Du Naturalisme dans l’Histoire – 2ème article – 21 février 1858

    De même que, pour le chrétien, la philosophie séparée n’existe pas, de même, pour lui, il n’y a pas d’histoire purement humaine. L’homme a été divinement appelé à l’état surnaturel ; cet état est la fin de l’homme ; les annales de l’humanité doivent en offrir la trace. Dieu pouvait laisser l’homme dans l’état naturel ; il a plu à sa bonté de l’élever à un ordre supérieur, en se communiquant à lui, et en l’appelant, pour dernier terme, à la vision et à la possession de sa divine essence ; la physiologie et la psychologie naturelles sont donc impuissantes à expliquer l’homme dans sa destinée. Pour le faire complètement et exactement, il faut recourir à l’élément révélé, et toute philosophie qui, en dehors de la foi, prétend déterminer par la raison seule la fin de l’homme, est, par là même, atteinte et convaincue d’hétérodoxie. Dieu seul pouvait apprendre à l’homme par la révélation tout ce qu’il est en réalité dans le plan divin ; là seulement est la clef du véritable système de l’homme. Sans doute, la raison peut, dans ses spéculations, analyser les phénomènes de l’esprit, de l’âme et du corps ; mais par là-même qu’elle ne peut saisir le phénomène de la grâce qui transforme l’esprit, l’âme et le corps, pour les unir à Dieu d’une manière ineffable, elle est hors d’état d’expliquer pleinement l’homme tel qu’il est, soit lorsque la grâce sanctifiante habitant en lui fait de lui un être divin, soit lorsque cet élément surnaturel ayant été chassé par le péché, ou n’ayant pas pénétré encore, l’homme se trouve être descendu au-dessous de lui-même.

    Il n’y a donc pas, il ne peut donc pas y avoir de véritable connaissance de l’homme, en dehors du point de vue révélé. La révélation surnaturelle n’était pas nécessaire en elle-même : l’homme n’y avait aucun droit, mais par le fait, Dieu l’a donnée et promulguée ; dès lors, la nature seule ne suffit pas à expliquer l’homme. La grâce, la présence ou l’absence de la grâce, entrent en première ligne dans l’étude anthropologique. Il n’est pas en nous une seule faculté qui n’appelle son complément divin ; la grâce aspire à parcourir l’homme tout entier, à se fixer en lui à tous les degrés ; et c’est afin que rien ne manque à cette harmonie du naturel et du surnaturel dans cette créature privilégiée, que l’Homme-Dieu a institué ses sacrements qui la saisissent, l’élèvent, la déifient, depuis le moment de la naissance jusqu’à celui où elle aborde à cette vision éternelle du souverain bien que déjà elle possédait, mais qu’elle ne pouvait percevoir que par la foi.

    Mais si l’homme ne peut être connu en entier sans le secours de la lumière révélée, s’imagine-t-on que la société humaine, dans ses phases diverses que l’on appelle l’histoire, pourra devenir explicable, si l’on n’appelle pas au secours ce même flambeau divin qui nous éclaire sur notre nature et nos destinées individuelles ? L’humanité aurait-elle, par hasard, une autre fin que l’homme ? L’humanité serait-elle donc autre chose que l’homme multiplié ? Non. En rappelant l’homme à l’union divine, le Créateur y convie en même temps l’humanité. Nous le verrons bien au dernier jour, lorsque de tous ces millions d’individus glorifiés se formera, à la droite du souverain juge, ce peuple immense « dont il sera comme impossible, nous dit saint Jean, de faire le dénombrement. » (Apoc. VII, 9.) En attendant, l’humanité, je veux dire l’histoire, est le grand théâtre sur lequel l’importance de l’élément surnaturel se déclare au grand jour, soit que par la docilité des peuples à la foi il domine les tendances basses et perverses qui se font sentir dans les nations comme dans les individus, soit qu’il s’affaisse et semble disparaître par le mauvais usage de la liberté humaine, qui serait le suicide des empires, si Dieu ne les avait créés « guérissables ». (Sap. I, 14.)

