour examiner celle-ci. Il s’agissait de leurs Éminences le cardinal Barnabo, préfet de la Propagande, le cardinal Capalti, et ce cardinal Bizarri que Dom Guéranger avait déjà trouvé anciennement en travers de sa route… Or ce fut lui, d’après le cardinal Pitra, qui se montra le plus favorable. L’on prit un biais, qu’on fit même passer par la Suisse. Les abbés présidents clé congrégation auraient part au Concile ; c’était le cas de l’abbé dEinsiedeln. Le cardinal Pitra fait part de son côté à son abbé des interprétations romaines :  » Vous représenteriez seul tout le Monasticon Gallicanum, l’abbé Lang de Metten toute l’Allemagne, à la mode bismarckienne. Joignez-y l’abbé Henri IV d’Einsiedeln, l’abbé Wimmer d’Amérique, Corvoya des Cassinesi, avec cinq abbés nullius.  »  » En somme, ajoutait le cardinal comme pour donner à son rapport le ton d’une victoire tout au moins relative, on trouve l’ordre de saint Benoît très privilégié et plus largement représente que tous les autres « , sans parler de quelques évêques bénédictins.

 » Je vous conjure de venir prendre courageusement la tête de file de cette phalange, sans autre invitation que la belle d’indiction. Saint-Callixte sera le quartier général monastique.  »

Saint-Callixte était le  » titre « cardinalice de Dom Pitra qui déjà nourrit maint projet : il voudrait avoir pour lui-même, comme minutant, Dom Camille Leduc, habitué aux affaires romaines.

Refus de Dom Guéranger

Dom Guéranger toutefois n’ira point au Concile.

Sa première réaction, lorsqu’il eut connaissance de la lettre de Suisse – qui n’était en somme qu’une réponse donnée par le chargé d’affaires -, fut déjà plus que celle d’une simple réserve:

 » Je n’ai rien reçu, et ne recevrai rien, c’est pourquoi je reste, mais plus encore à cause de ma santé qui ne me permettrait pas de faire un voyage de quatre cents lieues.  »

Le Révérendissime Père reviendra plusieurs fois sur ce motif. Toute infraction à un régime, sévère, se fait payer d’une  » anémie  » envahissante. La tête reste bonne, mais le cœur beaucoup moins et la  » locomotion est difficile. Il servirait  » plus efficacement le Concile en demeurant dans sa cellule .

Il put y avoir d’autres raisons. Jamais l’abbé de Solesmes ne songea à mettre en avant, pour se dispenser, le gouvernement de sa congrégation. Après tout, celui d’un diocèse est plus grave, et bien des choses, à Solesmes, s’étaient stabilisées. Les préoccupations d’ordre temporel ne cessaient cependant de l’assaillir – ce fut un peu la croix de toute sa vie -, et il lui était impossible, à cet égard, de s’éloigner de son monastère, peut-être pour plusieurs mois.

Cependant, s’il l’avait fallu, Dom Guéranger eût accompli, en cela comme en tant de choses l’acte héroïque de foi que Dieu eût requis de lui. Mais Mme Cécile Bruyère, qui reçut bien des confidences, a livré sur ce point la pensée profonde du Père Abbé:

 » Ce qui commença à ébranler sa résolution d’aller au Concile, ce fut lorsqu’il vit que le droit des abbés à s’y trouver était contesté. Y être convoqué à titre personnel et parce qu’il était Dom Guéranger le laissait insensible; ce qui le touchait, c’était que l’état religieux eût son ancienne place dans l’Église. Dès lors que ce droit semblait lésé, il trouvait plus digne de ne rien demander et d’associer son sort à celui des autres abbés (…) Il pensait aussi, et l’exprimait souvent, que. ses amis s’illusionnaient sur l’influence qu’il pourrait avoir à Rome, au milieu d’un tel concours de prélats.  »

L’état de sa santé apparaît ainsi à Dom Guéranger comme une confirmation providentielle à l’égard d’une résolution à la fois si digne et si sage. Elle ne faisait nullement l’affaire, assurément, de tous ceux qui, des services rendus par l’abbé de Solesmes à l’Église, auguraient du rôle qui eût été le sien. En premier lieu, Mgr Pie, qui, en cours de route pour Rome, en novembre, se ménageait au Mans une rencontre avec lui auprès de Mgr Fillion. Ensuite, l’abbé du Lac, au nom de Louis Veuillot et de la famille de l’Univers.

Mais le plus désolé sera le cardinal Pitra qui espérait le Père Abbé pour septembre, puis pour octobre. Le 1er novembre, il escompte encore que Dom Guéranger puisse célébrer à Rome la sainte Cécile. Et que penser d’un pontifical au cimetière de Saint-Callixte ! Il faut que le Père Abbé apporte avec lui trois chapes, blanche, rouge, violette, absolument indispensables; sans parler du frère convers qui l’est plus encore. La pauvre  » maison du prince de l’Église est d’un confort moins que relatif: depuis un an, Son Eminence avait pris ses dispositions et fait tous les sacrifices pour assurer au Révérendissime Père des conditions meilleures de repos et de silence. Présence nécessaire en tout cas : à, l’ambassade de France, l’on s’étonne – l’on s’inquiète peut-être – du prestige accru de l’abbé de Solesmes. Le cardinal ne se consolera pas, et il faut mettre au compte aussi de ses regrets la peine très personnelle qu’il éprouvera de n’avoir pu donner suite au rêve qu’il avait fait de recevoir chez lui son abbé, dont il était si fier.

De Rome, Mgr Pie insiste. Il a tout pesé, tout examiné sur place : la présence s’impose ; sa lettre est du 30 novembre. Tout le monde compte sur Dom Guéranger. C’est l’évêque canadien de Saint-Hyacinthe qui réclame ses lumières ; c’est le P. d’Alzon, encore vicaire général de Mgr Plantier, l’évêque de Nîmes… Le désir de Pie IX sera répété; dom Pitra et Mgr Pie s’en feront encore les messagers :  » Dites-lui que nous l’attendons, a dit le Pape, et transmettez-lui une bénédiction pour son voyage.  » Louis Veuillot qui, le 4 décembre, vient de voir le Saint-Père, dépêche sa sueur Elise pour transmettre à Dom Guéranger des paroles toutes semblables. Une fois le Concile ouvert, les regrets deviendront presque des reproches, que Mgr Fillion, l’évêque du Mans, se fait un devoir de laisser entendre à l’abbé de son diocèse. La mesure prise d’appeler les abbés chefs de congrégation ne l’a été que pour le posséder et sur l’intention, encore une fois, de Pie IX. C’est à ce point que Mgr Pie estimera nécessaire, pour le moins, une lettre d’excuse (19 décembre).

L’abbé de Solesmes avait conscience des sacrifices qu’il imposait à ceux qui invoquaient son aide :  » Qui de nous ne serait inconsolable de penser qu’un mot désirable ne fût omis, qu’un mot regrettable fût accepté, par suite d’une absence et d’une abstention « , avait écrit Mgr Pie, rendant ce témoignage à la sagesse comme au savoir du ,grand abbé. Il avait conscience surtout des devoirs qui, de façon contradictoire, paraissaient se présenter à lui. Son entourage l’en voyait préoccupé, réclamant des prières afin de connaître la volonté de Dieu.

A un moment donné toutefois, et cela dès avant l’ouverture du Concile, il parut entrevoir avec certitude ce que Dieu attendait de lui, et seul un ordre formel du Pape aurait pu modifier sa résolution. Mais l’ordre ne. vint :pas, et Dom Guéranger .savait. bien .qu’il ne viendrait pas, Du point de vue .canonique il. faut remarquer que jamais aucune pièce officielle n’était intervenue pour indiquer si les abbés et quels abbés devaient se rendre au Concile; il était difficile d’attribuer ce caractère à .la lettre du chargé d’affaires de Suisse ,.simple réponse privée et donnée même par intermédiaire puisque, concernant l’abbé d’Einsiedeln, elle était adressée à l’un seulement des abbés de la congrégation helvétique, celui de Mariastein. Situation curieuse et bien anormale.

Que penser d’un abbé, fût-ce l’abbé de Solesmes et aussi en vue précisément que Dom Prosper Guéranger, venant se placer au milieu des évêques poux y prononcer des paroles qui fussent reçues comme un oracle!

La défense elle-même des intérêts monastiques -ceci en dépit de l’insistance des abbés qui eussent souhaité sa présence et comprenaient mal sa réserve : Beuron, Lambach, Saint-Paul – y gagnerait-elle ? Il est certaines animosités qui guettent l’occasion d’une revanche. Dom Guéranger en est à craindre que l’hostilité contre sa personne ne se décharge que de plus belle sur les réguliers, quand seraient débattues leurs prérogatives.  » On me connaît à Rome, et beaucoup me craignent plus qu’ils ne m’y désirent.  »

Et le Père Abbé de conclure :

 » je servirai plus efficacement l’Église en demeurant provisoirement ici.  »  » Dans mon coin, répondra-t-il à l’évêque de Poitiers, Je fais ma petite œuvre comme je la fis pour l’Immaculée Conception (…) Je vous suivrai de loin comme saint Pierre suivit son Maître, et je m’unirai à vos grands travaux ; et, tout en luttant contre l’hydropisie, je tâcherai aussi de lutter contre d’autres.  »

Anti-infaillibilistes et inopportunistes

Quels étaient ces  » autres  » ?.

Dom Guéranger les connaissait depuis longtemps, et fil semble que dès 1868 il s’était fixé un programme pour répondre aux plus importants de leurs ouvrages. A l’occasion du Concile en effet, plusieurs écrits avaient paru, signés du nom de prélats distingués ou de savants laïques, tous hostiles à la définition du dogme de l’infaillibilité personnelle du Pape, et attachés à défendre, avec les  » libertés de l’Église gallicane « , la doctrine de la supériorité du Concile œcuménique sur la Papauté. Peu niaient l’infaillibilité du Souverain Pontife, mais tous déclaraient inopportune sa définition dogmatique. Leur chef était l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup dont Emile Olivier a bien décrit l’ascendant qu’avait alors sa forte personnalité:

 » A l’ouverture du Concile, il était, plus qu’aucun prélat, en possession de la faveur publique. Par les polémiques retentissantes qu’il avait soutenues dans toutes les directions, par sa défense du pouvoir temporel, par ses querelles avec l’Univers et ses attaques contre M. Littré, il avait acquis un ascendant marqué sur une partie considérable du public catholique (…) Par la promptitude, l’activité, la souplesse, l’indépendance, les ressources de sa brillante intelligence, il était agréable aux amateurs désintéressés du bel esprit. Académicien il régnait dans les milieux académiques et beaucoup des salons les plus influents de Paris. Il faut ajouter que sa défense du Syllabus lui avait valu un Bref presque entièrement élogieux de Pie IX et l’adhésion d’une grande partie de l’épiscopat des pays étrangers. Il défendait ses idées dans un journal qu’il fonda à Orléans le 2 août 1868, intitulé le Français, et dont la seule raison d’être, semble-t-il, fut de traiter des affaires du Concile.

Mgr Dupanloup n’était pas anti-infaillibiliste, mais seulement anti-opportuniste. Par la force des choses, il était cependant devenu le point de ralliement des tenants de ces deux tendances. Dès le début de 1867, rapporte son historien, Mgr Lagrange,  » les anti-infaillibilistes reportent vers lui leurs espoirs :  » Vous savez, Monseigneur, lui écrit un évêque (que Mgr Lagrange ne nomme pas), que quelques esprits ardents se préoccupent de faire déclarer par les évêques réunis, comme dogme de foi catholique, l’infaillibilité personnelle du Pape (…) Prions Dieu d’éloigner de telles préoccupations : elles enfanteraient des luttes intestines et des difficultés extérieures incalculables .

Et peu à peu, apparaissent en librairie des ouvrages de polémique ou de doctrine qui attaquent le futur dogme. En France, un prêtre ultramontain, l’abbé Chaillot, passé au rang des gallicans, édite à Bruxelles une Gallia orthodoxa qui, sous un titre neuf, veut montrer l’orthodoxie de la France dans la reproduction pure et simple de la Defensio de Bossuet sur les Quatre articles de 1682. Mgr Maret, évêque de Sura in partibus, et professeur en Sorbonne, entreprend un gros ouvrage pour établir la suprématie du Concile œcuménique sur le Pape, d’après l’histoire, et d’après les canons du Concile œcuménique de Constance. En Allemagne, le chanoine Doellinger, recteur de l’université de Münich, publie sous le pseudonyme de Janus, des articles dans l’Allgemeine Zeitung où il nie l’infaillibilité pontificale. Un autre prélat allemand, le docteur Hefele, auteur d’un Histoire des Conciles, allait presque aussi loin.

Dom Guéranger se tenait attentif à toute cette campagne. Il suivait aussi les efforts faits pour répondre aux doutes, aux équivoques, aux erreurs qui se répandaient partout. Le premier écrit de la contre-offensive semble avoir été un article des jésuites d’Italie, paru dans leur revue la Civiltà Cattolica le 6 février 1869. Ils dénoncent le petit nombre des opposants et sont convaincus que l’Église dans sa grande majorité, accueillera avec joie la proclamation de l’infaillibilité dogmatique du Pape. De nombreux évêques pensent de même : Mgr Deschamps, archevêque de Malines, Mgr Ketteler, évêque de Mayence, l’archevêque de Cologne, et, en France, parmi d’autres, les deux grands amis de Dom Guéranger : Mgr Pie, évêque de Poitiers, et Mgr Fillion, évêque du Mans. Parmi les laïques, il suffira de nommer Veuillot et ses collaborateurs de l’Univers, et un juge au tribunal civil de la Seine, M. Gérin, bien oublié aujourd’hui, mais dont le livre, Recherches historiques sur l’Assemblée du Clergé de France de 1682, fut honoré en mars 1869 d’un bref de Pie IX.

jusqu’alors cependant, l’abbé de Solesmes a gardé le silence. Au début de juillet 1869, le comte de Falloux, intrigué, vint faire une visite à Solesmes. Il voulait savoir ce que pensait Dom Guéranger. La longue conversation que les deux hommes eurent ensemble sur les affaires du temps, ne fit que mettre en évidence, hélas! que l’abîme entre eux se creusait de plus en plus, et que, là où jadis il y avait eu des amis, il n’y avait plus que des adversaires.

Au reste, l’abbé de Solesmes avait vu s’ouvrir l’année 1869 sans aucune illusion. Il est symptomatique de le voir comme contraint de faire appel à son esprit de foi en face d’un avenir si proche :

 » Nous voici donc entrés dans l’année du Concile. Qui sait ce que Dieu nous réserve dans sa justice ou dans sa miséricorde? j’avoue que j’espère plus que je ne crains, quels que soient les motifs que l’on aurait de trembler. Il faut que le Concile se tienne, puisqu’il est convoqué et, s’il se tient, il y aura nécessairement de la paix. Je ne saurais admettre que le Saint-Père se soit fait illusion en prenant un si grand parti. Il nous reste donc à prier et à attendre avec confiance.  »

Plus tard, le 29 mars :

 » Si le Concile se tient, ce sera un vrai miracle, et dès lors, nous devons en attendre d’heureux résultats pour l’Église. Dieu sait le mot de l’énigme, nais nous savons que la prière peut tout. Ayons donc confiance, car il est beaucoup prié. Si le Concile se tient, je prévois bien certaines agitations dans son sein, mais il faut être assuré que le Saint-Esprit dirigera tout et que la vérité se fera jour.  »

L’abbé de Solesmes ne songeait jusqu’alors qu’à la prière, mais au cours de septembre des événements graves l’invitèrent à prendre une part active aux controverses en cours. On petit dire que c’est pendant ce mois que commence la grande offensive des anti-infaillibilistes et des in opportunistes.

