Le jansénisme et la compagnie de Jésus – 1er article

  1. LE JANSÉNISME
    ET
    LA COMPAGNIE DE JÉSUS

    « Revue de l’Anjou et du Maine »

    Angers, Librairie de Cosnier et Lachèse

    1858

    tome deuxième

    Dom Guéranger, Le jansénisme et la compagnie de Jésus, pp. 289-309

    * *

        Tout le monde a lu avec un vif intérêt dans la Revue de l’Anjou et du Maine, livraison de Novembre, un article de M. l’abbé H. Bernier, portant pour titre : Étude sur le jansénisme. L’objet de cet article était des plus graves ; et l’on ne saurait qu’applaudir à l’heureuse idée qu’a eue l’auteur de venir au secours de tant de gens auxquels manque entièrement la vraie théorie du jansénisme, et qui, faute de définitions saines et exactes, sont exposés à accepter mille erreurs dans la lecture des livres en si grand nombre qui ne traitent qu’en passant de cette hérésie et des débats auxquelles elle donna lieu. Nos livres modernes regorgent de notions fausses sur cette grande controverse ; des méprises de tout genre s’y rencontrent à chaque page ; des confusions risibles s’y trouvent mêlées à des injustices violentes ; en fin de compte, on ignore ce que c’est que le jansénisme, et pourtant il est convenu d’en parler toujours avec bienveillance, quand ce n’est pas avec admiration.

        Le livre de M. Sainte-Beuve sur Port-Royal, les célèbres monographies de M. Cousin, les publications de manuscrits inédits, les réimpressions avec luxe des livres des docteurs du parti, sans parler des éternelles Provinciales que tout le monde vante et que personne ne lit, tout cet ensemble d’efforts tendant au même but a eu pour résultat, non d’initier les hommes d’aujourd’hui aux dogmes jansénistes, mais de les persuader que le parti de l’évêque d’Ypres formait la plus respectable agrégation de caractères généreux, d’âmes intègres et d’esprits élevés. On sait surtout, ou du moins on croit que rien n’était plus austère que les mœurs jansénistes ; ce n’est pas que le siècle ait la tentation de les imiter au pied de la lettre ; mais il aime assez à s’incliner devant la grandeur morale, et demeure persuadé qu’elle brillait au suprême degré dans les solitaires de Port Royal et dans leurs partisans.

        Mon but n’est pas de tracer ici un portrait de la secte, ni de montrer combien elle se montra peu difficile à l’endroit des vertus, lorsqu’elle fut à même de recruter des adeptes dans les hautes régions sociales, et comment elle entendait les lois de l’équité, quand elle avait des adversaires à écraser, et celles de la franchise, quand il s’agissait d’esquiver les décisions de l’église, avec laquelle elle tenait à ne pas rompre extérieurement. Ce qui importe dans l’étude d’une secte ou d’une école, c’est de reconnaître d’abord son principe fondamental, son lien d’association ; là est son essence, sa vie, la raison de ses actes. Or, M. l’abbé Bernier l’a parfaitement expliqué, le Jansénisme avait pour base le système de Calvin, mitigé dans les larmes, mais au fond toujours le même. Un Dieu qui donne à l’homme des préceptes, et lui refuse la grâce sans laquelle il ne peut les accomplir ; un Christ qui n’a versé son sang que pour les élus ; des justes qui, lorsqu’ils font le bien, sont dans l’impuissance de résister à la grâce ; des pécheurs qui, lorsqu’ils font le mal, sont irrésistiblement entraînés : voilà le Jansénisme.

        On conçoit aisément les conséquences pratiques d’une telle doctrine. Elle obtint un succès considérable, par le crédit et l’habileté de ceux qui s’en firent les apôtres et les docteurs ; et son premier effet fut de répandre la terreur, et d’inspirer un rigorisme de conduite qui n’avait rien de commun avec l’équitable sévérité de la morale chrétienne. Les Sacrements que le Sauveur a institués pour être le remède de la faiblesse humaine, en même temps que le stimulant des forts, devinrent un épouvantail pour les âmes qui ne reconnaissaient point en elles-mêmes cette haute perfection qu’on leur disait nécessaire pour s’en approcher. Des maximes, non seulement outrées, mais fausses, circulèrent partout ; on les rencontra dans presque tous les livres qui traitaient de pratique religieuse ; car les catholiques eux-mêmes tremblaient devant le reproche de morale relâchée. Ce fut la principale raison du succès des philosophes incrédules du 18e siècle ; il leur finit aisé de rendre odieuse et ridicule une religion que l’on cherchait par tous les moyens à compromettre avec l’esprit et avec le cœur de l’homme.