    L’histoire doit donc être chrétienne, si elle veut être vraie ; car le christianisme est la vérité complète ; et tout système historique qui fait abstraction de l’ordre surnaturel dans l’exposé et l’appréciation des faits, est un système faux, qui n’explique rien et qui laisse les annales de l’humanité dans un chaos et dans une contradiction permanente avec toutes les idées que la raison se forme sur les destinées de notre race ici-bas. C’est parce qu’ils l’ont senti, que les historiens de nos jours qui n’appartiennent pas à la foi chrétienne se sont laissé entraîner à de si étranges idées, quand ils ont voulu donner ce qu’ils appellent la philosophie de l’histoire. Ce besoin de généralisation n’existait pas au temps du paganisme. Les historiens de la gentilité n’ont pas de vue d’ensemble sur les annales humaines. L’intérêt de patrie est tout pour eux, et l’on ne devine jamais à l’accent du narrateur qu’il soit le moins du monde épris d’un sentiment d’affection pour l’espèce humaine considérée en elle-même. Au reste, c’est depuis le christianisme seulement que l’histoire a commencé d’être traitée sous la forme synthétique ; le christianisme, en amenant toujours la pensée aux destinées surnaturelles du genre humain, a accoutumé notre esprit à voir au-delà du cercle étroit d’une égoïste nationalité. C’est en Jésus-Christ que s’est révélée la fraternité humaine, et dès lors l’histoire générale est devenue un objet d’étude.1 Le paganisme n’eût jamais pu écrire qu’une froide statistique des faits, s’il se fût trouvé en mesure de rédiger d’une manière complète l’histoire universelle du monde. On ne l’a pas assez remarqué, la religion chrétienne a créé la véritable science historique : en lui donnant la Bible pour base, et personne ne peut nier qu’aujourd’hui, en dépit des siècles écoulés, en dépit des lacunes, nous ne soyons plus avancés, somme toute, dans la connaissance des peuples de l’antiquité, que ne furent les historiens que cette antiquité elle-même nous a légués.

    Les narrateurs non chrétiens de ce siècle et du précédent [Voltaire et consorts] ont donc emprunté à la méthode chrétienne le mode de généralisation ; mais ils l’ont dirigé contre le système orthodoxe. Ils ont senti de bonne heure qu’en s’emparant de l’histoire et la tournant à leurs idées, ils portaient un rude coup au principe surnaturel ; tant il est vrai que l’histoire dépose en faveur du christianisme. Leur succès a été immense sous ce rapport ; tout le monde n’est pas de force à suivre et à goûter un sophisme ; mais tout le monde comprend un fait, une suite de faits, surtout quand l’historien possède cet accent particulier que chaque génération exige de ceux auxquels elle accorde le privilège de la charmer. Trois écoles ont exploité tour à tour, et quelquefois simultanément le champ de l’histoire. L’école fataliste, on pourrait dire athée, qui ne voit que la nécessité dans les événements, et montre l’espèce humaine aux prises avec l’invincible enchaînement de causes brutales suivies d’inévitables effets. L’école humanitaire, qui se prosterne devant l’idole du genre humain, dont elle proclame le développement progressif, à l’aide des révolutions, des philosophies, des religions. Cette école consent assez volontiers à admettre l’action de Dieu, au commencement, comme ayant donné principe à l’humanité ; mais l’humanité une fois émancipée, Dieu l’a laissée faire son chemin, et elle avance dans la voie d’une perfection indéfinie, se dépouillant sur la route de tout ce qui pourrait faire obstacle à sa marche libre et indépendante. Enfin, nous avons l’école naturaliste, la plus dangereuse des trois, parce qu’elle offre un semblant de christianisme, en proclamant à chaque page l’action de la Providence divine. Cette école a pour principe de faire constamment abstraction de l’élément surnaturel ; pour elle, la révélation n’existe pas, le christianisme est un incident heureux et bienfaisant dans lequel paraît l’action des causes providentielles ; mais qui sait si demain, si dans un siècle ou deux, les ressources infinies que Dieu possède pour le gouvernement du monde n’amèneront pas telle ou telle forme plus parfaite encore, à l’aide de laquelle on verra le genre humain courir, sous l’œil de Dieu, à de nouvelles destinées, et l’histoire s’illuminer d’une splendeur plus vive.