Le 4, dix-neuf évêques allemands s’étaient réunis à Fulda, ayant parmi eut Mgr Hefele. Ils tinrent en somme un petit concile. Dans une lettre rendue publique, ils s’efforçaient de réfuter Mgr Deschamps, et en même temps, ils adressaient ait Pape un mémoire déclarant unanimement que, dans l’état où étaient les esprits dans le monde contemporain, la définition de l’infaillibilité leur paraissait totalement inopportune et qu’ils considéraient comme un malheur qu’une question si délicate et si pleine d’orages fut portée au Concile.

Cette seconde mesure, déférée secrètement au Souverain Pontife, restait, peut-on bien dire, dans l’ordre. Le mémoire ne se prononçait formellement que sur la question d’opportunité. Il en sera bien autrement du livre de Mgr Maret, dont les dent volumes sortent des presses vers la mi-septembre, sous le titre : Du Concile et de. la prix religieuse. Et le sous-titre de la première partie, révélait aussitôt la thèse de l’auteur : La Constitution de l’Église et la périodicité des Conciles généraux. Ce flat en France le grand événement qui saisit l’opinion publique tout entière. L’ouvrage était très complet et se présentait avec un appareil scientifique impressionnant. Louis Veuillot cependant, en termes modérés, le résistait avec exactitude et en faisait ressortir les faiblesses :  » Le respectable auteur déclare qu’il va soutenir la thèse gallicane contre la thèse, suivant lui, excessive, de ce qu’il appelle l’école ultramontaine sur la question de l’infaillibilité dogmatique du Souverain Pontife. On voit tout de suite que ce livre, écrit avec la meilleure intention de procurer la paix religieuse, est cependant un Iivre de discussion, sinon un livre de guerre ! (…) Dans sa pensée, l’on ne pourrait rien changer à cette définition sans bouleverser toute l’économie de l’Église. L’Église, dit-il, est une monarchie tempérée d’aristocratie, dont l’école ultramontaine voudrait faire une monarchie absolue.  »

Au milieu de l’agitation commençante provoquée par l’ouvrage de Mgr Maret, une autre voix se faisait entendre. Le P. Hyacinthe Loyson, religieux carme, prédicateur très écouté de Notre-Dame, lançait le 20 septembre, un manifeste d’une violence extrême : J’élève devant le Saint-Père et devant le Concile une. protestation contre ces doctrines qu’on nomme romaines, mais qui ne sont pas chrétiennes (…) Je proteste contre le divorce impie autant qu’insensé qu’on s’efforce d’accomplir entre l’Église, qui est notre mère selon l’éternité, et la société du XlXe siècle, dont nous sommes les fils selon le temps (…) Je proteste contre la perversion sacrilège de l’Evangile du Fils de Dieu, dont l’esprit et la lettre sont foulés aux pieds par le pharisaïsme de la loi nouvelle (…)  » Et le P. Hyacinthe en appelait à l’avance, s’il était besoin, à un concile nouveau qui, celui-là, serait  » véritablement réuni dans le Saint-Esprit  » ! Il obtint un effet de scandale, et fut désavoué même par Mgr Dupanloup et Montalembert, ses meilleurs amis.

Enfin, pour mettre le comble au désordre des esprits, les laïques entrèrent en lice. Le 10 octobre, un article, ou mieux un manifeste, parut dans la revue Le Correspondant. Il était anonyme, mais tout le monde attribua sur-le-champ sa rédaction au prince de Broglie. Lui aussi désavouait le P. Hyacinthe et faisait confiance au Concile ; mais cela l’autorisait à signaler avec plus de force les craintes qui s’étaient fait jour au sujet de l’infaillibilité, et il exprimait l’espoir qu’elles ne se réaliseraient pas :  » Le grand cœur de Pie IX nous est garant qu’il n’a jamais songé à faire du Concile une de ces formations solennelles oui, dans les démocratie asservies, viennent colorer la dictature du simulacre de la légalité. On n’y verra pas le plébiscite proposé par oui ou par non à un peuple muet et ébloui.  »

Il va de soi que la majorité de l’épiscopat français comprit qu’il ne pouvait laisser se développer mie telle propagande sans y répondre. L’évêque de Montauban ouvrit le feu; puis Nîmes, Rodez, surtout Mgr Pie à Poitiers qui, dès le 28 septembre, avait publié une mise en garde contre le livre de Mgr Maret. Dom Guéranger, avec beaucoup d’autres, le complimente :  » Ce discours est d’or et je ne saurais exprimer la joie que j’ai goûtée en vous y retrouvant tout entier avec la doctrine et l’à-propos comme toujours.  » Un mois après, Mgr Pie se rencontre au Mans avec Mgr Fillion et l’abbé de Solesmes, et sans doute ce fut alors que Dom Guéranger se décida à intervenir à son tour. Mais il n’en fit part qu’à ses intimes, et à mots couverts.

Puis le Concile s’ouvrit. Dom Guéranger était renseigné au jour le jouir sur ce qui s’y passait par le cardinal Pitra et Mgr Fillion. Il apprit avec joie l’élection de Mgr Pie comme vice-président et rapporteur de la principale les commissions : celle de la Foi, qui devait préparer le dogme de l’infaillibilité. Mais il dut se rendre compte bientôt de la gravité des oppositions. Une imposante minorité, par des manœuvres nombreuses et habiles, retarde les travaux, soulève des doutes, cherche des diversions, agite la Ville et, par la presse, l’opinion européenne. Les arguments contre l’infaillibilité se groupent peu à peu autour du cas du pape Honorius, qui au VIIe siècle aurait approuvé une doctrine hérétique. Les anti-opportunistes annoncent un scandale qui amènerait l’apostasie des masses et rendrait impossible le retour des Églises séparées. Peu à peu on arrivait à obscurcir certaines vérités par des raisonnements spécieux et un groupe d’hésitants se formait entre la majorité et la minorité.

Au début de l’année 1870, se développait dans le Concile une impression pénible de lourdeur, de lenteur, venant de la difficulté où l’on se trouvait de répondre à des objections d’ordre historique ou canonique, présentes avec un réel talent par j’es orateurs de la minorité. Et certains Pères regrettaient l’absence de l’abbé de Solesmes, si bien qualifié pour traiter d’histoire ecclésiastique et de droit canon. L’on s’étonnait de son silence. Que faisait-il donc, dans son monastère, lui qui n’ignorait rien de ce qui se passait au Vatican ?

Dom Guéranger est dans sa cellule, à l’aigle nord-ouest du  » Prieuré « . Il y règne une paix souveraine. Et sur une petite table de bois blanc, pendant les longues heures de la nuit, il travaille. Sa main, d’une écriture très ferme et élégante, couvre une à une les pages qui s’amoncellent. Les initiés le savent :  » Mon Révérend et bien cher Père, lui écrit Mgr Pie, nous attendons avec vif désir et impatience votre travail…  » Il n’attendra plus longtemps. Depuis novembre 1869, le livre achevé est chez l’imprimeur !

Il aura pour titre : De la Monarchie pontificale, à propos die livre de Mgr l’évêque de Siéra. Dom Guéranger a choisi ce seul adversaire, car son ouvrage est exhaustif et contient tous les arguments de la minorité. La Monarchie forme un volume de 312 pages. Dès le milieu de janvier il sera en vente.

« La Monarchie pontificale » I. – Les préjugés

L’OUVRAGE de Dom Guéranger se compose de deux parties d’étendue à peu près égale et indépendantes l’une de l’autre. La première constitue effectivement une  » Réponse à Mgr, de Sura  » ; elle prend à tâche de réfuter son exposé sous la forme de neuf Préjugés, c’est-à-dire d’antithèses successives infirmant sa thèse. La seconde reprend le sujet cette fois, de manière positive. Dom Guéranger pose la question : L’infaillibilité du Pontife romain peut-elle être l’objet d’une définition doctrinale qui` en fasse un dogme de foi catholique? La question amène la réponse.

Une préface met en valeur, dès les premières lignes, la majeure d’un syllogisme d’ou sortira la conclusion.  » Aucun théologien n’ignore que toute définition doctrinale a pour fondement la croyance ou la pratique antérieure de l’Église, soit qu’il s’agisse d’un dogme qui a été professé explicitement dès le premier jour, comme la divinité du Verbe, que le concile de Nicée n’avait pas à faire passer de l’état de croyance plus ou moins libre à celui de vérité désormais obligatoire, mais à proclamer avec un accord et une solennité qui devaient affermir le peuple fidèle dans sa foi et briser l’audace d’Arius et de ses sectateurs ; soit qu’il s’agisse d’une vérité révélée, crue implicitement dans une ou plusieurs autres qui la contiennent, et desquelles elle se dégage de siècle en siècle par l’action de l’Esprit-Saint qui dirige en ce sens l’enseignement des pasteurs, la pensée laborieuse des docteurs et l’instinct du peuple fidèle (…) Ainsi l’a-t-on vu à propos de l’Immaculée Conception, vérité contestée pendant plusieurs siècles par une école digne de respect, jusqu’à ce qu’enfin la maturité de la question rendit nécessaire cette définition qui fut reçue aux acclamations de l’Église. Une démarche aussi  » éclatante que celle de Mgr Maret, par la publication de son livre et en raison du doute que celui-ci soulève, pourrait bien à elle seule faire une nécessité d’un  » éclaircissement officiel de la part de l’infaillible assemblée

Le titre nième donné par Mgr Maret a quelque chose de surprenant :  » … et de la paix religieuse . L’auteur semble ainsi supposer  » un état de guerre qui n’existe pas Ne serait-ce pas plutôt en créer l’atmosphère, que de ramener l’Église non seulement aux querelles gallicanes de 1682, mais au concile de Bâle au XVe siècle ? La paix, rien n’en a mieux fait la preuve que cette unanimité dent le centenaire de la mort de saint Pierre a donné, il n’y a pas si longtemps, le spectacle. Les  » fruits amers du gallicanisme ce furent, au XVllle siècle, la crise des  » appelants rendant illusoire toute action efficace de l’autorité, même celle des évêques, contre le Jansénisme, puis, la Constitution civile du clergé. L’Allemagne a eu Febronius et le joséphisme on ne peut pas dire que ces faits soient autant de marques de la prospérité de l’Église. En Italie, il y a eu Pistole; l’Espagne a donné d’Aranda, le Portugal Pombal : et ce furent, d’une part le trouble, de l’autre la persécution. Actuellement du moins, et grâce à Dieu, Terra habitatur et quiescit, comme le dit le prophète (Zach. I, Il).

Et que nous parle-t-on d’  » école italienne , d’  » école française , Bellarmin, Bossuet, l’une pour l’infaillibilité, l’autre contre, quand il s’agit de l’unité catholique! Faudra-t-il voter par nations? En réalité, c’est, l’on peut bien dire, la quasi totalité des théologiens, et de tous les pays, qui se prononce pour l’infaillibilité pontificale. Qu’on refasse l’histoire d’ailleurs de cette  » école française : entendons ici de façon très authentique l’histoire, en France, de la théologie ; l’on verra combien elle diffère de cette vue simpliste qu’on voudrait bien nous en donner. Dom Guéranger présente ici, en vingt-cinq pages, mieux qu’une ébauche de ce que fut l’  » histoire des variations de cette école de Paris  » depuis le concile de Bâle jusqu’à la Révolution : la netteté des positions prises par ses théologiens les plus remarquables en faveur de l’infaillibilité, les déclarations retentissantes de certains évêques ; il produit la lettre de l’Assemblée du Clergé qui servit de réponse à Innocent X, en 1653, condamnant le jansénisme; il étudie de près la position de Bossuet, recueille les aveux de Fleury. On est bien obligé aussi de le reconnaître les  » coups dirigés contre .le siége. apostolique retombent tôt ou tard sur l’épiscopat qui trouve en lui sa source et sa défense ; certaines des assertions de Mgr Maret en sont elles-mêmes l’aveu.

Le troisième  » préjugé souligne l’erreur générale de méthode. Il y a, non certes évolution, mais développement du dogme dans l’Église. Celle-ci, au fur et à mesure des circonstances et des besoins, précise, élabore et affirme sa doctrine. On ne saurait tout de même écrire sur l’infaillibilité personnelle du Pape comme si n’existaient pas, touchant son autorité suprême en matière d’enseignement, les décrets des conciles de Lyon, de Florence et de Trente.

Il suffirait de voir d’ailleurs comment les Papes, au cours des âges, ont exercé ce suprême magistère. Il a fallu précisément ce quatrième article de la Déclaration de 1682 pour voir ensuite les jansénistes  » appeler du Pape au Concile; cela ne s’était jamais vu dans l’Église. Dom Guéranger lance le défi à Mgr Maret de prouver que se soit traduite une seule fois au cours des âges la nécessité de l’acceptation des décrets dogmatiques des Souverains Pontifes par le corps épiscopal. Ce sont bien au contraire les évêques qui sollicitent la confirmation de leurs décisions par les Papes. L’affaire du Pélagianisme à cet égard est significative et le témoignage des évêques africains remarquable.

Quant à ce qui concerne un concile œcuménique, il faudrait tout d’abord avoir de celui-ci une notion bien exacte. Un concile n’est tel que grâce à sa confirmation par le Pape. Toute l’histoire des Conciles est là pour le prouver, depuis le premier de Constantinople par exemple dont les décrets, et encore pas tous, n’acquirent leur valeur – alors qu’il s’agissait en somme d’une assemblée restreinte d’évêques – qu’une fois reçus par le Pape. Suit une longue élucidation du cas du pape Vigile et du second concile de Constantinople. Mais quelle est cette étrange confusion ? Voici Mgr de Sura confondant sainteté et infaillibilité : le Pape n’étant pas nécessairement saint – et l’histoire prouve que les Papes ne le furent pas toujours -, il ne saurait jouir clé l’infaillibilité ! Et un concile ne comportera-t-il jamais qu’une assemblée de saints? La question n’est pas là; elle est de savoir si Jésus-Christ a donné à Pierre en tant que chef de l’Église  » grâce et force pour confirmer ses frères dans la foi « . L’infaillibilité comme telle n’est pas un miracle, elle est une institution.

Le sixième  » préjugé met en pleine lumière le vice fondamental de l’argumentation de Mgr Maret. La constitution de l’Église est comme telle un objet de foi; il faut prendre l’Église telle que le Fils de Dieu l’a établie et non pas en fonction des sociétés humaines – s’agit-il de cette fameuse  » société moderne – qu’on voudrait nous représenter comme un idéal.  » Appuyé sur ces bases, tout catholique doit croire et confesser que, dans la hiérarchie sacrée, les évêques tiennent la place des Apôtres, et que le Pape tient la place de Jésus-Christ. Tous les raisonnements, toutes les préventions s’effacent en présence de cette double vérité, de laquelle il suit avec la dernière évidence que les évêques doivent la soumission au Pape comme les Apôtres à Jésus-Christ, et que le Pape gouverne les évêques et les enseigne ainsi que tout le reste du troupeau, de même que Jésus-Christ, dont il est le Vicaire, gouverna et enseigna ses Apôtres. De là cette parole de Bossuet à propos des évêques :  » Pasteurs à l’égard des peuples, brebis à l’égard de Pierre.  »  » Confirme tes frères , et il faudrait que le Pape soit confirmé par les évêques ! Il n’est plus alors qu’un subordonné, une sorte de ministre. Il y a ici au sujet de ce pouvoir du Pape sur le troupeau tout entier une page admirable.