        Quant à l’effet direct des dogmes jansénistes, il est aisé de voir combien il était désastreux en lui-même. La société que le christianisme établit et scelle entre Dieu et l’homme par l’amour était dissoute, du moment qu’il ne fallait plus voir dans le Créateur qu’un tyran qui condamne à des supplices éternels des êtres auxquels il a refusé impitoyablement la grâce qui les eût aidés à devenir des justes. D’autre part, la morale était ébranlée dans ses fondements, par une théorie qui, enlevant à l’homme la liberté d’agir et de n’agir pas, supprimait par-là même la responsabilité de ses actes. Après avoir jeté ses racines à une grande profondeur, dans toute la seconde moitié du 17e siècle, le jansénisme contribua puissamment à produire l’esprit malheureux du 18e  ; et il n’est pas possible d’oublier que parmi les hommes qui ont le plus contribué à la dissolution sociale, dans les assemblées politiques, à partir de la Constituante, il se trouvait bon nombre de jansénistes. Napoléon n’était pas théologien ; mais il avait deviné la portée funeste de la secte, et l’on sait que, dans son langage énergique, il tenait l’épithète de janséniste, plus injurieuse encore que celle d’idéologue.

        La France, qui fut particulièrement ravagée par cette erreur tantôt dissimulée, tantôt audacieuse, en fut délivrée par divers moyens providentiels qu’il importe de rappeler ici. Le premier de tous fut l’autorité du Siège apostolique, qui ne fit pas défaut à sa divine mission d’extirper les hérésies du champ de l’Eglise. Ce fut à la prière des évêques de l’assemblée de 1653 que le pape Innocent X condamna les cinq propositions rapportées par M. le chanoine Bernier, et qui sont, au jugement de Bossuet, toute la substance du livre de Jansénius. Dans leur lettre au pontife, les prélats professaient hautement l’infaillibilité romaine, et confessaient que les décisions du pape, en matière de foi, jouissent dans toute l’église d’une autorité divine et souveraine, soit que les évêques aient exprimé leur sentiment dans leurs lettres, soit qu’ils l’aient passé sous silence. Après le nuage passager de 1682, il est beau d’avoir vu l’église de France, lors de la définition du dogme de l’Immaculée Conception, en 1854, unanime à recevoir dans une soumission parfaite et immédiate l’oracle apostolique, qui inscrivait parmi les vérités révélées de Dieu une croyance pour laquelle tant de savants et pieux personnages avaient jugé que Rome eût fait assez, en la reconnaissant simplement comme une doctrine de l’église catholique.

        La sollicitude des pontifes romains, pour la France menacée de perdre la foi par les artifices du néo-calvinisme, ne se borna pas ai la proscription des cinq propositions de l’évêque d’Ypres. La secte tenta d’éluder le coup qu’elle avait reçu, en mettant en avant la distinction du fait et du droit ; ce fut en vain. Alexandre VII lui enleva ce misérable subterfuge, en publiant le célèbre formulaire dont la signature fut imposée aux pasteurs des peuples et aux docteurs de la science sacrée, dans toute la France. Bientôt, le parti inventa une nouvelle manœuvre, ce fut de réduire à un silence respectueux la soumission due au Siège apostolique, dans les questions de fait dogmatique. M. l’abbé Bernier, par ses excellentes explications, a su mettre à la portée de tous ses lecteurs la solution de la difficulté qu’avaient élevée les jansénistes à ce sujet. Clément XI, par la bulle : Vineam Domini
    Sabaoth, renversa ce dernier rempart de la secte qui dès lors fut réduite à se montrer à découvert. D’ailleurs, ses progrès étaient immenses ; elle était représentée partout ; le règne de Louis XIV tendait à son déclin, et le parti prévoyait une de ces régences qui, en France, ont toujours été marquées par l’affaiblissement du pouvoir et par des troubles. Ce fut alors que le P. Quesnel donna sa fameuse édition des Réflexions morales sur le Nouveau Testament, qui devint comme l’arche sainte de la secte, et remplaça avec avantage le lourd in-folio latin de Jansénius. Le livre était rédigé avec une rare habileté, et la crudité du dogme janséniste s’y dissimulait souvent sous des phrases d’une onction affectée. Clément XI vit le péril, et, par une nouvelle Constitution qui commence par les mots : Unigenitus Dei filius, condamna cent une propositions du livre des Réflexions morales, et proscrivit le livre lui-même sous les peines spirituelles les plus sévères. Cette bulle fut le coup de grâce pour le jansénisme ; il se débattit violemment, mais ce fut pour succomber sans retour. La bulle : Auctorum fidei, dirigée par Pie VI, en 1794 , contre le jansénisme italien, ne regardait déjà plus la France, dans la partie où elle condamne les derniers développements du système de l’évêque d’Ypres ; mais elle censurait très à propos les théories que la secte avait répandues dans notre pays sur la constitution de l’église, et qui portaient à ce moment leurs tristes fruits dans le schisme qui désolait nos contrées.