    En dehors de ces trois écoles, il ne reste que l’école chrétienne. Celle-là ne cherche pas, n’invente pas, n’hésite pas même. Son procédé est simple : il consiste tout uniment à juger de l’humanité, comme elle juge de l’homme individuel. Sa philosophie de l’histoire est dans sa foi. Elle sait que le Fils de Dieu fait homme est le roi de ce monde, que « toute puissance lui a été donnée au ciel et sur la terre ». (Matth. XXVIII, 18.) *L’apparition du Verbe incarné ici-bas est pour elle le point culminant des annales humaines ; c’est pourquoi elle partage la durée de l’histoire en deux grandes sections : avant Jésus-Christ ; après Jésus-Christ. Avant Jésus-Christ, quarante siècles d’attente ; après Jésus-Christ, une durée dont nul homme n’a le secret, parce que nul homme ne connaît l’heure de l’enfantement du dernier élu : car ce monde n’est conservé que pour les élus qui sont la cause de la venue du Fils de Dieu dans la chair. Avec cette donnée certaine d’une certitude divine, l’histoire n’a plus de mystères pour le chrétien. S’il tourne ses regards vers la période qui s’est écoulée avant l’incarnation du Verbe, tout s’explique à ses yeux. Le mouvement des races diverses, la succession des empires, c’est la route frayée pour le passage de l’Homme-Dieu et de ses envoyés ; la dépravation, les ténèbres, les calamités inouïes, c’est l’indice du besoin que l’humanité éprouve de voir celui qui est à la fois le Sauveur et la Lumière du monde, non, sans doute, que Dieu ait voué à l’ignorance et au châtiment cette première période de l’humanité ; loin de là, les secours suffisants lui sont assurés, et c’est à elle qu’appartiendra Abraham, le Père de tous les croyants à venir ; mais il est juste que la plus grande effusion de la grâce ait lieu par les mains divines de Celui sans lequel nul n’a pu être juste, soit avant, soit après sa venue.

    Il vient enfin, et l’humanité, dont le progrès était suspendu, s’élance dans la voie de la lumière et de la vie ; l’historien chrétien suit mieux encore les destinées de la société humaine dans cette seconde période où toutes les promesses sont remplies. Les enseignements de l’Homme-Dieu lui révèlent avec une souveraine clarté le mode d’appréciation qu’il doit employer pour juger les événements, leur moralité et leur portée. Il n’a qu’une même mesure, qu’il s’agisse d’un homme ou d’un peuple. Tout ce qui exprime, maintient et propage l’élément surnaturel, est socialement utile et avantageux ; tout ce qui le contrarie, l’énerve et l’anéantit, est socialement funeste. Par ce procédé infaillible, il a l’intelligence du rôle des hommes d’action, des événements, des crises, des transformations, des décadences ; il sait à l’avance que Dieu agit dans sa bonté, ou permet dans sa justice, mais toujours sans déroger à son plan éternel, qui est de glorifier son Fils dans l’humanité.

    Mais ce qui rend toujours plus ferme et plus calme le coup d’œil de l’historien chrétien, c’est l’assurance que lui donne l’Église qui marche sans cesse devant lui comme une colonne lumineuse, et éclaire divinement toutes ses appréciations. Il sait quel étroit lien unit cette Église à l’Homme-Dieu, comment elle est garantie par sa promesse contre toute erreur dans l’enseignement et dans la conduite générale de la société chrétienne, comment l’Esprit-Saint l’anime et la conduit ; c’est donc en elle qu’il va chercher la règle de ses jugements. Les faiblesses des hommes de l’Église, les abus temporaires ne l’étonnent pas : car il sait que le Père de famille a résolu de tolérer l’ivraie dans son champ jusqu’à la moisson. S’il doit raconter, il se gardera d’omettre les tristes récits qui témoignent des passions de l’humanité, et attestent en même temps la force du bras de Dieu, qui soutient son œuvre ; mais il sait où se manifestent la direction, l’esprit de l’Église, son instinct divin. Il les reçoit, il les accepte, il les confesse courageusement : il les applique dans ses récits. Aussi jamais il ne trahit, jamais il ne sacrifie : il appelle bon ce que l’Église juge bon, mauvais ce que l’Église juge mauvais. Que lui importent les sarcasmes, les clameurs des lâches à vue courte ? Il sait qu’il est dans la vérité, puisqu’il est avec l’Église, et que l’Église est avec le Christ. D’autres s’obstineront à ne voir que le rôle politique des événements, ils redescendront au point de vue païen ; lui, tient ferme : car il est sûr à l’avance de ne se pas tromper. Si aujourd’hui les apparences semblent être contre son jugement, il sait que demain les faits, dont la portée ne s’est pas révélée encore, donneront raison à l’Église et à lui. Ce rôle est humble, j’en conviens ; mais je voudrais savoir quelles garanties comparables ont à présenter l’historien fataliste, l’historien humanitaire et l’historien naturaliste. Ils posent en avant leur jugement personnel ; chacun a donc le droit de leur tourner le dos. Pour arriver jusqu’à l’historien chrétien, il faut auparavant démolir l’Église sur laquelle il s’appuie. Il est vrai qu’il y a dix-huit siècles que les tyrans et les philosophes y travaillent ; mais ses murailles sont si solidement construites que jusqu’à cette heure ils n’ont pu encore en détacher une seule pierre.