Nous voilà bien au cœur de ce volume : la Monarchie pontificale; l’unité de gouvernement en la personne du Pape, mais non pas certes en regard de telle ou telle forme humaine des monarchies comme des parlements de cette terre, mais telle. que le Christ l’a voulue.  » Jésus-Christ avait donné à Pierre les clefs du royaume des cieux, ce qui, dans le langage biblique, signifie le sceptre du commandement dans l’Église ; et voici que les lois portées par l’autorité de Pierre n’ont plus de valeur qu’autant qu’elles sont acceptées par ses subordonnés! Disons plutôt qu’il n’a plus de subordonnés; car il n’est plus qu’un pouvoir exécutif, que Mgr de Sura prétend soumettre à des États généraux qui se tiendront tous les dix ans, et clans l’intervalle desquels il demeurera sous une surveillance ! Comment un prélat respectable a-t-il pu en venir à soutenir une pareille doctrine? uniquement parce qu’il a perdu de vue (…) l’inutilité qu’il y a de comparer la constitution de l’Église avec celles des États terrestres : l’une étant divine et immuable, tandis que les autres sont humaines et changeantes. Mgr de Sura livre le fond de sa pensée quand il nous dit :  » On ne fera jamais admettre à la raison et à la conscience, aujourd’hui moins que jamais sans doute, que la monarchie pure et absolue, comme système ordinaire de gouvernement, sont le meilleur de tous. Ne semble-t-il pas à ce langage. entendre la France de 1789 à la recherche d’une constitution ? (…) Qu’est-il besoin pour l’Église, après dix-huit siècles, de disserter pour son propre compte sur le mérite de tel ou tel système de gouvernement? N’a-t-elle pas reçu le sien d’une main divine et y a-t-il sous le ciel quelqu’un qui en puisse changer la forme ? Qu’importent les idées d’aujourd’hui! il est trop tard!… La question est située par l’évêque de Sura totalement en dehors du sujet ; qu’il disserte tant qu’il voudra sur ce qu’il estime  » le meilleur des gouvernements , c’est son droit. Mais ce qui compte pour nous, c’est l’Église :  » Comme son céleste Fondateur, elle était hier, elle est aujourd’hui, elle sera dans les siècles, heri et hodie et in saecula. (Hebr. XIII, 8.)

 » Septième préjugé Avec le système de Maret, plus d’autorité effective dans l’Église. Le Pape n’est plus qu’un simple rapporteur, et voici les fidèles en suspens pour attendre ce qu’ils doivent croire tant que ses décrets dogmatiques n’auront pas été vérifiés. Les fidèles ?  » Je devrais dire l’Église : car c’est l’Église elle-même que ce beau système tient ainsi en suspens sur l’objet qui l’intéresse le plus : la vérité révélée, la foi. On lit ici et là encore :  » que le Pape est le représentant de l’Église, que c’est au nom, de l’Église qu’il fait ceci, qu’il enseigne cela. Ces façons de parler ne sont pas saines… Le Pape ne reçoit rien de l’Église, de môme que Pierre ne recevait rien des Apôtres. Le Pape tient la place de Jésus-Christ…

Les pages qui suivent développeront sans peine à quelles contradictions le système de Mgr Maret peut aboutir. Contradictions émanant de ce principe d’une autorité qui n’en est pas une. La démonstration deviendrait fatigante, si elle n’était facile et ne valait, à l’occasion, des développements historiques pleins d’intérêt, par exemple sur l’établissement des patriarcats.

C’est d’ailleurs sur les faits historiques que le  » neuvième préjugé « , en un ensemble de trente-quatre pages, fait porter la critique. Il était bon de mettre en lumière certains faits très nets de l’histoire de l’Église ; et il fallait répondre aussi aux objections continuellement ressassées. Mais l’abbé de Solesmes ajoutera l’à-propos qui donnait à son argument quelque chose d’actuel. Voici le célèbre causa finita est de saint Augustin, à. propos du recours au Saint-Siège, mais cité par les évêques de France à l’occasion de la bulle Unigenitus. Voici le pape Vigile, mais montré à Constantinople, entre les griffes de Justinien, comme Pie VII à Savone ou à Fontainebleau. L’on est surpris, en cours de route, de rencontrer certaines traductions de Mgr Maret pour le moins surprenantes. Voici le formulaire adressé d’Orient ait pape saint Hormidas. Le texte contient ces mots : sequentes in omnibus apostolicam Sedem, l’évêque de Sura traduit  » fidèles en tout à la foi apostolique !

Et ce malheureux Honorius! un coup de pouce aux anathèmes du 3e concile de Constantinople. Et voilà ce pape, trop faible assurément dans l’affaire du monothélisme, jeté dans le même sac que les hérétiques!

« La Monarchie pontificale » II. – L’infaillibilité

La seconde partie de l’ouvrage – qui traite ex professo cette fois et de manière positive de l’infaillibilité pontificale – est assurément la plus belle et, en neuf articles également, la mieux charpentée.

En des Notes préliminaires, l’abbé, vrai fils de saint Benoît, élève les âmes d’un seul coup d’aile vers les hauteurs d’où la discussion jamais n’aurait dû descendre:

 » La définition d’un dogme révélé, dit-il, est un des plus grands bienfaits que Dieu puise accorder à son Église. Toutes les vérités que Jésus-Christ a enseignées sont lumière et vie, et leur déclaration explicite dans le cours des siècles apporte chaque fois au christianisme un nouveau degré de force et de splendeur. Le sentiment de la foi doit donc faire désirer aux fidèles le développement du Symbole, afin d’entrer toujours plus en possession de la vérité que le Fils de Dieu a apportée sur la terre. Le bonheur du ciel consistera dans la vision de la vérité; la richesse croissante du Symbole des dogmes révélés nous en approche toujours plus ici-bas…

 » L’ensemble des vérités révélées par Jésus-Christ repose dans la conscience de l’Église, sous la garde de l’Esprit-Saint, de qui le Sauveur a dit :  » Il demeurera avec vous toujours, et il vous suggérera ce que je vous aurai enseigné.  » (Joan. XlV, 26.) L’Église, dès son premier jour, a donc vécu et vivra de la vérité totale que Jésus-Christ lui a confiée ; mais les ra ns de cette vérité, dont le foyer est au sein de l’Eise, n’ont pas percé à l’extérieur toutes ensemble. Dieu a voulu qu’il y eût succession dans leur sortie ; mais leur lumière est ancienne et nouvelle : ancienne, parce qu’elle a toujours lui au foyer qui est la conscience intime de l’Église nouvelle quand elle s’épand au dehors par l’action de l’Esprit-Saint.

Le docteur Newman aurait dû, de l’Oratoire de Birmingham, se retrouver d’une manière pleine et entière en de telles lignes, où se reflète de façon si parfaite le quod semper, quod ubique, quod ab omnibus que rappelle Dom Guéranger, l’empruntant au Commonitorium de Vincent de Lérins, pris comme base de l’argumentation de Newman dans sa Grammar of assent touchant le développement du dogme.

Le maître de Solesmes suit pour son propre compte la démonstration de sa thèse magnifique. Elle en est une, en même temps, de l’unité de l’Église.  » C’est l’Église, considérée dans son ensemble, qui est appelée par saint Paul l’Épouse du Christ. C’est elle contre qui les portes de l’enfer ne prévaudront pas (Matth. XVl, 18). C’est elle qui possède in solidum toutes les vérités révélées  » Elle est  » unique  » comme l’Épouse (Cant. Vl, 8), en sorte que rompre avec elle, c’est rompre avec le Christ. Mais alors l’adhésion de chaque membre à l’Église vient de l’adhésion de chaque membre à la foi de l’Église. La doctrine et l’enseignement de l’Église étant la doctrine et l’enseignement de Jésus-Christ lui-même, il suffit. selon la parole de saint Paul, que l’Église enchaîne toute intelligence sous l’obéissance de la foi (Il Cor. X, 5).  » Il s’ensuit une infaillibilité qui est la prérogative, on petit le dire, de l’Église tout entière. L’Église enseignée elle-même, les  » fidèles – puis que tel est le nom des enfants de l’Église – y participent d’une manière passive dans la mesure, pleine et entière du reste (car aucun choix ne demeure possible), où ils reçoivent l’enseignement qui leur est donné.  » Le même Esprit-Saint opère dans cette autorité et dans cette soumission, lesquelles produisent l’unité que Jésus-Christ a demandée à son Père pour nous, et qu’il a voulu être telle que l’unité qui est entre son Père et lui. (Joan. XVII, II.)

Reste à considérer comment est établie par le Christ l’autorité enseignante dans l’Église : c’est là toute la question de l’infaillibilité pontificale.  » C’est dans le but de maintenir l’unité dans son Église que le Christ l’a fondée sur un seul. Il a dit :  » Tu es Pierre…

L’épiscopat lui-même,  » tout entier, est un par l’adhérence de chacun de ses membres à ce chef unique. Le Pape n’est pas tout le corps de l’Église enseignante, de même que, dans le corps humain, la tête n’existe pas sans les membres; mais de même que les membres sans la tête ne sont pas le corps humain, ainsi l’épiscopat isolé de son chef ne représenterait pas l’Église enseignante

La cause à définir devient exactement la suivante:

 » Le Pape est-il infaillible personnellement, en sorte que son infaillibilité .soit le couronnement de celle de l’épiscopat, de même que l’infaillibilité active du Pape et de l’épiscopat devient la forme de l’infaillibilité passive du peuple chrétien qui lui accède ? Tout le monde convient que le corps épiscopal ne jouit de l’infaillibilité qu’à, la condition d’être d’accord avec le Pape; -en doit-on conclure que le Pape lui-même n’est infaillible que lorsqu’il est uni à l’épiscopat? Dans le Concile, le problème se réduit facilement, le Concile n’est Concile qu’en tant que les évêques y sont unis au Pape comme à leur chef. Mais,  » hors du Concile, lorsqu’il s’élève quelque débat sur la doctrine, et que le Pontife qui a la sollicitude de toutes les églises, rend une sentence définitoire , en vertu de la principauté qui lui est propre,  » cette sentence est-elle infaillible par elle-même (…) ou faut-il, pour que cette sentence soit irréformable, que l’épiscopat dispersé dans le monde entier en prenne connaissance, la juge et lui donne valeur? Jésus-Christ a-t-il, ou n’a-t-il pas,  » établi, en la personne de, Pierre et de ses successeurs, une souveraineté doctrinale permanente, en état de pourvoir jour par jour « , en tout et partout,  » à la nécessité de l’Église dans les choses de la doctrine?  »

L’importance pratique de cette question est considérable. L’acte de foi de tout fidèle y est intéressé.

Suit l’indication de la méthode. Elle sera d’ordre strictement théologique. Il faut aller en premier lieu aux sources de la Révélation : l’Ecriture, la Tradition ; dans celle-ci, certains faits d’ordre doctrinal ont une valeur démonstrative particulière. Le  » sentiment de l’école « , c’est-à-dire l’avis des théologiens, intervient ensuite : et le  » sentiment – dans le sens d’assentiment – du peuple chrétien intervient lui-même ; celui des saints mérite une attention particulière à cause de leur docilité au Saint-Esprit. Enfin, d’autres conciles se sont tenus déjà, dans l’histoire de l’Église ; est-il possible de trouver dans leurs décrets des règles indicatives ?

Nous ne saurions reprendre ici l’analyse de ces huit divisions du travail, à laquelle s’ajoute la neuvième, qui touche spécialement à la discussion de l’opportunité. Mais il faut noter les grands points (le repère, relever les caractères généraux.

L’étude de l’Écriture sainte est celle, par-dessus tout, des grands textes de l’Évangile fondant la primauté de Pierre :  » Tu es Pierre… (Matth. XVl, 16) ;  » … Confirme tes frères (Luc, XXlI, 32) ;  » Pais mes agneaux, pais mes brebis (Joan. XXl, 15-17), tout le troupeau. Chacun de ces textes est mis en rapport avec cet enseignement de la vérité, qui incombe à l’Église. La démonstration se présente nette, concise. Rien, en somme, ne s’ajoute au texte, à la manière d’une déduction qui lui serait comme extérieure : c’est le texte lui-même, la parole divine, qui est prise en elle-même et pénétrée dans sa signification substantielle et profonde.

Le recours à la Tradition comporte tout d’abord un relevé – il ne se prétend pas complet – des interventions doctrinales des Papes durant le cours de l’histoire de l’Église et considérées comme définitives : pas moins de trente à quarante. Vient ensuite le défilé des auteurs. dont chacun apporte son témoignage, depuis le second jusqu’au IXe siècle, auquel fil faut bien s’arrêter : trente-trois personnages ecclésiastiques environ, clé l’Orient et de l’Occident et environ quarante-deux textes. Où et comment l’abbé de Solesmes se fit-il sa documentation ? Les Pères lui étaient familiers de longue date : se. rappelle-t-on le jeune Prosper Guéranger passant ses vacances de séminariste dans la lecture des grands in-folios des Mauristes ? On n’oubliera pas non plus que, depuis 1844, paraissent à un rythme régulier les volumes de la Patrologie de Migne. Il paraît hors de doute que quelqu’un comme Mgr Pie, par exemple, en ait fait, d’année en année, sa nourriture intellectuelle et l’instrument approprié de son enseignement doctrinal. Dom Guéranger, et avec lui ses moines, n’en auraient-ils pas fait, au fur et à mesure également, le thème précieux de leur lectio divina ?

Mais qu’on ne s’imagine pas ici une énumération sèche et toute matérielle. Les témoignages sont situés bien en place, étudiés dans leur cadre historique sans omettre de faire connaître la personnalité de leur auteur. Il se dégage, sur chacun d’eux, une vue très nette, tandis qu’une synthèse d’ensemble met le tout dans une telle lumière que la conviction, se trouvant extrêmement forte, entraîne en même temps l’enthousiasme du cœur

Voici, bien entendu, la potiorem Principalitatem présentée par saint Irénée en ce qui concerne l’Église romaine à laquelle il est nécessaire que se rapporte toute l’Église :  » ad (quam) necesse est omnem convenire Ecclesiam, … in qua conservata est ea quae est ab Apostolis traditio  » . Ces textes, sur lesquels n’a cessé de revenir – avec le P. Sagnard, o.r., notamment, le P. Holstein, s.J. – l’érudition contemporaine, sont pénétrés à fond par Dom Guéranger d’une manière claire, intensive, que confirment ces travaux actuels de la critique. Origène a été lui aussi mis à la mode, de nos jours, et voici un passage admirable, encore que subtil, dont le Père Abbé a fait ressortir tous les traits. Saint Ambroise ne manquera pas davantage : Ubi Petrus ibi Ecclesia, ubi Ecclesia vita immortalis. Et le causa finita est lancé par saint Augustin ; tout le contexte est mis en œuvre pour présenter dans toute sa force la pensée de l’évêque d’Hippone, que s’étaient efforcés d’atténuer les ennemis de l’infaillibilité pontificale.