        Ce fut donc d’abord à la vigilance et à l’intervention de l’autorité du Saint-Siège que l’église de France dut de ne pas voir l’ivraie étouffer la bonne semence dans son sein. Notre épiscopat s’associa aux efforts de son chef, en appliquant presque partout avec vigueur les constitutions apostoliques. Je dis presque partout ; car il y eut constamment, à toutes les phases du jansénisme, quelques évêques français publiquement livrés à la secte, et d’autres plus nombreux, mais moins déclarés, et dont les sympathies n’étaient un mystère pour personne. Nonobstant ces entraves, les assemblées du clergé firent leur devoir, et à mesure que les décrets des Souverains Pontifes arrivaient de Rome, elles les promulguèrent solennellement dans le royaume, et tracèrent la marche aux évêques diocésains. La cour seconda avec zèle les volontés du Saint-Siège. Par un mélange de force et de prudence, elle assura l’exécution des bulles, comme il convenait dans un royaume très chrétien dont les rois, au jour de leur sacre, faisaient le serment d’extirper les hérésies. Il y avait bien des intrigues à déjouer, à vaincre bien des obstacles qui provenaient de ce que l’on appelait les maximes françaises, maximes dangereuses dont la secte avait fait son palladium. Il faut même reconnaître que la cour, sous Louis XV, se montra trop craintive à l’égard des parlements qui, de bonne heure, avaient embrassé la cause du jansénisme ; et ce fuit une maladresse politique des plus graves, en même temps qu’une faute, au point de vue de la foi.

        Mais il ne suffisait pas, pour l’extinction de l’hérésie, que les jugements apostoliques fussent publiés en France et enregistrés comme lois de l’État. L a secte avait infiltré partout son esprit, et sous toutes les formes elle tendait ses pièges aux fidèles. Ses adeptes étaient nombreux, considérés ; ses livres inondaient le pays, et l’on pouvait d’autant plus difficilement échapper à ses embûches que, bannissant tout caractère visible d’hérésie, elle s’était fait une règle fondamentale de ne jamais rompre le lien extérieur de communion avec l’Église. Pour déjouer ses plans de séduction, il fallait à l’église de France une institution vigilante, courageuse et dévouée aux intérêts de la foi, une institution possédant en même temps la science, le zèle, le crédit, capable en un mot de tenir tête à cet adversaire aux cent bras qui menaçait l’orthodoxie dans tout le royaume. Cette institution ne fit pas défaut : elle fut sous les armes dès le premier jour de la lutte ; et si plus tard elle dut succomber sous les coups des ennemis qu’elle s’était attirés par son indomptable courage, du moins elle put prévoir, en tombant, que le jansénisme, grâce à ses efforts, s’en allait achevant ses destinées. Cette institution, qui a si dignement mérité de la foi catholique, s’appelle la Compagnie de Jésus.

        Dieu l’avait donnée à son Église, ainsi que nous l’enseigne la sainte liturgie en la fête de saint Ignace, pour tenir tête à la grande hérésie du XVIe siècle ; on ne doit donc pas être surpris qu’elle ait trouvé en elle l’énergie dont elle fit preuve, pendant plus d’un siècle que dura la lutte contre les novateurs qui ramenaient les affreux systèmes moyennant lesquels Luther et Calvin en étaient venus à faire Dieu auteur du mal. Et quel profit mondain les jésuites avaient-ils à recueillir dans une lutte qui leur attirait sur les bras tous les partisans et les fauteurs de la secte, c’est-à-dire le public à la mode, les gens de lettres, les cours de justice, un nombre immense de personnes pieuses, mais séduites, auxquels ils étaient désignés sans retour comme les suppôts de l’hérésie de Pelage et les corrupteurs de la morale ? S’ils eussent été mus par l’intérêt, n’avalent-ils pas tout à espérer au contraire, en livrant leur influence si étendue ai tari parti qui cherchait de toutes parts des auxiliaires, et qui leur eût ménagé mille triomphes.