    Mais si notre historien s’attache à rechercher et à signaler dans la suite des événements de ce monde le côté qui relie de près ou de loin chacun d’eux au principe surnaturel, à plus forte raison se garde-t-il de taire, de dissimuler, d’atténuer les faits que Dieu produit en dehors de la conduite ordinaire, et qui ont pour but de certifier et de rendre plus palpable encore le caractère merveilleux des relations qu’il a fondées entre lui-même et l’humanité. Il y a d’abord les trois grandes manifestations du pouvoir divin que j’ai signalées ailleurs, et qui donnent par le miracle un cachet divin aux destinées de l’homme sur la terre. Le premier de ces faits est l’existence et le rôle du peuple juif dans l’ancien monde. Notre historien ne peut se dispenser de produire au grand jour l’alliance.1 que Dieu a d’abord contractée avec ce petit peuple, les prodiges inouïs qui l’ont scellée ; l’espérance de l’humanité déposée dans le sang d’Abraham et de David ; la mission.1 donnée à cette race faible et méprisée de conserver la connaissance du vrai Dieu et les principes de la morale, au milieu de la défection successive de presque tous les peuples ; les migrations d’Israël, en Égypte d’abord, plus tard au centre de l’empire assyrien, toujours à mesure que le théâtre des affaires humaines se déplace et s’étend ; en sorte qu’à la veille du jour où Rome, héritière momentanée des autres empires, va se trouver reine et maîtresse de la plus grande partie du monde civilisé, le juif l’aura précédée partout .1; il sera là avec ses oracles traduits désormais dans la langue grecque ; il sera là, connu de tous les peuples, isolé, infusible, signe de contradiction, mais rendant témoignage de l’avènement de jour en jour plus prochain de Celui qui doit unir toutes les nations et « rassembler en un seul corps les enfants de Dieu jusque-là dispersés ». (Johan. XI, 52.)

    Cette influence miraculeuse du peuple juif qui échappe à toutes les lois ordinaires de l’histoire, notre narrateur la montrera avec complaisance dans les prophéties confiées à ce peuple, et qui, non-seulement sont pour nous le flambeau du passé, mais ont si vivement préoccupé les Gentils, durant les siècles qui précédèrent et suivirent la venue du Fils de Dieu. Cyrus et Alexandre les ont reconnues, et les ont trouvées conformes à la destinée de leur propre vie ; Cicéron en avait entendu l’écho, lorsqu’il parle avec une sorte de terreur mystérieuse du nouvel empire qui se prépare ; Virgile, dans le plus harmonieux de ses chants, répète les accents d’Isaïe. Tacite et Suétone attestent que l’univers entier se tourne, dans son attente, vers la Judée, et que le pressentiment général est de voir arriver de ce pays des hommes qui vont faire la conquête du monde. Rerum potirentur.