Mais le type du genre, au point de vue critique, c’est la longue analyse des témoignages concernant le pape Honorius, les lettres de ses successeurs saint Agathon, saint Léon Il, les actes du 3e concile de Constantinople. Tandis qu’en cours de route, voici un texte significatif tronqué une fois de plus par l’évêque de Sura ; Dollinger en même temps pris en faute d’ignorance et de suffisance à la fois : sept ou huit textes patristiques concernant le Confirma fratres tuos…, remontant jusqu’au pape saint Léon, et dont le prévôt de Münich ne soupçonne pas même l’existence.  » Ceci, conclut Dom Guéranger en faisant allusion certainement à l’école de Welhausen ou de Strauss, ceci démontre une fois de plus qu’il est prudent de se tenir en garde contre les assertions de l’érudition germanique. Trop souvent le système y domine les faits, et les faits deviennent alors ce qu’ils peuvent.  » Et pourtant quelle œuvre admirable, en Allemagne, que l’Enchiridion conciliorum, du docteur Dentzinger, paru juste il y a cinq ans et dont l’abbé de Solesmes recommande l’usage à ceux-là qui feraient bien de s’en servir.

Tant qu’à faire aussi, qu’on se reporte donc à Bossuet, cité parfois par les ennemis de l’infaillibilité d’une manière si triomphante. Dom Guéranger, à l’exemple de Mgr Pie, retourne dans ces pages quatre fois au moins contre les gallicans, les armes de l’évêque de Meaux, et aussi de Fénelon :  » L’Église romaine est toujours vierge, Pierre parlera toujours dans sa chaire, la foi romaine est toujours la foi de l’Église.

Dom Guéranger crut devoir faire une argumentation à part, dans cette seconde partie, de ce qu’il appelle les quatre « faits doctrinaux », entendant par là les interventions du suprême magistère, mettant, même au point de vue disciplinaire, la question de l’infaillibilité pontificale hors de doute. En premier lieu, la profession de foi du pape saint Hormisdas, à laquelle durent souscrire les évêques d’Orient, quand prit fin, en 519, le schisme passager d’Acace.  » La première condition du salut, y est-il dit, c’est de garder la règle de la vraie foi »; cette règle est résumée dans ces paroles :  » Tu es Pierre…  » « Elles furent justifiées par l’événement, car la religion catholique a toujours été conservée sans tache dans le Siège apostolique  » ; c’est en lui que  » réside l’entière solidité de la religion chrétienne « . Ce texte fut commenté par Bossuet lui-même dans le sens de l’indéfectibilité du siège de Rome (distinction malencontreuse d’avec la personne du Pape) et d’une manière encore plus claire par Fénelon.

En 1479, un docteur espagnol, Pierre d’Osma, avait enseigné cette proposition : Ecclesia urbis Romae errare potest. Elle fut condamnée comme scandaleuse et hérétique. Arrive, en 1690, la condamnation par Alexandre VIII du quatrième des Quatre articles, contraire à l’infaillibilité. La même année, par le même Pape, est portée une sentence d’excommunication contre quiconque traiterait comme question  » futile  » celle de revendiquer l’infaillibilité du Pontife romain.

On avait parlé des  » écoles  » : école italienne, école française. Dom Guéranger parle de  » l’Ecole  » tout court et il cite saint Thomas, lui, dont la Somme théologique fut placée, avec la Bible, au milieu des Pères du Concile de Trente. Il cite Suarez et il énumère les théologiens dont pas un de ses adversaires jamais n’avance les noms.

Il retourne des arguments dont ceux-ci se servent encore, toujours d’après le même système : une formule dégagée de son contexte, soustraite à son objet précis ; ainsi à propos du Concile de, Trente. L’acclamation populaire elle-même a parfois sa grandeur, lorsqu’elle s’adjoint spontanément au magistère : il y eut les acclamations d’Ephèse pour proclamer Marie Mère de Dieu. Qu’on aille donc devant les fidèles – on le devrait, si l’on est sincère – et qu’on leur dise :  » Mes frères, le Pape que vous vénérez et que je vénère aussi comme le chef de l’Église, n’est cependant pas tellement garanti contre l’erreur qu’il ne puisse y tomber! Il peut même essayer d’entraîner les autres clans sa chute. L’Église serait alors en danger de périr… Quel scandale pour le peuple de Dieu ! quelle doctrine  » offensive des oreilles pies »! Oh! l’on pourrait bien faire aussi la preuve par le contraire et montrer quel est le sentiment des ennemis de la foi.

Dans cette seconde partie, l’abbé de Solesmes met encore le doigt sur la plaie. Non vraiment, ce qui manque, c’est le sens de l’Église,  » l’intelligence de ce qu’est l’Église . On nous parle de l’Église comme s’il s’agissait d’une société purement humaine. à mettre en balance, en conflit, avec la  » société moderne ». L’on sème dans le public une série d’hypothèses qui ne sont que des enfantillages, faites pour troubler les esprits.  » A quoi servent les formules pompeuses et les protestations, si par vos systèmes, auxquels ont applaudi les ennemis de l’Église vous réduisez cette divine monarchie, cette pleine Principauté, à n’être plies qu’un instrument aux mains de ce que vous appelez le corps souverain ?  »

Une question d’opportunité? Créer un obstacle de plus, face aux orthodoxes ou au Protestantisme ? Mais l’obstacle, il est là, il existe : ce n’est pas une question d’infaillibilité qui a séparé ces belles Églises d’Orient et a provoqué la coupure de la Réforme : c’est bien tout simplement l’autorité du Pape, sa primauté de juridiction et sa suprématie, dont l’infaillibilité n’est qu’un aspect. Faudra-t-il qu’en raison de ceux qui par malheur sont an dehors, l’Église cesse d’être elle-même et que sa parole envers ses enfants demeure  » enchaînée  » ?

Non, non, l’obstacle est autre, et il faut lire cette page dans laquelle l’auteur de la Monarchie pontificale démasque l’authentique visage de l’adversaire, l’atteint lui-même dans son secret retranchement :  » Le point de vue humain ou mondain, dit-il, applique, aux choses divines est fatal. Que l’on considère les deux ordres, naturel et surnaturel, on en saisira aisément la relation ; le premier étant destiné par le Créateur à se transformer dans le second (…) Mais il en est tout autrement lorsque des hommes, s’étant faussé l’esprit dans mille combinaisons orgueilleuses ou futiles, se créent un type qu’ils prennent au sérieux, le libéralisme par exemple, ou encore ce qu’ils appellent le progrès ; lorsqu’ils ont la simplicité ou, si l’on veut, la fatuité de vouloir rapprocher du christianisme ces tristes produits, rêvant des alliances impossibles, et allant, sans s’en apercevoir, jusqu’à exposer à un même naufrage et la logique et la foi. Ainsi, ce sera pour eux une conquête de ne plus considérer le pouvoir politique dans la société humaine que comme émanant de bas en haut (…) Or voici ce qui arrive. Des hommes saturés de ces idées au point même de ne pas s’apercevoir que l’expérience leur donne le démenti le plus solennel, oublient de s’en déprendre quand fils se trouvent en face de la divine constitution de l’Église (…) Comme s’ils avaient révélation que leurs idées en politique sont le type éternel dont le Sauveur lui-même n’aurait pu s’écarter.

Non,  » l’intérêt de la vérité , telle est bien, dans l’Église,  » la première des opportunités « . L’infaillibilité dans le Pape, comme dans le Concile du reste, n’est pas le fait des hommes ; il n’y a d’infaillibilité véritable que celle du Saint-Esprit. –

Quelle responsabilité que d’avoir répandu ces nuages à plaisir ! Ah ! il faudrait citer encore cette éloquente péroraison par laquelle le grand moine fait un appel à toute l’Église. Le style de tout l’ouvrage reste sobre, en effet. Parfois l’indignation se laisse entendre, mais contenue ; et surtout le lecteur ne retrouvera pas dans la Monarchie -pontificale cette fioriture du style, ces agréments qui constituent la langue de l’Année liturgique, et où le romantisme, il faut bien le dire, a pu laisser sa marque. Mais à la fin, ce sont tout de même ces vues grandioses sur l’Église, sur l’action de Dieu qui soulèvent l’apologiste. Le Père Abbé se représente  » ces millions de catholiques qui, se reposant sur les promesses du Sauveur et sur l’assistance du Saint-Esprit, attendent avec l’humilité de la foi les décisions du grand Concile qui leur enseignera toute vérité ! Rien ne les étonnera, rien ne les surprendra, parce qu’ils ont cette foi  » qui met le monde sous nos pieds  » (I Joan. V, 5) (…) Que sont pour eux, quand il s’agit de l’ordre surnaturel, les souvenirs de la tribune et du forum, le génie de l’éloquence des écrivains, les intérêts d’ici-bas ? Ce qu’ils désirent, c’est la vérité, cette vérité qui n’est pas transmise par la chair et le sang (Matth. XVl, 17) ni empreinte d’aucune nationalité humaine – l’Église gallicane! -, mais qui, descendue de la bouche du Verbe incarné, se retrouve pure et sans mélangé dans l’enseignement de son Église toujours ancienne et toujours nouvelle.

 » Ils savent que Jésus montant au ciel ne les a point laissés orphelins, qu’il leur a envoyé un autre Consolateur qui demeurera avec eux je la fin. Ils savent que Jésus, dans le sacrement de l’Eucharistie, est pour eux nourriture et vie jusqu’ la consommation des siècles. Ils savent que Jésus, dans la personne de l’immortel Apôtre Pierre, est pour eux Docteur et Pasteur à jamais (…) Ils savent que dans (sa) parole sera la vraie liberté, celle qui affranchit l’homme de lui-même et des illusions terrestres ; car le Seigneur a dit :  » La vérité vous fera libres (Joan. VIII, 32).

 » Les premiers chrétiens le comprirent ainsi, et, affranchis par la Vérité, ils osèrent lutter contre la société païenne. Cette société revit aujourd’hui, inspirée comme autrefois par  » l’orgueil de la vie (I Joan. Il, 16).

Les perspectives elles-mêmes du Concile sont un encouragement à ne pas douter des promesses divines.

Qui pourrait croire que tant d’obstacles accumulés en nos temps n’auraient pas dû avoir raison de cette assemblée réunie dans des circonstances, aussi périlleuses ? loi nous abrégeons. Dom Guéranger termine sur cette citation biblique, empruntée au Cantique de Moïse lors du passage de la mer Rouge, et signalant la force du Peuple de Dieu en face de ses ennemis :

 » Fiant immobiles quasi lapis, qu’ils soient faits immobiles comme la pierre, donec pertranscat populus tuus, Domine donec pertranseat populus tuus iste quem possedisti, jusqu’à ce que passe ce peuple qui vous appartient  » (Exod. XV, 16).

L’abbé de Solesmes ne pouvait alors savoir à quel point le tragique des événements se chargerait d’accentuer cette image saisissante.

L’accueil fait à l’ouvrage

Le 19 janvier l’Univers, sous la plume . de Melchior du Lac, annonçait l’ouvrage, mis en vente le lendemain à Paris, chez l’éditeur Victor Palmé. Sept années plus tard, Émile Ollivier fera aussi sa présentation :

 » Ce traité de Dom Guéranger, la Monarchie pontificale, fruit spontané et merveilleux d’une maturité théologique dont on citerait, peu d’exemples (Emile Ollivier cite Mgr Pie), survivra à la controverse qui l’a suscité. On y retrouvera la thèse, désormais officielle, de l’infaillibilité dans sa rigueur et avec ses meilleures preuves. Il peut se résumer ainsi : le gouvernement de l’Église par le Pape est la règle, les Conciles sont l’exception. L’utilité des Conciles en leur temps est chose hors de contestation; leur nécessité, sauf le cas d’un Pape douteux, n’exista jamais. Jésus-Christ a établi le Pape, il n’a pas institué les Conciles. Aussi, depuis le commencement de l’Église, les Papes ont décidé souverainement en matière de foi, et cela dans de nombreuses circonstances, et les doctrines qu’ils ont frappées ont été considérées comme justement et canoniquement anathématisées, sans que personne ait réclamé contre la compétence du juge suprême (…) Si le Concile du Vatican croit que le moment est venu de définir l’infaillibilité, il n’introduira rien de nouveau, il produira simplement d’une manière plus distincte la doctrine contenue dans les décrets des Conciles de Lyon et de Florence, il élèvera une conclusion théologique de complète évidence au rang des dogmes de la foi. Cette décision, loin de troubler les consciences, sera accueillie avec d’autant plus de joie par le peuple fidèle que le caractère de la piété catholique aujourd’hui, c’est la vénération pour le Pape. Mgr Maret, pour contester ces vérités, a procédé à l’inverse de la méthode théologique, c’est-à-dire qu’il a voulu infirmer des décisions formelles par des faits qui les avaient précédées, au lieu d’expliquer ces faits à l’aide des décisions elles-mêmes; de plus, il a méconnu la notion réelle du Concile œcuménique et appliqué à l’Église les conditions des gouvernements humains. A l’entendre parler de l’absorption du crédit et de l’ascendant de l’épiscopat par le Pape, on dirait que, se trompant d’adresse, il argumente avec les ministres de Napoléon III contre les maximes du gouvernement personnel.  »

Le livre arrive à Rome, et c’est là qu’il accomplit tout son effet. Mgr Pie, plus tard, dans l’oraison funèbre de l’abbé de Solesmes, .en donnera la raison, mieux informé que personne pour pouvoir témoigner lui-même :  » Les Pères du Concile y trouvèrent la solution que tant de sophismes leur dérobaient, et les derniers nuages furent dissipés.  » Allez donc faire des recherches, en effet, sur Libère et sur Honorius, retrouver dans la Tradition même avec, pour chaque évêque, son  » théologien auprès de soi, quand on vous inonde d’arguments, de raisonnements, de faits, de citations qui, à la longue et à coups redoublés, impressionnent! On avait l’arsenal sous la main…

Les deux amis de Solesmes, Mgr Pie et Mgr Fillion, ont été les premiers servis : le 26 janvier, chacun a eu son exemplaire envoyé par la poste. L’évêque du Mans a demande aussitôt une audience du Saint-Père, qui de ses mains doit recevoir le sien avec adresse respectueuse de Dom Guéranger. Mgr Pie traduit immédiatement sa première impression :  » Un vrai chef-d’œuvre.  » Et Mgr Fillion, qui a vu le Pape, apportera du premier coup ce jugement pratique, que vérifieront amplement les faits :  » Quoiqu’il soit aussi regrettable pour vos amis que pour le Saint-Père ale ne pas vous avoir avec eux au Concile, vous aurez fait plus qu’aucun d’eux pour la solution de la grande question.  » Les retards eux-mêmes furent providentiels.  » Votre travail arrive juste au moment où nous allons nous mettre à la question de Primatu S.S. Pontificis. L’attente a excité le désir de vous lire, et le jugement des heureux qui ont les prémices a rendu ce désir plus vif encore. Votre brochure sera un événement dans le Concile.  » Et l’évêque du Mans continue en faisant ce: rapprochement où se trouverait a elle seule pour jamais toute la ,gloire de Dom Guéranger : elle  » ne servira pas moins à la définition de l’infaillibilité que votre écrit sur l’Immaculée Conception n’a servi à la définition du dogme  » (6 février).