        Les jésuites firent tout autrement : ils se dévouèrent à la cause de la foi. Confesseurs de nos rois, ils leur firent comprendre la nécessité de soutenir les décisions de Rome ; prédicateurs, directeurs, ils répandirent en tous lieux les saines maximes ; théologiens, controversistes, ils lancèrent dans le public de nombreux ouvrages pour combattre l’erreur et prémunir les fidèles ; éducateurs de la jeunesse, ils l’initièrent au vrai christianisme qui repose sur ces deux bases inviolables : la miséricorde infinie du Christ mort sur la croix pour torts les hommes, et la liberté humaine lésée, mais non détruite par le péché ; secourue, mais non anéantie par la grâce.

        Nous sommes trop loin aujourd’hui de cette lutte gigantesque pour ne pas la considérer avec impartialité. Les croyants, heureux héritiers des dogmes sauvés par tant de combats, doivent, s’ils sont justes, garder reconnaissance à ceux qui encoururent tant de haines pour maintenir la foi orthodoxe dans notre patrie. Ceux qui n’ont pas le bonheur d’être catholiques, ne seront qu’équitables s’ils acceptent avec une certaine défiance les rapports qui leur arrivent par les mémoires et les écrits de toute sorte qu’enfanta contre les jésuites une société au sein de laquelle le jansénisme fut si longtemps non seulement une mode, mais une recommandation. Quoi qu’on dise, quoi qu’on répète, la Compagnie de Jésus combattit résolument pour la notion même d’un Dieu juste, et pour la responsabilité humaine. Il faut être aveugle volontaire pour ne le pas voir, et pour réduire l’action de ce corps respectable à une prétendue conspiration contre toute morale. A la distance où les années nous ont placés, nous voyons au contraire que jamais la morale ne courut un plus grand péril que lorsque l’on entendit prêcher, et que l’on vit se propager l’étrange système au moyen duquel Jansénius enlevait à l’homme la liberté de ses actes, et le comparait à une balance dont les plateaux s’abaissent ou s’élèvent irrésistiblement, selon que le poids est placé dans l’un ou dans l’autre par une volonté étrangère. Il est trop tard pour nous parler des casuistes faciles, quand nous savons, et nous sommes à même de le vérifier, que les auteurs des Provinciales ne se gênaient pas de citer à faux ; et il est inutile de faire tant de bruit de la théorie d’Escobar, quand il est reconnu que les plus graves docteurs du parti donnèrent à leurs adeptes le conseil de garder avant tout leurs bénéfices, et de signer rondement le formulaire, tout en demeurant convaincus que le formulaire contenait une injustice et une erreur. Mais telle est aujourd’hui la préoccupation, la légèreté d’un grand nombre de personnes, que, peut-être, plus d’un lecteur croira rêver en lisant ces lignes, tant elles diffèrent de tout ce qu’il a lu jusqu’ici. Je ne puis entreprendre, dans cet article, de donner l’histoire complète et détaillée du jansénisme et de la Compagnie de Jésus ; mais je puis encore ajouter un trait : ce sera de dire que Fénelon pensait comme moi sur le jansénisme et sur ses menées ; qu’il apprécia comme moi le rôle des jésuites dans cette longue querelle ; enfin qu’il fut l’un des instigateurs de la bulle Unigenitus et l’ami du P. Le Tellier, auquel il adressa de son lit de mort la dernière de ses lettres, toute remplie de ses sollicitudes à l’endroit de la secte qu’il avait si vivement et si éloquemment combattue, durant tout le cours de son épiscopat.

        Il faut, au reste, que les préjugés contre les jésuites dans leurs luttes avec la secte de l’évêque d’Ypres soient bien profondément enracinés, puisque M. l’abbé Bernier lui-même a cru devoir leur payer son tribut, dans l’article même dont je fais l’éloge. J’avoue que j’ai été quelque peu étonné, en lisant les lignes suivantes : « Le zèle » des jésuites ne parut ni assez pur, ni assez mesuré ; et l’on peut croire qu’ils avaient à cœur de faire triompher le système sur la grâce, inventé par leur père Molina, autant, tout au moins, que d’abattre une erreur opposée à la foi. Il y a longtemps, en effet, que les jansénistes ont prétendu que les jésuites, en leur faisant une si rude guerre, n’avaient d’autre but que de faire prévaloir le molinisme ; mais que M. le chanoine Bernier me permette de lui demander si jamais les jansénistes ont pu parvenir à prouver leur assertion ? Où, en quel lieu, en quelle circonstance, les jésuites ont-ils exigé de qui que ce soit la profession dit molinisme, pour le reconnaître catholique ? Tout ce que je sais, c’est que les jansénistes ont dit et répété sur tous les tons que ; la bulle Unigenitus était une bulle moliniste. A ce compte, M. l’abbé Bernier, qui la regarde comme une règle de foi, permettra bien, sans doute, aux jésuites de la soutenir, en dépit de la mauvaise humeur des sectaires qui la repoussaient. Il était bien libre aux jésuites d’être molinistes dans leurs écoles, comme il d’autres d’être thomistes dans les leurs ; mais prétendre qu’ils ont. voulu imposer le molinisme comme une doctrine obligatoire, c’est une accusation banale que M. Bernier répète sur la foi d’autrui ; mais j’ose le mettre au défi de l’appuyer sur des faits.