    Niera-t-on après cela que l’histoire, pour être véridique, ne doive prendre le ton et les couleurs du surnaturel ? Le second fait qui s’enchaîne au premier est la conversion des Gentils, au dedans et au dehors de l’empire romain. L’historien chrétien s’attachera à montrer que cet immense résultat procède directement de la main de Dieu, qui, pour l’opérer, s’est affranchi des lois simplement providentielles. Il y signalera, avec saint Augustin, le miracle des miracles ; avec Bossuet, le divin coup d’état qui n’a eu son pareil qu’au moment où la création sortit du néant pour la gloire de son auteur. Il racontera la grandeur colossale du but et l’exiguïté des moyens ; les préparations significatives à un si grand changement, qui présagent que ce monde doit appartenir à Jésus-Christ, en même temps qu’elles sont par elles-mêmes un obstacle de plus à tout succès humain de l’entreprise ; les Apôtres armés seulement de la parole et du don des miracles qui la confirme et la fait pénétrer ; les prophéties juives étudiées, comparées, approfondies dans tout l’empire, et devenant, comme nous l’attestent les écrits des trois premiers siècles, l’un des plus puissants instruments des conversions ; la constance surhumaine des martyrs, dont l’immolation presque incessante, loin d’extirper la nouvelle société, la propage et l’affermit ; enfin, la croix, le gibet du fils de Marie, couronnant après trois siècles le diadème des Césars ; les idées, le langage, les lois, les mœurs, en un mot toutes choses transformées selon le plan qu’avaient apporté de Judée les conquérants de nouvelle espèce que l’empire attendait, et qui ont su triompher de lui, en versant leur sang sous son glaive.

    Au milieu de tous ces prodiges, l’historien chrétien est à l’aise, et rien ne l’étonne ; car il sait et il proclame que tout ici-bas est pour les élus, et que les élus sont pour le Christ. Le Christ est chez lui dans l’histoire ; il est donc tout simple qu’on ne la puisse expliquer sans lui, et qu’avec lui elle apparaisse dans toute sa clarté et toute sa grandeur. La suite des annales humaines répond au commencement ; mais depuis la publication de l’Évangile, les destinées du monde ont pris un nouvel essor ; après avoir attendu son roi, la terre maintenant le possède. La préparation surnaturelle qui s’était manifestée dans le rôle du peuple juif, cette autre préparation à la fois naturelle et surnaturelle qui avait apparu dans la marche toujours progressive de la puissance romaine, ont abouti chacune à leur terme. Tout est consommé, Jérusalem cède ses droits et ses honneurs à Rome ; Titus
est l’exécuteur des hautes œuvres du Père céleste qui venge le sang de son Fils éternel. Le miracle du peuple juif ne cesse cependant pas pour cela ; il se transforme, et les nations auront sous les yeux, jusqu’à la veille du dernier jour, le spectacle non plus d’un peuple privilégié, mais d’un peuple maudit de Dieu. Quant à l’Empire païen, il a bâti sans le savoir, la capitale du royaume de Jésus-Christ ; il lui sera donné d’y siéger encore trois siècles ; c’est de là que partirent ces édits sanglants qui n’auront d’autre effet que de montrer aux siècles futurs la vigueur surnaturelle du christianisme ; puis, quand le temps sera venu, il cédera la place, il s’en ira se réfugier sur le Bosphore, et l’impérissable dynastie des vicaires du Christ, qui n’a pas quitté le poste depuis le martyre de Pierre, son premier anneau, ceindra la couronne dans la ville aux sept collines. L’empire s’écroulera pièce à pièce sous les coups des Barbares ; mais avant de lui infliger l’humiliation et le châtiment que des crimes séculaires ont amassés sur lui, la justice divine attendra que le christianisme, victorieux des persécutions, ait étendu assez haut et assez loin ses rameaux pour dominer partout les flots de ce nouveau déluge ; on le verra ensuite cultiver de nouveau, et avec un plein succès, la terre renouvelée et rajeunie par ces eaux plus purifiantes encore que dévastatrices.