Le cardinal Pitra voit clans la Monarchie pontificale  » l’une des œuvres les plus achevées  » de son abbé. jamais peut-être en effet le Père abbé n’aura-t-il dominé à ce point son sujet. Il le possédait, il est vrai, depuis toujours. Son Éminence dit bien en parlant de  » la sérénité d’un Maître  » .

L’  » admirable brochure « , c’est le mot dont tout le monde se sert. Aussi les compliments et félicitations d’  » au-delà des monts  » pleuvent ils à Solesmes, ou tout au moins se répandent-ils à Rome au sujet de l’abbé de Solesmes. C’est l’évêque bénédictin de Birmingham, Mgr Ullathorne, c’est Manning, c’est l’évêque de Paderborn. L’effet produit sur les Américains est considérable, de même sur les évêques missionnaires, et sur ceux de l’église grecque unie. Et dans les milieux monastiques français ou étranger, parmi les prêtres et les fidèles, c’est partout le même accueil.

Mais c’est au Concile même que le livre fut le plus efficace. C’est le cardinal Pitra qui fera parvenir à Solesmes le témoignage le plus précieux :  » Aujourd’hui (7 mars) fête de saint Thomas, on a distribué le schéma sur l’Infaillibilité (…). Après dix jours, les premières observations auront dû être remises par écrit ; peu après l’a discussion pourra commencer. Le succès de votre polémique est ici complet sur toute la ligne. Pas une objection, que je sache, dans le camp des in opportunistes !  » C’est irréfutable « , ont dit plusieurs loyalement. Le Saint-Père vous a lu (…). Les Présidents du Concile n’ouvraient aucune de leurs séances privées sans redoubler chaque jour d’éloges. Les cardinaux de Angelis, Billio, Bizzarri, celui-ci surtout  » — et qui n’était pas tellement par avance admirateur dit Père Abbé! –  » et à diverses reprises, m’ont chargé de vous féliciter en leur nom.  »

L’épilogue, l’épilogue magnifique, ce fut le Bref que, le 12 mars 1870, cinq jours après cette lettre du cardinal Pitra, le Souverain Pontife S.S. Pie IX fit parvenir à son cher fils Prosper Guéranger, de la, Congrégation bénédictine de France, abbé de Solesmes « . Il faudrait lire dans le texte même, le latin avant une portée, une vigueur, que la traduction française ne sait pas rendre toujours:

 » Pie IX. Pape. Cher fils, salut et bénédiction apostolique. Dolendum profecto est… Il est souverainement douloureux qu’il se rencontre, parmi les catholiques, des hommes qui, tout en se faisant gloire de ce nom, se montrent complètement imbus de principes corrompus, et y adhèrent avec une telle opiniâtreté qu’ils ne savent plus soumettre avec docilité leur intelligence au jugement de ce Saint-Siège quand il leur est contraire, et alors même que l’assentiment commun et les recommandations de l’Épiscopat viennent le corroborer. Ils vont encore plus loin, et, faisant dépendre le progrès et le bonheur de la société humaine de ces Principes. Ils s’efforcent d’incliner l’Église à leur sentiment ; se regardant comme seuls sages, ils ne rougissent pas de donner le nom de parti ultramontain à toute la famille catholique qui pense autrement qu’eux. Cette folie monterera tin tel excès qu’ils entreprennent de refaire jusqu’à la divine constitution de l’Église et de l’adapter aux formes modernes des gouvernements civils, afin d’abaisser plus aisément l’autorité du Chef suprême que l’Église lui a proposé et dont fils redoutent les prérogatives…

On voit à quelle sévérité s’élève le ton du Saint-Père. On dirait, à le lire, que, à Sa Sainteté, l’abbé de Solesmes ait fourni l’occasion de soulager son cœur meurtri, blessé par les campagnes odieuses :

 » Outre le mal qu’ils font en jetant le trouble parmi les fidèles et en livrant aux discussions de la rue les plus graves questions, ils Nous réduisent à déplorer dans leur conduite une déraison égale à leur audace. S’ils croyaient fermement avec les autres catholiques, que le Concile œcuménique est gouverné par le Saint-Esprit, que c’est uniquement par le souffle de cet Esprit divin qu’il définit et propose ce qui doit être cru, il ne leur serait jamais venu en pensée que des choses non révélées ou nuisibles à l’Église pourraient y être définies, et ils ne s’imagineraient pas que des manœuvres humaines pourront arrêter la puissance du Saint-Esprit et empêcher la définition des choses révélées et utiles à l’Église…

Venons-en à l’éloge :

 » C’est pourquoi Nous pensons que vous avez rendu un très utile service à l’Église en entreprenant la réfutation des principales assertions que l’on rencontre clans les écrits publiés sous cette influence; et cri mettant à découvert l’esprit de haine, la violence et l’artifice qui y rognent, -vous avez accompli cette œuvre avec une telle solidité, fin tel éclat et une telle abondance d’arguments puisés clans l’antiquité sacrée et dans la science ecclésiastique, que, réunissant beaucoup de choses en peu de mots, vous avez enlevé tout prestige de sagesse à tous ceux qui avaient enveloppé leurs pensées dans des discours dépourvus de raison. En rétablissant la vérité de la foi, du bon droit et de l’histoire, vous avez pris en mains l’intérêt des fidèles, tant de ceux qui possèdent l’instruction que de ceux qui en seraient dépourvus. Nous vous exprimons donc Notre gratitude particulière pour l’hommage que vous Nous avez fait de ce livre, et Nous présageons un heureux et très ,grand succès au fruit de vos veilles…  »

L’effet du Bref redoubla, décupla celui de la brochure. Comme l’écrivait de Paris Dom Gardereau, il était utrinque feriens. Les sévérités du Saint-Père occupent dans l’édition trois colonnes sur quatre ! Si bien que le bruit se met à courir :  » le Bref est-il bien authentique?  » A quoi le bon sens répondait, comme le fait de Rome l’un des correspondants de Dom Guéranger:

 » L’abbé de Solesmes pense comme Rome, il n’est pas étonnant que Rome parle comme pense Dom Guéranger . En réalité, le document en sa teneur définitive n’était que  » le diminutif de ses deux frères aînés appelés à disparaître. Le Souverain Pontife n’avait consenti que sur demande réitérée à atténuer par deux fois la formule. Dom Guéranger répondra, de son côté, modestement, à l’ami de Rome, mais avec une vue très claire de la situation :  » Vous avez remarqué avec fondement (dans le Bref) ce qui dépasse ma chétive personne, je le veux dire la déclaration de principe sur la question du Concile. Cela n’était pas encore, venu, mais désormais le fossé est sauté. Deo gratias !

Le nonce en France, Mgr Chigi, exprime sa joie au Révérendissime Père. Les savants congratulent celui qu’ils considèrent, en s’humiliant même devant lui, comme l’un des leurs ; ainsi du doyen de la faculté de théologie de Louvain, d’un autre professeur et du Recteur lui-même. Les hommes pieux qu’a touchés la piété du grand moine envers la sainte Elise, lui témoignent de leur joie : le bienheureux Julien Eymard, l’abbé cistercien de Sénanque, le P. Marie-Antoine, ce fils de saint François dont les courses à pied à travers le Midi de la France sont restées légendaires : ce dernier offrait en hommage à Dom Guéranger un petit ouvrage  » tout entier consacré lui aussi  » à la sainte cause de l’Église et de la Papauté  » :  » Veuillez, mon très Révérend Père, me donner une portioncule de vos saintes prières et votre cœur si bon, si catholique, si généreux.  »

Une seconde édition de la Monarchie pontificale fut mise en vente le 19 mars, tirée cette fois à 3000 exemplaires ; une troisième en avril, à 3 000 également. Dom Guéranger aurait voulut en faire une quatrième qui eût été un vrai traité de l’Église : il n’en eut pas le loisir.

Les lettres du Père Gratry

Mais au moment même – à deux. jours prés – où l’abbé de Solesmes avait fait paraître sa monarchie pontificale, un nouvel écrit s’était offert également au public : c’était la première lettre à Mgr Deschamps qu’adressait le P. Gratry à l’archevêque de Malines.

Il faut pour bien connaître le P. Gratry, lire le très beau livre que lui a consacré l’un des supérieurs de l’Oratoire, le P. Chauvin. On ne peut qu’être ému aussi à lire ces Souvenirs sur sa jeunesse dans lesquels Auguste Gratry raconte l’histoire de sa vocation à la vie chrétienne puis à la grâce du sacerdoce. Il avait été, dan; les dernières années de la Restauration l’un de ces convertis des collèges de l’Université, comme le furent Lacordaire, Montalembert et tant d’autres. Admirablement doué, il quitte, après de brillantes études, l’École polytechnique en 1827, pour se donner à Dieu. Il reçoit à Strasbourg l’enseignement de Bautain. En 1840, il devient directeur du collège Stanislas, et six ans après aumônier de Normale supérieure. Il exerce sur les jeunes une influence considérable ; c’est parmi les élèves qu’il discerne celui qui sera un jour le cardinal Perraud. Gratry est courageux, il ne craint pas d’entreprendre la réfutation d’un ouvrage publié par le directeur de l’école. Vacherot, et qui touche aux choses religieuses. Ayant démissionné de l’aumônerie, il fonde, ou restaure plutôt, avec l’abbé Pététot, curé de Saint-Roch, l’Oratoire de France. Ces années seront celles de sa fécondité littéraire. Il se lance dans la philosophie :

La Connaissance de Dieu, La Connaissance de l’âme, La Logique, La Philosophie du Credo, La Morale et la Loi de l’histoire, etc. Il lui manquait, malheureusement, comme l’a si bien fait voir le P. Chauvin une formation préalable. Il s’exprime à la fois en mathématicien et en poète. Certaines pages toutefois sont d’une grande beauté, et la sincérité en est parfaite. « . .au milieu même de ces lacunes, dit le P. Chauvin, quelle vue pénétrante, quel élan, quelle générosité, quelle flamme ardente et communicative. ! Le P. Gratry avait pris à cœur, en outre, en 1866, de réfuter Renan ; ce qui ne l’empêchera pas, l’année suivante d’être reçu membre de l’Académie française (Mgr Dupanloup l’était depuis 1854)

Ce qu’il fait surtout retenir, c’est que dans son ouvrage La Connaissance de Dieu et dans ses pieuses Méditations sur l’Immaculée Conception, il s’était montré favorable au dogme de l’infaillibilité pontificale ! Or, dès sa première Lettre à Mgr Deschamps, parue le 18 janvier, jour de la fête de la Chaire de Saint-Pierre à Rome, il prenait violemment parti pour la doctrine anti-infaillibiliste ! Trois autres lettres suivront, dans le même esprit. La survenance aussi inattendue d’un tel parangon dans la lice ne fut pas sans surprendre, qui sans faire impression. Pour les gens avertis, cependant l’opuscule ne recelait pas grand chose de dangereux. Mais le nom de l’auteur, l’allure savante de ses démonstrations, l’appui que lui donnaient les prélats de la minorité, tout cela donnait à réfléchir, et une réfutation publique s’imposait. Dom Guéranger y songea-t-il de lui-même ? En tous cas, ses amis la lui demandèrent avec instance, et il s’y résolut. C’est ainsi que parurent les trois Défenses de l’Église romaine contre les accusations du P. Gratry, en février, mars et juin 1870.

Leur composition est très simple. L’auteur suit pas à pas le P. Gratry, et réfute l’une après l’autre ses erreurs, erreurs de fait comme de doctrine.

Émile Ollivier a fort bien exposé la manière :

 » Vous nous parlez, dit en substance Dom Guéranger, de l’antique bréviaire romain du Vlle siècle : c’est à peine si l’on trouve la trace d’un bréviaire avant le Xlle. – Vous invoquez le bréviaire romain antérieur à Pie V : il n’y en avait pas. Avant Pie V, le bréviaire intitulé Breviarium romanum, sans caractère officiel, était à la merci des copistes ou des imprimeurs… – Vous faites du bibliothécaire Anastase un contemporain de saint Agathon : deux siècles les séparent. – Vous prétendez que saint Augustin n’a jamais dit : Roma locuta est, causa finita est. Voici ses paroles :  » Les deux Conciles ont été envoyés au Saint-Siège apostolique : les rescrits en sont arrivés, la cause est finie. Inde etiam rescripta venerunt, causa finita est . – Vous citez les paroles de Fénelon contre ceux auxquels rien de sage ne plaît, qui ont toute mesure en mépris, qui sont charmés dé tout ce qui est énorme et extravagant, qui ont l’audace de soutenir tout ce qui est excessif. De qui parle Fénelon ? lisez le texte et vous verrez qu’il s’agit (…) des gallicans d’Ellies Dupin. Vous citez les paroles de saint Bernard pour les appliquer aux défenseurs de l’infaillibilité :  » Ils sont odieux à la terre et au ciel, parce qu’ils ont mis la main sur tous les deux . J’ai couru au De consideratione de saint Bernard d’où ce texte est tiré (…) Est-ce à l’école ultramontaine qu’il s’applique? Il vise les garibaldiens du temps, les disciples d’Arnaud de Brescia . Ainsi de suite : par exemple, à propos de saint Thomas qui, parlant des évêques, dit qu’ils ont dans l’Église  » la suprême puissance . Saint Thomas dit cela à l’occasion du sacrement de confirmation dont, pour ce motif, l’administration leur revient au lieu de revenir aux simples prêtres ; le P. Gratry confond le pouvoir d’ordre avec le pouvoir de juridiction.

Mais il est un cas dont les anti-infaillibilistes continuaient de faire leur arme de prédilection : c’est celui du Pape Honorius Rappelons mots la question : le patriarche Serge, de Constantinople, circonvient ce Pape, en 634, en voulant lui faire dire qu’il n’y a  » qu’une seule volonté  » dans le Christ. C’est l’hérésie  » monothéliste  » . Honorius, pour le bien de la paix, prescrit le silence sur la question. Il ajoute une phrase malheureuse que l’on peut résumer de la sorte :  » En Jésus-Christ, il n’y eut point la volonté peccamineuse du vieil Adam. opposée à la volonté de Dieu, mais  » une seule volonté : unde et unam volutatem fatemur Domini Jessu Christi  » . Honorius transposait sur le plan moral d’un seul et unique acquiescement à la volonté divine, une question qui concernait le plan ontologique : une volonté qui est un attribut de la nature divine, et une volonté qui est une faculté de la nature humaine. C’est ce qui fit que le second Concile de Constantinople ait bel et bien anathématisé le Pape Honorius. Il était blâmable, en effet, – Dom Guéranger dira, en distinguant minutieusement les termes du Concile, non pas proprement comme hérétique, car sa formule, dans son contexte offre un sens parfaitement acceptable – mais pour avoir favorisé inconsciemment l’hérésie.

On comprend néanmoins la difficulté, et l’on n’avait point attendu le Concile du Vatican pour s’en occuper! Ce fut certainement celle qui arrêta le plus, et en conscience, il faut l’avouer, un érudit et un théologien de valeur comme l’était, par exemple, Mgr Hefele, l’évêque de Rottenburg. Présentée avec calme, elle demandait, elle exigeait, un examen très attentif. Dom Guéranger en fait la remarque. Il lui a fallu le Concile du Vatican et la définition de l’infaillibilité, comme le remarque Mgr Amann, pour être élucidée ensuite aussi complètement qu’il se devait et sans que nul, parmi les théologiens catholiques, n’y trouve plus aujourd’hui une objection véritable.