        Lisons la suite : « Leur zèle, qui eut dès le principe les caractères de l’esprit de corps, n’hésita pas à opposer intrigues à intrigues, et il eut trop souvent les allures de l’esprit de parti. » M. l’abbé Bernier oublie ici un peu trop, ce semble, la situation critique dans laquelle se trouvait l’église de France, lorsque le jansénisme éclata dans son sein ; autrement, s’il s’en souvenait, il reconnaîtrait le service intense que les jésuites rendirent à cette Église, par cela même qu’ils étaient en mesure de mettre à sa disposition tous les services que peut rendre un corps puissant, organisé et fortement attaché à la foi orthodoxe. M. Bernier prononce le mot d’esprit de parti, à propos des jésuites ; on pourrait dire qu’il est peu généreux, après la victoire, d’insulter ceux à qui on est redevable ; mais j’aime mieux rappeler ici la phrase de l’abbé de Rancé au sujet de la mort d’Antoine Arnauld : « C’est une grande perte pour le parti janséniste ; heureux qui n’en a pas d’autre que celui de Jésus-Christ et de son Église ! » Quel était donc le parti des jésuites, dans ces querelles ? M. Bernier le reconnaîtra certainement comme moi celui de la Soumission aux décisions du Saint Siège. Or, n’est-ce pas là « le parti de Jésus-Christ et de son Église ? » Que M. le chanoine Bernier fasse comme l’abbé de Rancé ; qu’il réserve l’épithète de parti pour le jansénisme, il sera dans le vrai et dans les convenances.

        Je ne le trouve pas juste non plus, quand il nous dit que les jésuites « opposèrent intrigues à intrigues. » De bonne foi, n’est-ce pas être par trop désintéressé dans une question où il s’agit après tout de la stricte orthodoxie ? Selon M. le chanoine Bernier, les jansénistes furent des intrigants et les jésuites d’autres intrigants ; c’est bientôt dit ; mais analysons un peu les intrigues de part et d’autre. Dans des questions qui touchaient à la foi, premier bien d’une nation chrétienne, les jésuites, qui prenaient la chose au sérieux, ont usé de leur influence pour éclairer la religion du prince, et l’engager à donner l’appui de son autorité à des décisions religieuses qui devaient rendre la paix au royaume, en tranchant de vives controverses ; ils ont veillé, autant qu’ils l’ont pu, au choix des évêques, et travaillé à écarter de l’épiscopat les sujets suspects de rébellion à l’égard des sentences doctrinales de Rome devenues lois de l’Etat ; ils ont démasqué un grand nombre de gens qui s’avançaient vers les places, dans l’intention d’y servir le parti ; ils ont averti l’autorité assez à temps pour empêcher la publication d’écrits incendiaires, et contraint des jansénistes à imprimer leurs livres en Hollande ; ce qui ne les empêchait pas d’en inonder la France. Mais n’ont-ils pas obtenu çà et là quelques lettres de cachet ? Cela a pu arriver. Je ne loue pas ce mode de police ; mais c’est à l’ancien régime qu’il faut s’en prendre et non aux jésuites. On sait que les familles mêmes, et les plus honorables, ne se faisaient pas faute de recourir a ce moyen contre des membres qui faisaient tenir déshonneur.

        Il est des personnes qui s’étonnent toujours, lorsqu’elles entendent parler de répression, eu matière de doctrines religieuses ; elles oublient sans cesse qu’il fut un temps où la religion catholique était la loi fondamentale du royaume. Sans doute, il eût été fort à souhaiter que l’on eût procédé contre les délinquants autrement que par lettres de cachet ; mais il n’y avait que deux moyens, l’un et l’autre fort peu du goût des personnes dont je parle : le jugement par les tribunaux séculiers ; c’est un peu dur pour la liberté de penser ; le jugement par un tribunal ecclésiastique ; mais c’est l’Inquisition ; le nom seul ferait fuir. On en était donc réduit aux lettres de cachet, et tout le monde sait que saint Vincent de Paul y recourut contre Saint-Cyran, le fondateur du jansénisme en France. Que les jésuites aient pu avoir recours quelquefois au même moyen contre certains adeptes plus remuants du parti, je ne l’affirme ni ne le nie ; en tout cas, l’histoire de Saint-Cyran à la Bastille n’a ni arrêté l’essor des œuvres sublimes de saint Vincent de Paul, ni entravé sa canonisation. Cela prouve du moins qu’il est permis de conserver quelque estime pour un homme qui, à cette époque, aurait cru devoir éclairer l’autorité sur les menées de quelque dangereux sectaire.