    Après avoir exposé toutes ces merveilles, l’historien chrétien changera-t-il le ton de ses récits ? Rentrera-t-il dans l’explication simplement providentielle des fastes de la terre ? Le merveilleux n’est-il que le point central des annales humaines, en sorte que désormais l’action de Dieu doive demeurer voilée sous les causes secondes jusqu’à la fin des temps ? À Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi de notre narrateur ! Un troisième fait surnaturel, fait qui doit durer jusqu’à la consommation des siècles, appelle son attention et réclame toute son éloquence. Ce fait est la conservation de l’Église à travers les siècles, sans mélange dans sa doctrine.1, sans altération dans sa hiérarchie.1, sans suspension dans sa durée.1, sans défaillance dans sa marche.1. Mille grandes choses humaines ont été créées, se sont développées, et sont tombées en décadence : la conduite ordinaire de la Providence veilla sur elles pendant leur durée ; aujourd’hui elles n’ont plus de trace que dans l’histoire. L’Église est toujours debout ; Dieu la soutient directement, et tout homme de bonne foi, capable d’appliquer les lois de l’analogie, peut lire dans les faits qui la concernent cette promesse immortelle de durer toujours, qu’elle porte écrite par la main d’un Dieu sur sa base. Les hérésies, les scandales, les défections, les conquêtes, les révolutions, rien n’y a fait ; repoussée d’un pays, elle s’est avancée sur un autre ; toujours visible, toujours catholique, toujours conquérante et toujours éprouvée. Ce troisième fait qui n’est que la suite des deux premiers, achève de donner à l’historien chrétien la raison d’être de l’humanité. Il conclut avec évidence que la vocation de notre race est une vocation surnaturelle ; que les nations, sur la terre, n’appartiennent pas seulement à Dieu, qui a créé la première famille humaine, mais qu’elles sont aussi, comme l’a dit le prophète, le domaine particulier de l’Homme-Dieu. Alors, plus de mystères dans la succession des siècles, plus de vicissitudes inexplicables ; tout va au but, tout problème se résout de lui-même avec cette donnée divine.

    Je sais qu’il faut aujourd’hui du courage, surtout quand on n’est pas un homme du clergé, pour traiter l’histoire sur ce ton ; on croit sincèrement ; on ne voudrait pour rien au monde abonder dans le sens et les manières des écoles fataliste et humanitaire ; mais l’école naturaliste est si puissante par le nombre et le talent, elle est si bienveillante pour le christianisme, qu’il est dur de la braver en tout et de n’être à ses yeux qu’un écrivain mystique, tout au plus un homme de poésie, quand on aspirerait à la réputation de science et de philosophie. Tout ce que je puis dire, c’est que l’histoire a été traitée au point de vue que je me suis permis d’exposer, par deux puissants génies chrétiens, et que leur réputation n’y a pas fait naufrage. La Cité de Dieu de saint Augustin, le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet, sont deux applications de la théorie que j’ai mise en avant. La voie est donc tracée de main de maître, et l’on peut encourir à la suite de tels hommes les futiles jugements du naturalisme contemporain. C’est beaucoup, sans doute, de régler sa vie intime par le principe surnaturel ; mais ce serait une grave inconséquence, une haute responsabilité, que ce même principe ne conduisit pas toujours la plume. Voyons l’humanité dans ses rapports avec Jésus-Christ son chef ; ne l’en isolons jamais dans nos jugements ni dans nos récits, et quand nos regards s’arrêtent sur la Mappemonde, souvenons-nous avant tout que nous avons sous les yeux l’empire de l’Homme-Dieu et de son Église.

D[om] P[rosper] Guéranger.

 

Dom Guéranger fait paraître en 1859 – 1859 13 articles contre le naturalisme, ils sont disponibles sur domgueranger.net

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-1er-article-31-janvier-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-2eme-article-21-fevrier-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-3e-article-21-mars-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-4e-article-11-avril-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-5e-article-25-avril-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-5e-article-25-avril-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-6eme-article-9-mai-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-7e-article-4-juin-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-8eme-article-29-aout-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-9eme-article-7-novembre-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-10e-article-3-janvier-1859/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-11e-article-27-fevrier-1859/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-12eme-article-1er-mai-1859/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-13e-article-3-juillet-1859/

Nous y ajoutons l’article paru dans Le Monde le 3 avril 1860 : Du point de vue chrétien de l’histoire.

http://www.domgueranger.net/du-point-de-vue-chretien-dans-lhistoire-le-monde-3-avril-1860/

  1. NDLR : nous soulignons.[][][][][][][][]