Il n’est pas dit que les arguments apportés par l’abbé de Solesmes aient conservé dans le détail, aux yeux de la critique moderne, une valeur égale. Comme on l’a remarqué néanmoins à propos des Institutions liturgiques, il est allé tout droit à l’essentiel ; il a vu très nettement – tel le jésuite Schiemann répondant en 1864 à Hefele – où était le nœud de la controverse : une faiblesse, chez Honorius, une grave inadvertance, mais non pas une erreur dans l’enseignement de la foi. L’avis du Père Abbé paraît moins sûr quand, avec certains autres apologistes, il se refuse à voir dans la sentence d’Honorius, tout au moins dans ses lettres au patriarche Serge, un enseignement ex cathedra.

Ce qui, de toute manière, était inadmissible, c’était  » l’acharnement  » avec lequel le P. Gratry poursuivait ce  » malheureux pape , ; au risque de scandaliser une foule de lecteurs qui n’en connaissaient pas même le nom, et qu’on leur présentait  » avec insistance comme l’un des plus détestables hérétiques qui jamais aient existé  » . Mais c’était là les procédés du P. Gratry chez qui les accusations d’  » absurdité », de  » ruse de guerre  » , de  » basse littérature « , de  » jeux de mots « , de  » pitoyables subterfuges  » étaient monnaie courante. Tout le monde reconnaît de nos jours et combien, objectivement, il était peu préparé à une lutte de ce genre et, subjectivement, l’inconvenance de son langage.

Ce qu’il faut dire encore c’est qu’une démarche bienveillante fut tentée par Dom Guéranger près du P. Gratry, à l’occasion d’un passage dans la capitale de l’un des moines de Solesmes. La visite dura plus de deux heures sans aboutir d’aucune manière. L’Oratorien – en réalité le P. Gratry à cette date n’était plus de l’Oratoire – était assisté de deux ecclésiastiques parisiens qui en venaient à jeter le doute sur l’œcuménicité du Concile en cours…

Cette fois encore, les félicitations affluèrent à Solesmes, celles entre autres de M. Tesson, directeur du Séminaire des Missions étrangères, rue du Bac, celles d’un des rédacteurs aux Etudes des Pères jésuites, celles de l’évêque de Montauban. Mais, si l’on se reporte à la date du Bref du Saint-Père, le 12 mars, on constatera qu’à ce moment Pie IX avait eu connaissance de la première art moins des Défenses de l’Église romaine.

La lettre de Mgr Dupanloup

Mgr Dupanloup. avait, en outre pris la plume pour répondre, de son côté, à Mgr Deschamps, l’objectif perpétuel des anti-infaillibilistes. Il serait vain de chercher dans ces pages des éléments, des arguments nouveaux. Nous en retrouverons le thème à travers la  » réponse  » qu’à son tour donna Dom Guéranger à Mgr Dupanloup lui-même. Une nouvelle brochure, en effet, de l’abbé de Solesmes parut au début de mai sous ce titre : De la définition de l’infaillibilité papale, à propos de la lettre de Mgr d’Orléans à Mgr de Malines. C’est un opuscule de 48 pages. L’auteur ne s’y révélait pas au-dessous de lui-même. Sa démonstration revêt au contraire une vigueur, une puissance de synthèse qui étaient bien le fruit de la maturité à laquelle les ouvrages précédents avaient élevé leur auteur.

Le Père Abbé y préludait par un acte de foi:

 » En ce moment où le Concile du Vatican se prépare à examiner le postulatum sur l’infaillibilité du Pontife romain, les fidèles de l’Église catholique redoublent leurs instances auprès de Dieu, et attendent avec calme et espérance l’ouvre que l’Esprit-Saint a préparée et qu’il doit consommer sous peu de jours. Quelle que soit la solution, ils l’acceptent d’avance, soit qu’elle vienne confirmer leur désir, qui n’est autre que la glorification du Christ dans son Vicaire, de même que la définition de l’Immaculée Conception fut la glorification du Christ dans son auguste Mère ; soit que la décision prise laissât la question dans l’état où elle est encore jusqu’à cette heure. Ils adoreraient, en ce cas, la volonté divine et s’en remettraient à l’Esprit-Saint qui connaît les temps et les moments que le Père a disposés dans son souverain pouvoir.  » (Act. 1, 7.)

 » La, certitude théologique de la doctrine de l’infaillibilité pontificale – il était bon et nécessaire de le rappeler –  » ne souffrirait en elle-même aucune atteinte ; les choses demeureraient où elles en sont . La, doctrine vivante dans l’Église demeurerait ce qu’elle est. Dom Guéranger revient rapidement et nettement . sur ce que, dans ses précédents ouvrages, il avait appelé les  » faits doctrinaux  » ainsi que les décrets des Conciles de Lyon et de Florence, pièces majeures dans l’apport de la Tradition et qui montraient la voie n’était pas libre.

La fin du préambule était un acte de déférence envers le caractère et l’autorité d’un évêque, en même temps qu’un témoignage de fierté dans la foi :  » La lettre de Mgr l’évêque d’Orléans (…) restera comme lin monument de cette opposition ardente à une mesure (la définition) qui a les sympathies de la majorité du Concile. :Mais il n’est pas au pouvoir de celui qui l’a écrite et publiée de la soustraire à l’examen. Qu’il me pardonne donc de combattre contre lui pro aris, pour ce qu’il y a de plus sacré ; c’est le droit de tout membre de l’Église. Si mes forces me l’eussent permis, c’eût été au sein même du Concile que, malgré l’infériorité de mon rang dans l’Église, Mgr d’Orléans m’eût vu lui résister en face.  »

L’œuvre se divise en douze paragraphes.

Le premier envisage carrément la question de l’opportunité, puisque c’est le terrain sur lequel son interlocuteur se place. Celui-ci en effet ne s’explique pas sur le fond ; seule, dit-il, arrêtera son attention la question de l’opportunité. Mais  » cette manière de procéder est-elle convenable ? La question de vérité ou d’erreur ne prime-t-elle pas celle d’opportunité ? Si Mgr d’Orléans nous démontrait que la thèse de l’infaillibilité est fausse, il aurait plus que décidé qu’il n’est pas opportun qu’on la définisse; mais laissant la thèse dans l’état où elle est, il court tous les risques .en cherchant à se réfugier dans l’inopportunité d’une décision. Voit-on en effet les Pères du Concile se séparant en disant : cette définition n’est pas opportune, ou partant sans rien dire ?  » C’est de la théologie et non de la politique qu’il faut dans un Concile. On s’y réunit pour confesser la foi avec autorité, et non pour l’amoindrir

 » Mgr d’Orléans dit à Mgr de Malines que l’on doit, dans le Concile, se préoccuper des âmes avant tout. Personne ne le contestera. Mais ces pauvres âmes, était-il donc nécessaire de leur infliger les secousses qu’elles ont subies, et qu’elles subissent encore en ce moment ? Si l’on eût laissé fonctionner le Concile en entourant ses opérations du respect qui lui est dû, sans chercher au dehors un point d’appui pour la minorité de ses membres, est-ce que les âmes, qui, après tout. n’ont qu’à accepter avec une entière soumission les définitions prononcées  » – on est catholique ou on ne l’est pas, -n’auraient pas joui en toute tranquillité du résultat que l’Esprit-Saint assure aux labeurs d’un Concile œcuménique ?  »

Dom Guéranger développe ce point de vue, et il nous serait facile, après coup, d’y apporter notre insistance. Imagine-t-on en effet ce que tant d’effort-, dépensés pour  » battre l’air , faire sonner la cymbale, en vue d’ameuter non seulement les chrétiens, mais l’opinion des journaux, l’intrigue des ministères, auraient pu produire en élucidant la doctrine dans la paix, en préparant les cœurs à la recevoir ?

Ce qui nous presse encore, c’est d’élargir le point de vue du Père Abbé. Mgr Mermillod, un infaillibiliste distingué, délicat, évêque par surcroît d’un diocèse. Genève, peuplé de protestants, a émis ce jugement qu’il voulait bienveillant de part et d’autre :  » Mgr Pie se préoccupait des idées, Mgr Dupanloup des âmes C’est sur ce double thème, généralement que l’on se fonde pour préconiser, dans l’église, deux écoles. Mais la bienveillance ainsi exprimée est injuste et dangereuse. Le souci des âmes l’évêque d’Orléans en a donné la preuve au cours d’un long épiscopat, marqué tout spécialement par son zèle envers l’éducation chrétienne des enfants et des jeunes. Refusera-t-on le zèle (les âmes à l’évêque de Poitiers ? L’étude récente et fort belle du P. Broutin, s.J., a fait voir admirablement ce que fut, auprès de son enseignement doctrinal, son action pastorale, le souci qu’il manifesta auprès de ses prêtres, auprès des fidèles des paroisses, auprès des jeunes aussi. Mais, de plus, n’est-ce pas un risque extrêmement grave que de séparer les idées et les âmes ? D’abord, il ne s’agit pas d’  » idées ; il s’agit de la vérité telle quelle, à faire connaître, à propager, en vue dit bien des âmes. Que peuvent devenir les âmes quand les principes sont oubliés ? Et que dirait Mgr Dupanloup des conséquences tirées de ce libéralisme, mettons seulement pratique, auquel il s’était consacré de toutes ses forces et qui ont abouti à ce mépris de l’école  » libre  » dont il avait lui-même défendu si âprement les droits ?

Il est un autre point que Dom Guéranger aurait pu développer encore. Mgr d’Orléans se préoccupe avec chaleur des chrétiens orientaux, des protestants « . C’est tout à son honneur. Mais, même à cet égard, ne pouvait-on montrer à quel point une vision exacte et bien éclairée de l’Église, où tout ce qui concerne son dogme, sa morale, se trouve placé dans sa réalité parfaite comme nous l’indique S.S. Jean XXlII à l’occasion du second Concile du Vatican -, à quel point cette vision devient apologétique par elle-même ? Vous vous trompez ; l’Église n’est pas dans cette caricature dont vous vous transmettez malheureusement l’image, voici, par exemple, ce qu’ont déclaré sur Pierre vos Pères orientaux, et ne voyez-vous pas, dans votre désir même d’une  » réforme  » à quel point la sécurité doctrinale, et l’infaillibilité par conséquent, se trouvent intéressées en ce qui concerne la foi et le salut, l’honneur à rendre à Dieu ? Ainsi le comprirent et le comprennent d’ailleurs tous les convertis. Dom Guéranger donne l’idée de cela du moins en montrant à quel point l’offensive gallicane nuit à toute autorité enseignante dans l’Église, à celle du Pape sans doute, mais aussi à celle des Evêques, puisque la campagne en cours aura jeté un tel discrédit sur leur immense majorité réunie ait Concile. Il rétablit en même temps la vérité en rappelant, dans le troisième paragraphe, toute cette suite qu’il avait fait voir, toute cette continuité doctrinale dont il avait montré, au cours des âges, la primauté fondée sur Pierre.

Certains des arguments de Dupanloup, et avec lui des  » anti-définitionistes  » étaient d’une faiblesse déplorable. Gêné par le nombre important de la majorité infaillibiliste, ils cherchaient un retranchement derrière la qualité. Si la minorité se trouve mieux en mesure d’exprimer la pensée de l’Église, c’est qu’elle se compose de prélats d’une plis grande valeur que les autres et oui représentent les premières nations du monde « , la France, l’Allemagne. Ce qui choque, dans ce triste recours. c’est moins d’abord la simplification incluse clans ce propos : les collègues français de Mgr Dupanloup infaillibilistes. par exemple, (les deux tiers) ramenés à un commun dénominateur; ni même l’outrecuidance de la prétention : Dom Guéranger aura vite fait de rappeler  » cette ville de bateliers et de matelots  » qui se nommait Hippone, ou bien encore  » cette petite ville de Meaux  » : c’est la tendance constante à. ramener le rôle des évêques dans un concile aux proportions et au caractère du régime représentatif.

L’évêque d’Orléans avait encore écrit, un peu dans le même sens :  » Nous sommes en présence de l’Europe et du monde ; l’Europe et le monde nous regardent (…). les grands cous de l’Etat, les parlements, les sénats, les corps législatifs, les conseils d’Etat, les administrations publiques, la magistrature, le barreau, la Jeunesse des écoles, l’armée, la marine, le commerce, les finances, les arts, toutes les professions libérales, les ouvriers de nos villes, les électeurs dans nos campagnes. la grande masse de ceux qui chez nous et ailleurs décident des affaires. Faisons un grand Concile !  »

 » Mgr d’Orléans, rétorque son contradicteur, pense-t-il faire reculer les évêques par cette pompeuse énumération ?  » Saint Paul, de son côté, avait pris les choses autrement :  » Nous sommes, disait-il, en spectacle ait monde, aux anges et aux hommes  » (I Cor. IV, 9) ; c’était pour ajouter, d’autre part :  » Encore une nous vivions dans la chair, ce, n’est pas selon la chair que nous militons. Les armes de notre milice ne sont pas des armes charnelles, mais elles sont puissantes en Dieu pour renverser les remparts, pour détruire les raisonnements humains et toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu ; et nous réduisons en servitude toute intelligence dans l’obéissance au Christ (Il Cor. X, 4). Et quant à faire  » un grand Concile , c’est l’Esprit-Saint qui le fait tel  » et non les hommes

 » Mgr d’Orléans semble faire bon marché , par contre,  » des manifestations spontanées de tant de catholiques qui, de toutes parts, expriment le vœu de voir le dogme enfin défini. Il semble que ces témoignages d’une foi simple et vivante devraient émouvoir autrement le cœur d’un évêque. Mais non, selon Mgr d’Orléans, ce mouvement – Dom Guéranger cite – est tout à fait en dehors de la partie influente et dirigeante de la société. Pauvre peuple chrétien, qui ne compte plus dans la balance de l’Église qu’autant qu’il se recrute dans les hautes régions sociales!

Et puis pourquoi cette différence ? Quand il fut question de définir le dogme de l’immaculée Conception, les difficultés, à l’égard des orthodoxes, des protestants, par exemple, n’étaient-elles pas aussi grandes ? Les évêques, à cette occasion, eurent à faire connaître au Saint-Père leur avis sur l’opportunité de cette définition. Mgr Dupanloup eut alors  » la gloire de s’unir à la majorité et il a ainsi, devant la très Sainte Vierge le mérite d’avoir concouru à l’acte solennel par lequel le noble privilège de Marie a été glorifié sur la terre comme au ciel (…). Que si, cette fois encore, il s’unissait à la majorité de ses collègues, leurs fraternelles félicitations ne lui manqueraient pas, non plus que les bénédictions du peuple fidèle . Dom Guéranger s’étend ici, d’une manière qui suit d’assez près saint Thomas, sur le sens et le caractère de ce consensus fidelium au point de vue de la théologie catholique, spécialement par rapport au Concile. Deux écueils à éviter :  » méconnaître l’action du Saint-Esprit sur l’Église enseignée et ne tenir aucun compte par conséquent de ce consensus fidelium ou transformer, par contre, les évêques, en  » mandataires de leurs troupeaux « .