        Voilà pour les intrigues des jésuites ; mais celles des jansénistes, qui pourrait entreprendre de les raconter ? D’abord l’existence même du parti, fut-elle jamais autre chose qu’une intrigue ? Des gens qui voulaient à toute force se faire passer pour des membres d’une Eglise qui anathématisait leurs doctrines et excommuniait leurs personnes ; des gens dont tout l’effort fut employé, durant plus d’un siècle, à faire illusion aux fidèles en feignant une soumission qu’ils n’avaient pas, à éluder par toute sorte de subtilités les jugements de l’Eglise ; des gens qui savaient signer les formulaires de doctrine, sans croire un mot de ce qu’ils signaient ; des moralistes sévères qui recrutaient leur parti jusque dans les rangs des personnes les plus tarées de la cour et de la ville, et poursuivaient leurs adversaires avec toutes les armes, depuis la calomnie des Provinciales jusqu’au vaudeville et à la chanson ; qui, durant plus de quarante ans, ont pu déjouer toutes les mesures de la police du royaume qui cherchait à saisir les presses d’où sortait l’infâme gazette intitulée : Nouvelles ecclésiastiques ; qui ont su se ménager constamment dans l’épiscopat français des adhérents déclarés et des fauteurs secrets ; dans les corps religieux, et dans les facultés de théologie, surtout dans la Sorbonne, un nombre toujours considérable de partisans dévoués ; qui, pour dernier terme à leurs efforts, ont pu, malgré les sympathies du roi et de toute sa famille, malgré les actives et courageuses réclamations de l’épiscopat, procurer en France la suppression des jésuites, en attendant le jour où leurs émissaires en Portugal, en Espagne, à Naples, en Toscane, dans les Etats de l’Autriche, produiraient le même résultat. Qu’on feuillette seulement quelques années de leurs Nouvelles ecclésiastiques, et que l’on dise, après cela, si jamais association a su réunir plus de moyens d’intrigue sur une plus vaste échelle. Je dirai mieux encore ; aujourd’hui que le parti est mort, que ses restes ne comptent plus, son intrigue lui survit et plane encore sur nous. Les préjugés qu’elle a répandus vivent toujours, et des milliers de personnes, sans se douter le moins du monde qu’elles sont indignement jouées, croient et répètent avec une rare simplicité que les doctrines de Port-Royal étaient favorables à la liberté, tandis que celles des jésuites ne tendaient qu’à l’abaissement de l’homme. Véritablement, M. le chanoine Bernier n’a pas réfléchi, quand il nous dit que les jésuites « ont opposé intrigues à intrigues. »

        Non, les jésuites n’étaient pas de force à lutter en fait d’intrigues contre de tels maîtres ; ils ont combattu vaillamment pour la bonne cause, et ils sont tombés avec gloire. Rome leur a rendu la vie, aux applaudissements de l’Église entière ; et maintenant qu’ils revivent, ils sont en droit de demander que l’on soit enfin juste envers leurs pères, que l’on se souvienne des périls de la foi au 17e et au 18e siècles, de tant d’efforts généreux pour sauver les premiers principes du dogme et de la morale, et qu’enfin on ne se scandalise pas au sujet des calomnies dont on les a couverts, puisque le Maître a annoncé à ses disciples qu’ils seraient calomniés, et même que leur nom deviendrait une injure.