Une autre prétention des minoritaires. Pour légitimer les décrets du Concile, l’unanimité de ses participants est nécessaire. Où Mgr Dupanloup est-il encore allé chercher cela ? Belle occasion pour l’abbé de Solesmes d’un retour à l’histoire, ou plutôt à la tradition. Et l’occasion pour nous d’un précieux souvenir. Dom Guéranger cite en particulier ce concile de Rimini,  » l’un des plus nombreux qui ait jamais été réuni « .  » La défection de presque tous ses membres  » vers le semi-arianisme fut telle, on le sait, qu’elle a provoqué l’apostrophe de saint Jérome :  » Le monde se réveilla, étonné d’être arien .  » Qui donc, demande Dom Guéranger, saliva l’Église et la foi ? Le. refus que fit le Pontife romain de confirmer la décision des Pères de Rimini. Entre tous ces Pères rassemblés, où était à ce moment, le véritable Episcopat catholique ? Dans les quelques évêques qui, fuyant une assemblée séduite, se réfugièrent dans un village, sur les bords de l’Adriatique, pour protester contre la séduction qui avait envahi leurs collègues. Le Père Abbé ajoute cette note :  » Ce village porte depuis le IVe siècle jusqu’aujourd’hui le beau nom de Cattolica. En octobre 1837, je visitai l’église avec l’abbé Lacordaire, et j’engageai le futur dominicain à v réciter avec moi le symbole de Nicée.

 » Le Concile est l’Église rassemblée; or l’Église est gouvernée par le Pape, qui tient la place du Christ (…). Les prérogatives de ce Vicaire du Fils de Dieu sont les mêmes dans le Concile qu’elles sont hors du Concile

Que signifient par conséquent les contestations sur la liberté (les évêques au Concile, du fait qu’il leur faille se plier aux règlements imposés par le Pape ? Si le Pape  » cessait d’agir comme chef durant le Concile, la divine constitution de l’Église serait interceptée .  » On se souvient, rappelle dom Guéranger l’entretien de saint Vincent de Paul avec: Saint-Cyran; le Concile de Trente, rétorque Saint-Cyran aux objurgations à lui faites, fut  » le Concile du Pape ,  » les brigues et la cabale y ont tout fait . Est-il permis de jouer ainsi maintenant avec le feu !

Mgr d’Orléans demande encore :  » Il est nécessaire qu’il y ait dans l’Église une autorité infaillible; mais est-il nécessaire que cette autorité soit le Pape seul ? Ne suffirait-il pas que ce fût l’autorité du Pape et des évêques ?  » –  » Ne suffirait-il pas ?… Quelle question!

Une seule chose importe à savoir, et pour nous l’apprendre, le raisonnement ne peut rien. A qui Jésus-Christ a-t-il confié le privilège de l’infaillibilité ?  » La question est de savoir s’il s’agit ou non d’un fait révélé.

Et ceci :  » Une telle définition n’est pas nécessaire ; dix-huit siècles de christianisme l’attestent « . –  » Qu’est-ce à dire ? Mgr d’Orléans voudrait-il bien nous expliquer après combien de siècles l’Église ne peut plus élucider et développer les vérités révélées au commencement ?  » Comment se distraire au point de  » ne plus apercevoir cette magnifique conduite de l’Esprit-Saint qui suggère (Joan. XIV, 26) tour à tour à l’Épouse de Jésus les diverses parties de .l’enseignement que l’Époux lui a donné avant de monter aux cieux ? Les perspectives de l’abbé de Solesmes s’élargissent et s’élèvent toujours lorsque de telles pensées .s’imposent à sa démonstration. Le voici montrant le Christ présidant lui-même à cette assemblée réunie en son nom.- Il  » nous a donné l’assurance qu’il serait avec nous jusqu’à la consommation des siècles (Matth. XXVlll, 20). Ne nous a-t-il pas dit encore que lorsque deux ou trois seraient rassemblés en son nom, il serait au milieu d’eux  » (ibid. XVlII, 20) ?

Il serait vain de suivre jusqu’au bout cette réponse à des difficultés accumulées comme à plaisir. L’une des plus graves est celle-ci. L’archevêque de Malines  » avait dit à propos de la doctrine de l’infaillibilité que la question aujourd’hui n’est pas libre; en d’autres termes, qu’il ne s’agit pas ici d’une simple opinion sur laquelle on pourrait à volonté soutenir le pour ou le contre. Mgr d’Orléans conteste cette manière de considérer la situation doctrinale.  » Que devient alors la sentence d’excommunication ipso facto contre quiconque soutiendrait que ce soit là une question  » futile  » ?

Ce qui afflige précisément, dans toute cette affaire, c’est l’insuffisance d’information, la pauvreté théologique avec laquelle se trouve traitée une question si grave. Mgr Dupanloup avait invoqué à l’appui de sa thèse une vingtaine d’auteurs. L’un d’eux se trouve être le canoniste de l’église janséniste d’Utrecht ; deux autres des gallicans écartés par Fénelon et Bossuet ; deux autres de ceux qui se trompèrent lourdement sur les ordinations anglicanes. En voici neuf qui enseignent formellement l’infaillibilité pontificale; un autre encore qui n’en dit mot !… Et il a fallu que l’évêque d’Orléans aille chercher un argument jusque dans les déclarations imposées avant 1829, dans le Parlement britannique, aux Prélats catholiques par le gouvernement de Sa Majesté !

Les dernières objections

A l’approche du débat, l’effort infaillibiliste redouble, et l’évêque d’Orléans n’est pas le seul à écrire.

Les brochures se multiplient. Chacun des Pères, à Rome, est sûr de les trouver, invariablement, à sa porte.

Une seule est signée, celle de Mgr Hefele. Mais Dom Guéranger connut les auteurs des écrfits anonymes.

Il reprit une dernière fois la plume, en juin 1870; et dans un opuscule intitulé : Réponse aux dernières objections contre la définition de l’infaillibilité du Pontife Romain, il réfuta trois des plus importantes de ces brochures : celles de Mgr Hefele, du cardinal Rauscher, ainsi que du factum probablement orléanais, imprimé à Naples. C’est cette dernière surtout qui est en cause. Comme il fallait s’y attendre, l’argumentation, sur bien dés points se répète, et Dom Guéranger doit une fois encore s’efforcer d’apporter quelque paix aux cendres d’Honorius : revenir à son propos sur les remarques philologiques concernant le, mot d’ineptum employé malencontreusement par ce Pape dans le sens latin de non aptum et non d’  » inepte « , comme se plaisaient à le répéter indéfiniment ses adversaires du XIXe siècle. Il doit encore faire l’analyse sommaire de la bulle Unam sanctam, de Boniface VlII, que brandissaient comme un épouvantail les adversaires de l’infaillibilité à l’adresse, croirait-on, des successeurs des légistes de Philippe-le-Bel.

L’on avait eu encore, comme argument, cette trouvaille. Des Églises fondées par les Apôtres – mettons Jérusalem, Antioche, Ephèse, etc. – toutes  » sont successivement tombées dans l’erreur  » ;  » l’Église de Rome est aujourd’hui la seule qui puisse revendiquer le beau titre d’Église apostolique « . On s’attendait à ce que, de cet hommage, se tirât un argument en faveur de l’infaillibilité : que non point! Il est seulement  » résulté insensiblement de ce fait, chez les catholiques, nous dit-on, le préjugé qu’une Église si vénérable ne pourrait enseigner l’erreur. Cela a contribué beaucoup à implanter la croyance à l’infaillibilité du Pape  »

Par bonheur, tout n’est pas négatif dans l’argumentation du Père Abbé. Le lecteur y gagnait une belle citation du pape saint Gélase :  » Aucun vrai chrétien n’ignore que, lorsqu’il s’agit des décrets d’un Concile revêtu de l’assentiment de l’Église universelle, aucun Siège plus que le premier Siège n’a le devoir de les mettre à exécution; car c’est ce Siège qui, par son autorité, confirme chaque Concile et en demeure le gardien assidu, en vertu de la principauté accordée au bienheureux Pierre de la bouche du Seigneur, et reconnue à jamais par l’Église qui s’y conforme.  » Citation que rejoint une autre tirée de Joseph de Maistre dans son livre Du Pape. A noter encore une sobre et brève analyse de la profession de foi des Grecs et du patriarche de Constantinople Beccos au Concile de Lyon en 1274.

Mais l’argument principal, dans cette nouvelle et dernière étude., est bien celui qui, en finale, montre la foi mise en péril par tant d’arguties téméraires. Que devient, en effet, cette certitude infaillible, chez le chrétien lui-même, quand lui échappe, en somme, toute base solide où savoir appuyer sa foi? Où trouvera-t-on jamais cette confirmation certaine donnée par toute l’Église unanimité morale! – à un décret du Pape concernant la foi? Et que devient l’Église elle-même, dans ce domaine flottant des probabilités, cette Église la colonne et l’appui de la Vérité (I Tim. Vlll,15), u avec laquelle le Christ, qui est la Vérité, a promis d’être tous les jours (I Joan., V, 6 ; Matth. XXVIII, 20) .

 » Si donc, la nécessité d’une définition sur l’infaillibilité pontificale s’est jamais révélée, on petit dire assurément que c’est ait moment présent, où, forcé dans ses retranchements, le gallicanisme offre une capitulation qui renferme la renonciation à cette Église sans tache, sans ride (Eph. V, 27), que Jésus-Christ a fondée, qu’il s’est donnée pour Épouse  »

Du 4 juin au 13 juillet, les débats se poursuivent au Concile avec une âpreté croissante. Les votes des 6, 7 juin se font rapides cependant; il ne s’agit que du Proemium au schéma de Summo Pontificatu, rappelant les principes généraux sur la primauté romaine. Un prélat gallican, Mgr Vérot, se fait rappeler à l’ordre pour avoir proposé le canon suivant : « Si quis dixerit Papam gosse omnia motu suo et secundum propriam voluntatem, anathema sit! »

Les difficultés naissent lorsqu’il s’agit de concilier la juridiction immédiate des évêques dans leur diocèse, avec celle du Pape. La question mérite en effet d’être posée; elle est un point de théologie en même temps que de droit canon. Mais quelle difficulté y a-t-il à considérer deux juridictions immédiates sur un même domaine, si l’une est subordonnée à l’autre? Mais l’on s’égare sur les voies de traverses. Les esprits sont tellement montés qu’un évêque de la majorité, Mgr Valerga, patriarche latin de Jésuralem, s’étant laissé aller à des critiques assez violentes contre le gallicanisme, Mgr Dupanloup prend à sort tour la parole pour défendre la France. Il célèbre son attachement inviolable au Siège de Pierre et ce témoignage du sang qu’elle sut donner tout entière à la papauté dans la tourmente de 1793. Ses paroles durent être un soulagement lorsqu’il déclara surtout qu’il n’y avait en France que des évêques dévoués du fond de leurs entrailles au Saint-Siège, et ne cherchant tous, dans la science et la charité, que les meilleurs moyens de le glorifier et de le servir. Mgr Freppel se fit remarquer, d’autre part, par une intervention d’une grande portée. A force de combattre contre l’infaillibilité, en effet, l’on en arrivait sans le vouloir à présenter la simple primauté elle-même du Pape sous l’aspect de l’arbitraire; témoin la motion de Mgr Vérot. Le nouvel évêque d’Angers mettait les choses au point, en montrant de quelle manière le Pape lui-même se trouve lié par les décrets et les canons ; mais il l’est à la manière, reconnue de tout le monde, dont, en droit, le législateur est lié par ses propres lois : il l’est de manière directive, mais non de manière coactive.

Ce discours fut donné le 14 juin. Le lendemain commençait la discussion sur le chapitre IV, celui-là même qui concernait l’infaillibilité. Le 17 amenait une solennité, celle du vingt-cinquième anniversaire du pontificat de Pie IX. Le vice-doyen du Sacré Collège, cardinal Patrizzi, fut l’interprète des vœux offerts au Pape.  » Puisse la Vierge immaculée, disait le cardinal en terminant, qui par votre solennelle proclamation a vu accroître ici-bas l’éclat de sa couronne, procurer la définition de ce dogme qui vous déclare chef infaillible de l’Église !  »

La position de Pie IX impressionna par sa netteté, il faut presque dire sa sévérité, tant les allusions étaient manifestes.  » Tant d’erreurs en notre temps, disait le Saint-Père, proviennent en grande partie de l’ignorance. Mais à qui appartient-il de dissiper cette ignorance ? A qui appartient-il d’éclairer ces ténèbres qui atteignent aussi les hauteurs ? A qui sinon à vous et à moi ? Super muros tuos posui custodes, tota die et tota nocte non tacebunt… Le Pape, sans hésiter, mettait sur le compte de l’esprit du monde tant de calculs et de détours ; il rappelait cette  » parole d’or  » de saint Léon :  » Pacem cum mundo non nisi amatores mundi habere possunt « , dont le son est si profondément évangélique. Pie IX plaçait en regard ceux qui  » comme des géants s’avancent dans leurs voies  » et pour lesquels il demandait qu’ils persévèrent jusqu’au bout.

Quiconque s’étonnerait d’une position aussi formelle, doit se rappeler que le Vicaire de Jésus-Christ présidant un Concile n’y joue pas le rôle d’un président de nos assemblées parlementaires :  » Confirma fratres tuos.  » .L’affaire d’Honorius, à force d’être rappelée, impressionnait, assure-t-on, très vivement Pie IX, mais dans un sens bien différent de celui qu’on attendait. Le bon Saint-Père craignait qu’avec le recul de l’histoire on ne puisse lui faire reproche un jour d’avoir donné prise par faiblesse au triomphe de l’erreur. De fait, à supposer que le Concile se fût dissous sans avoir prononcé sur l’infaillibilité pontificale, que serait devenue, de nos jours, l’autorité, déjà si méconnue dans la pratique, du magistère de l’Église ?

La définition du dogme

Après de longues délibérations, la commission De Fide apporta, le 11 juillet, un projet nouveau. Au titre du chapitre IV : De Romani Pontificis infallibilitate, elle avait substitué celui de, Romani Pontificis infallibili magisterio, afin de bien souligner le caractère d’une infaillibilité, attachée à la personne du Pape sans doute, mais dans son rôle d’enseignement. L’exposé doctrinal présentait d’autre part comment se devait entendre le charisme de l’infaillibilité : charisma veritatis et fidei nunquam deficientis, c’est-à-dire comme d’une grâce gratis data, dont le bénéfice est pour autrui, sans qu’elle rende pour autant impeccable celui à qui elle est accordée. Trois paragraphes nouveaux indiquaient en quel sens et de quelle manière s’exerçait infailliblement l’autorité enseignante des Souverains Pontifes :  » Les Pontifes romains, selon ce que leur conseillait la condition des temps et des choses, tantôt en convoquant des Conciles œcuméniques, tantôt en consultant l’Église dispersée dans l’univers, tantôt par d’autres moyens que la Providence leur fournissait » – tout ceci afin d’éloigner les idées grossières d’arbitraire telles qu’elles furent présentées parfois, mais sans faire de l’observation de ces règles une condition affectant substantiellement l’infaillibilité pontificale – « les Pontifes romains (donc) ont défini qu’il fallait tenir tout ce qu’avec l’aide de Dieu, ils avaient reconnu conforme aux saintes Écritures et aux traditions apostoliques. En effet, aux successeurs de Pierre, le Saint-Esprit ne fut pas promis pour que, sur une révélation de lui, une nouvelle doctrine fût par eux publiée, mais afin que par eux, grâce a son assistance, la révélation transmise par les Apôtres ou le dépôt de la foi fût gardé saintement et exposé fidèlement (…) Cette grâce de la vérité et de la foi qui ne faillit pas a été divinement accordée à Pierre et à ses successeurs afin qu’ils remplissent leur haute charge pour le salut de tous, afin que par eux le troupeau du Christ; tenu loin des pâturages empoisonnés, eût pour nourriture la doctrine céleste ; afin que, l’occasion de schisme étant enlevée, toute l’Église demeurât une, et que, appuyée sur son fondement, elle résistât inébranlablement aux portes de l’Enfer.

 » Le salut exige avant tout, en effet, qu’on garde la règle de la vraie foi. » C’est ce que rappelait, dès le début, l’entrée en matière de ce chapitre IV, se servant pour cela d’un décret du quatrième Concile de Constantinople (après le schisme de Photius), citant lui-même le :  » Tu es Petrus… Les fondements scripturaires, les décrets des Conciles de Lyon, de Florence étaient également rappelés :  » Ego rogavi pro te, ut non deficiat fedes tua…  »

Le paragraphe d’introduction à la définition proprement dite fixait la question d’opportunité :  » Parce que nous sommes en un temps où plus que jamais la salutaire efficacité du pouvoir apostolique est nécessaire, et que se trouvent des hommes, non en un petit nombre, qui combattent son autorité, nous jugeons tout à fait nécessaire d’affirmer solennellement la prérogative que le Fils unique de Dieu daigna joindre à l’office suprême du pasteur.  »

Le terme ex cathedra était inscrit enfin dans la définition elle-même.

Le texte en son entier fut présenté devant le Concile par l’évêque de Brixen, au nom de la commission De Fide. On n’oubliera pas le rôle joué dans cette commission par l’évêque de Poitiers, Mgr Pie, et peut-être, dans la belle ordonnance de la composition latine, faudrait-il reconnaître quelque chose de sa marque personnelle. L’exacte proportion des termes, l’équilibre des formules et les précautions prises en vue d’enserrer le dogme en sa teneur exacte. le recours, d’autre part, aux preuves essentielles et fondamentales, puisées aux sources mêmes de la Révélation, et jusqu’à ce rappel enfin d’une nécessité concrète empruntée aux conditions actuelles de l’Église dans le monde, combattre et amenée de ce fait à se concentrer sur ses forces surnaturelles, tout cela aurait dû incliner, semble-t-il, à cette  » unanimité morale  » tant de fois réclamée.

Il y eut cependant encore tergiversation. L’une des tentatives fut celle de solliciter l’insertion d’une phrase empruntée à saint Antonin de Florence et dont l’opposition avait été heureuse de se munir : le Pape est infaillible utens consilio et requirens adjutorium universalis Ecclesiae. Comment ne pas voir le faux-fuyant et qu’à l’avenir n’importe qui aurait pu dire que dans ses décisions le Pape n’aurait pas usé du conseil approprié, ni requis une aide suffisante de la part de l’Église universelle ?

Cette suite des délibérations en cours, Dom Guéranger l’avait décrite à l’avance, dans sa Troisième défense de l’Église romaine. Sa foi lui en faisait pressentir, en même temps, l’apaisement final :  » Durant ce temps, écrivait-il, employant le passé parce que sûr de l’exaucement, le Concile du Vatican poursuivait son ouvre divine. L’Église universelle eu prières obtenait du cœur de Dieu ces grâces de lumière qui se révéleront bientôt. Si le mal est grand sur la terre, parce que les vérités sont diminuées ,parmi les enfants des hommes (Ps. XI, I), nous devons espérer, à la pensée que leur accroissement ne peut être que salutaire au monde. Cet accroissement, il a fallu l’acheter au prit (le discussions vives, de polémiques ardentes. Nous avons vu, durant la tempête, des navires portés jusqu’au ciel par les orgues et redescendant ensuite au fond des abîmes (Ps. CVI, 26). Dans la lutte, la fureur de l’adversaire ne manquait pas ; mais ses traits étaient des flèches d’enfants (Ps. LXIII, 8). La terre en est jonchée, et personne ne songera à les ramasser.

 » Tantôt le débat semblait se rétrécir jusqu’aux proportions dune question de personne, lorsqu’on évoquait de sa tombe l’infortuné Honorius pour lui faire rendre compte de sa foi. Tantôt c’étaient les fondements mêmes de l’Église qui étaient mis à nu (Ps. XVII, 16) ; mais alors apparaissait la Pierre posée par la propre main du Fils de Dieu. Car il s’en rencontrait qui voulaient, comme les prétendus réformateurs du XVIe siècle, attribuer a l’Église elle-même les prérogatives accordées à celui qui est le fondement de l’Église ; comme si le Seigneur avait dit :  » Sur l’Église je fonderai mon Église ; comme s’il n’avait pas dit :  » Sur la Pierre je fonderai mon Église.

Il s’en rencontrait qui, tout en confessant l’inerrance du successeur de Pierre, assignaient gravement comme condition qu’il eût préalablement consulté la tradition catholique ; comme si le Concile lui-même n’était pas astreint au même devoir, sans cesser pour cela d’être infaillible. Il s’en rencontrait qui ne voulaient plus reconnaître de définition possible que par l’unanimité des juges de la foi ; comme si l’on pouvait effacer l’histoire qui a enregistré tant de défections, jusque sur les sièges les plus élevés de la hiérarchie.

 » Tant d’écrits divers, qui portaient au loin ces pensées souvent incohérentes, montreront du moins à la postérité en quelle connaissance de cause et quelle liberté la question fut agitée et enfin résolue. Les débats appartiennent désormais à l’histoire ; mais l’heure approche où la paix et la concorde, œuvre de l’Esprit-Saint, vont apparaître pour la joie et le salint du peuple chrétien. Et facta est tranquillitas magna. (Marc. VI, 39).

La session publique de clôture (lu Concile, à Saint-Pierre de Rome, dans la journée du 18, se tint, on le sait, au milieu d’un orage effroyable. Aux 533 placet des votants répondent seulement deux non placet, deux évêques de la, minorité qui n’avaient pas pris part à la délibération qu’avaient tenue, la veille, les prélats de l’opposition, et à l’issue de laquelle ceux-ci avaient résolu de quitter Rome. Ces deux évêques se jetèrent aussitôt à genoux pour dire Credo et chantèrent le Te Deum avec les autres.

Dans son allocution le Saint-Père nota lui-même ce contraste entre la paix de Dieu et le tumulte des hommes, dans la solidité du roc inébranlable :  » L’autorité suprême du Pontife romain, disait Sa Sainteté, n’opprime pas, elle aide ; elle ne détruit pas, elle édifie, et très souvent elle confirme en dignité, unit dans la charité et assure les droits de nos frères, c’est-à-dire des évêques. Que ceux qui jugent maintenant dans ce trouble, se rappellent que le Seigneur ne se manifeste pas dans le trouble (III Reg. XlX, 11) ; qu’ils se rappellent qu’il y a quelques années ils abondèrent dans notre sens et dans celui de cette imposante assemblée : mais ils jugeaient sous l’empire d’un souffle plein de douceur (ibid. 12) (…) Que Dieu donc illumine les intelligences et les cœurs, afin que tous puissent s’approcher du sein du Père, du Vicaire indigne du Christ ici-bas, qui les aime, les chérit et ne désire ne faire qu’un avec eux. Unis ainsi par les liens de la charité, puissions-nous combattre les combats du Seigneur avec un tel succès que, non seulement nos ennemis ne nous tournent point en dérision, mais qu’au contraire ils nous craignent et que les armes de l’iniquité finissent par céder en face de la vérité, et qu’ainsi tous soient en état de dire avec saint Augustin :  » Tu m’as appelé à ton admirable lumière, et voici que je vois!  »

La lumière c’était la définition:

 » C’est pourquoi, nous attachant fidèlement à . la tradition qui remonte au commencement de la foi chrétienne, pour la gloire de Dieu notre Sauveur, pour l’exaltation de la religion catholique et le salut des peuples chrétiens, nous enseignons et définissons, avec l’approbation du saint Concile, que c’est un dogme divinement révélé : que le Pontife romain lorsqu’il parle  » ex cathedra  » c’est-à-dire lorsque, remplissant la charge de pasteur et docteur de tons les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit qu’une, doctrine sur la foi ou les meurs doit être tenue par l’Église universelle, jouit pleinement, grâce à l’assistance divine qui lui a été promise dans la personne dit bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Église fut pourvue quand elle définit une doctrine ‘touchant la foi ou les mœurs, et, par. conséquent, que de. telles définitions du Pontife romain sont. irréformables par elles-mêmes, et non en vertu du consentement de, l’Église. »

La statue de saint Pierre

UNE dépêche télégraphique vint, le: soir du 19, apporter à Saint-Pierre de Solesmes la nouvelle de la définition ; c’était l’heure de la conférence spirituelle. Le Père Abbé en fit aussitôt lecture à ses moines. Et le soir, au début des complies, il entonna lui-même le Te Deum au chœur Après l’Angelus toutes les cloches de l’abbaye sonnèrent pendant une heure. Une belle illumination avait été préparée, mais il fallut se l’interdire, car la tristesse régnait dans le pays : le 18 juillet, la France avait déclaré la guerre à la Prusse ; et cette manifestation de foi – vraie lumière pourtant au milieu des ténèbres -n’eût point été comprise, si elle n’eût prêté même aux commentaires les plus malveillants.

Le 23 juillet, Dom Guéranger se rendit au Mans pour y assister à la réception de Mgr Fillion. Sa Grandeur entrait à. quatre heures dans la cathédrale archi-comble. L’évêque, monté en chaire, parla dignement du Concile et de la définition dont il fit aussitôt à son peuple la promulgation solennelle; le clergé conduisit l’Évêque en son palais épiscopal, où Dom Guéranger dîna avec lui.

Mgr Pie, dans l’oraison funèbre de l’évêque du Mans, cinq ans plus tard, rendra un hommage public à ce qu’avait été le rôle de l’évêque à Rome :  » Je n’exagère pont cri disant que, dans sa sphère, il fut une des personnalités prépondérantes du Concile  » Mgr Pie avait été là-bas bien placé pour le savoir, mais l’évêque de Poitiers continuait : « J’oublierais une des gloires de votre Église, si je n’ajoutais que, par les soins et les encouragements de son Evêque, elle apporta à notre grande couvre un à autre concours des plus efficaces. » Tout le monde savait quel concours était désigné par ces mots.

Par une dérogation assez curieuse aux règles canoniques, imposée d’ailleurs par les circonstances, et que l’abbé de Solesmes considérait comme privilège, héritage des abbés de Cluny, Dom Guéranger ne reçut jamais la bénédiction abbatiale. En prenant la crosse sûr l’autel, le préposé par le Saint-Siège à ce monastère de Saint-Pierre, entrait bien de plain-pied dans la tradition de fidélité, de dévouement au Pape, dont, au moyen âge, ces abbés de Saint-Pierre de Cluny avaient donné la preuve: La bénédiction comporte cette promesse

« Moi, élu pour ce monastère de l’Ordre de Saint-Benoît (…), je serai dès à présent fidèle et obéissant à l’Apôtre saint Pierre, à la sainte Église romaine, à notre Saint-Père le Pape et à ses successeurs légitimes (..) Je les aiderai contre tous, autant que mon rang pourra permettre, à conserver et à défendre le Siège de Rome et les droits souverains de saint-Pierre (…) J’aurai soin clé conserver, de défendre, d’augmenter, les droits, honneurs, privilège et autorité de la Sainte Église Romaine, de notre Saint-Père le Pape et de ses successeurs : et je n’entreprendrai, ni par moi, ni par mes conseils (…) quelque chose de désavantageux ou de préjudiciable à leur personne, droits, honneurs, état et autorité. Et si je découvre de pareille entreprises, je m’y opposerai de tout mon pouvoir (…) »

Dom Prosper Guéranger a bien rempli cette promesse qu’implicitement il avait faite.

Le mémorial qu’il a laissé, à la fois du premier Concile du Vatican, et de son dévouement au Vicaire du Christ, est cette statue que nous vénérons nous-mêmes en entrant à l’église abbatiale et qui représente saint Pierre, tiare en tête, les clefs à la main, ayant à son doigt l’anneau du pêcheur et sur ses épaules la chape du Pontife. Appareil véritablement royal, mais d’une royauté enseignante, puisque c’est la doctrine révélée qui ouvre le royaume des cieux.

Cette statue faisait partie depuis le XVIe siècle du paradis des  » Saints de Solesmes « . Elle aurait été placée autrefois dans la chapelle de Notre Seigneur par le prieur Dom Guillaume Cheminart. Dom Guéranger la fit déplacer à la suite des travaux de la construction du chœur de l’église, et disposer en bas de la nef, là ou elle est restée, sur son socle de marbre, surmontée d’une arcade romane, que décorent la colombe, image du Saint-Esprit, et les poissons, image des fidèles du Christ.

La cérémonie de sa bénédiction avait été différée intentionnellement par le Père Abbé jusqu’après la définition du dogme de l’infaillibilité pontificale. Le dimanche donc, 24 juillet, revenu du Mans la veille au soir, le Révérendissime après les vêpres, revêtu pontificalement, se rendit en procession, au chant du répons Tu es Petrus, à son siège préparé sous l’orgue, contre la porte d’entrée. Il bénit d’abord la statue, prononça quelques mots qui servirent d’introduction à la lecture de la Constitution définitoire, qu’il fit lui-même à haute voie Il entonna ensuite l’antienne Tu es Pastor, qui fut répétée après chaque verset du Benedictus. Étant descendu de son siège, l’Abbé s’avança le premier pour baiser le pied de saint Pierre. Les moines n’étaient pas seuls Présents. Des membres du clergé avaient été invités et l’assistance des fidèles était nombreuse. Chacun renouvela pieusement le geste du Père Abbé, que nous sommes à même de renouveler nous aussi continuellement à son exemple. Une vive émotion pénétrait toutes les âmes.

Dans la nuit qui suivit, Dom Guéranger fut pris des premiers symptômes du mal qui, cinq années après, devait l’emporter. Il se fit au cerveau un commencement de congestion, dont eut raison, pour cette fois, l’application de quelques sangsues. La cellule du prieuré avait connu, durant le cours de cette année, trop de travaux et trop de veilles, pour le service de l’Église.

« Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant. » « Tu es Pierre, et sur cette Pierre, je bâtirai mon Église. » Lorsque nous nous approcherons de la statue de saint Pierre, en notre chère église, sans doute comprendrons-nous mieux le sens de ces paroles que Dom Guéranger fit graver sur la pierre en trois langues : grecque, latine, française. Elles étaient empruntées à l’antique inscription qu’on lisait autrefois sous la statue de bronze placée dans l’atrium de la basilique vaticane : «  Deum Verbum intuemini… Considérez le Dieu Verbe, la pierre divinement taillée dans l’or. Établi sur elle je suis inébranlable. »

Elles feront vivre dans nos rimes la même foi qui inspira Dom Guéranger dans le concours improvisé et magnifique que la Providence divine lui donna d’apporter au Premier Concile du Vatican.

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