    Il va sans dire que nous n’avons point à nous occuper ici des infiniment petits, et que les anecdotes vraies ou fausses, que l’on rencontre dans les Mémoires, n’ont pas le droit d’être mises en ligne de compte. En traçant tout à l’heure le portrait de la vaste intrigue janséniste, je n’ai point fait appel à l’anecdote, quelle que soit la richesse du sujet sous ce rapport ; dans une lutte corps à corps qui a duré plus d’un siècle, il est permis de faire abstraction des épisodes. Jugeons l’ensemble et la moralité du combat, c’est tout ce qu’il est possible de faire ; à ce point de vue, le seul équitable, le seul sensé, la cause des jésuites n’a rien à craindre. Mais voyons ce que M. Bernier trouve encore à reprocher à leur compagnie. « Ils compromirent la cause de la bonne doctrine et de l’Église, tout en la défendant, parce qu’ils passionnèrent la défense ; ils la compromirent encore plus, peut-être, en l’identifiant et en la confondant avec leur cause propre ; car on se porta comme janséniste, pour n’être pas soupçonné de favoriser les casuistes relâchés. » Arrêtons-nous ici un moment. Selon M. l’abbé Bernier, les jésuites ont « passionné » la défense de la foi. Cela veut dire, sans doute, qu’ils n’ont pas défendu avec une froide modération le symbole chrétien attaqué par les jansénistes, et les décisions par lesquelles le Saint Siège vengeait le dogme et la morale de l’Evangile. Franchement, faut-il leur en faire un sujet d’accusation ? J’hésiterais, pour ma part ; car j’aurais peur d’attaquer en même temps les Pères de l’église qui étaient non seulement de grands docteurs, mais des saints, et qui ont si souvent, comme leurs écrits et comme leurs actes en portent la trace, « passionné » la défense de la foi. Et pourquoi donc la « passion » a-t-elle été donnée à l’homme, sinon pour défendre les intérêts de la vérité ? Vous aurez beau faire, l’homme se passionnera toujours pour quelque chose, si ce n’est pas pour la vérité, ce sera pour l’erreur ; la modération, quand la vérité est en jeu, est proche parente de l’indifférence ; et j’engage M. Bernier, si (ce que je ne pense pas) il en avait besoin, à méditer cette sentence pratique que saint Augustin propose aux défenseurs de l’orthodoxie : Non ita arrogantia caveatur, ut veritas deseratur ; ce qui veut dire, à mon sens : « Le fond avant tout, la forme après. »

        Mais, ajoute M. Bernier, « les jésuites ont identifié leur cause avec celle de la bonne doctrine et de l’Eglise. » – Où et comment, s’il vous plaît ? Ont-ils écrit quelque part, dans les nombreux ouvrages publiés par eux à cette époque, qu’un homme, qui acceptait la condamnation des cinq propositions, le formulaire et la bulle Unigenitus, était encore obligé, pour être pleinement orthodoxe, à signer l’engagement d’être dévoué à la Compagnie ? Je ne connais pas d’autre moyen cependant d’identifier la cause des jésuites avec celle de la foi ? Déjà j’ai signalé plus haut cette autre calomnie répétée par tout le monde, que les jésuites exigeaient la profession du molinisme, sous peine de n’être pas reconnu pour orthodoxe ; prétendre qu’ils identifiaient leur cause avec celle de la foi, est une assertion tout aussi impossible à justifier. Maintenant que, dans la pensée des catholiques, l’idée de la Compagnie de Jésus se soit unie à celle de l’orthodoxie, je n’ai garde de le nier ; et c’est une assez belle récompense du zèle que les jésuites ont constamment déployé, contre leurs intérêts mêmes, à combattre le néo-calvinisme. Ceci est toujours arrivé dans l’Eglise, et arrivera toujours. Au 4e siècle, quiconque était pour le Consubstantiel était pour Athanase, et quiconque détestait Athanase était réputé détester le Consubstantiel. M. l’abbé Bernier n’ignore pas non plus que, dans le temps du Gallicanisme, on identifiait la cause de cette doctrine avec le nom de l’illustre auteur de la Défense de la Déclaration ; ainsi, il faut s’y résigner, les noms propres s’identifient d’eux-mêmes avec les doctrines, et M. l’abbé Bernier, qui a si doctement exposé les dangers de l’erreur janséniste, doit, quand il y réfléchit, tenir à honneur pour les jésuites de s’être trouvés identifiés avec la doctrine opposée à cette erreur.

        Ce que M. Bernier ajoute, que «l’on se porta comme janséniste, pour n’être pas soupçonné de favoriser les casuistes relâchés, » est-il fondé en fait ? Il est vrai que l’habileté du parti de Port-Royal parut merveilleusement dans la diversion qu’il sut faire si à point par la publication des Provinciales ; mais est-ce à dire pour cela que le parti ne se grossit que de gens sérieusement effrayés de la corruption dont les jésuites menaçaient la morale ? Ces clameurs contre les casuistes étaient-elles donc de si bonne foi ? M. le chanoine Bernier ne nous fera pas croire que le Coadjuteur, que tant d’hommes à bonnes fortunes, tant de femmes connues par leurs galanteries, se donnaient à la cause de Port-Royal par pur amour de l’austérité chrétienne. Le fait est que les solitaires s’arrangeaient fort de ces recrues qui fondaient solidement le parti, et qu’ils n’étaient pas exigeants. Arnauld d’Andilly sentait son homme de cour, et s’arrangeait fort d’une conquête telle que celle de la marquise de Sablé. Racine, qui connaissait le dessous des cartes, nous en a dit assez dans un jour d’épanchement. M. Bernier a lu les lettres de ce grand poète sur les Imaginaires ; il sait que c’est là que l’on trouve les secrets du coin du feu. « Qu’une femme fût dans le désordre », dit l’illustre élève de Port-Royal à ses anciens maîtres, « qu’un homme » fût dans la débauche, s’ils se disaient de vos amis, vous espéreriez toujours de leur salut ; s’ils vous étaient peu favorables, quelque vertueux qu’ils fussent, vous appréhendiez toujours le jugement de Dieu pour eux. » Ainsi, d’après le témoignage de Racine, confirmé d’ailleurs par les mémoires du temps, on pouvait se décider pour Port-Royal et contre les jésuites, tout en restant « une femme » dans le désordre » et « un homme dans la débauche. » La mode, l’esprit d’opposition, aidaient à recruter le parti ; et la crainte d’être « soupçonné de favoriser les casuistes relâchés, » n’était pas le seul mobile qui poussât à la distinction du fait et du droit. M. l’abbé Bernier aurait dit, ce semble, en dire, ou en laisser deviner quelque chose.

        Il continue ainsi : « Que l’opinion, égarée par la calomnie, ait été injuste envers cette compagnie, au sujet de la casuistique, c’est ce que je n’entends point discuter ici ; mais il reste toujours qu’à tort ou à raison, on se rapprocha de Port-Royal pour se tenir à l’écart des Jésuites. » Cependant, puisque M. l’abbé Bernier était en train de faire justice, puisqu’il destinait son excellent article à rectifier les idées du public sur la grande controverse du 17e siècle, il eût été utile qu’il donnât à ses lecteurs quelques saines idées sur l’invasion, réelle ou prétendue, de la morale relâchée qui a été si souvent alléguée par la secte janséniste, et qui a même été, selon lui, son grand moyen de succès. Je crois qu’il est utile d’avoir aussi une direction sur ce point ; et puisque M. Bernier n’a pas jugé à propos de la donner, je demande permission d’ajouter quelques lignes à sa phrase. Oui, dirai-je, il y a eu des casuistes relâchés au 17e siècle ; les condamnations d’Alexandre VII et d’Innocent XI en font foi. Parmi ces casuistes, les uns appartenaient à la Compagnie de Jésus, les autres étaient des docteurs de divers autres ordres, et même des docteurs séculiers. Dans les uns, comme dans les autres, jamais il n’y a eu l’intention d’anéantir la morale de l’Evangile ; cette accusation est encore plus absurde qu’elle est abominable ; mais on eut le tort de trop subtiliser sur les devoirs, et l’on vit, j’en conviens, des hommes d’une vertu éprouvée se laisser aller, dans leurs livres, à des théories dangereuses qui appelaient la répression du Saint Siège. Peut-on empêcher l’esprit humain de s’agiter et de systématiser, et comme l’a si bien remarqué l’illustre Balmès, les recherches approfondies sur la morale, au risque même de conduire certains esprits à de fausses spéculations, ne sont-elles pas un des plus nobles emplois de l’intelligence humaine ? Il y a donc eu des savants qui se sont fourvoyés ; mais le complot contre la morale de l’Evangile n’a eu d’existence que dans le roman des Provinciales. Certes, les jésuites étaient bien en droit de dire aux jansénistes : Vous parlez de  conspiration contre la morale ; et qui donc en est coupable si ce n’est vous ? » Vous employez toute votre éloquence à persuader à l’homme qu’il n’est pas libre ; qu’il est constamment le jouet de la grâce et de la concupiscence, sans pouvoir résister jamais à l’une ni à l’autre : n’est-ce pas vous qui enlevez jusqu’à la notion même du devoir, puisque le devoir ne se conçoit pas sans liberté. J’aurais aimé, je l’avoue, que M. le chanoine Bernier se fût un peu étendu sur ces considérations. Ses lecteurs y auraient gagné, et l’utilité de sou article en eût été plus complète.

        Il est vrai qu’il ajoute ces paroles : « Pascal fit expier cruellement aux jésuites les excès ou les déviations de leur zèle en leur infligent les Provinciales ; et l’expiation se perpétua comme le succès de ces immortelles satires, dont, après tout, la solidité n’est qu’apparente, et qui ont été suffisamment, réfutées, quant au fond, par le petit livre intitulé : Entretiens d’Eudoxe et de Cléandre. » Il faut en prendre son parti, M. Bernier ne reconnaît dans le zèle des jésuites que des excès et des déviations ; mais peu importe désormais. Ce qui est piquant, c’est de le voir reconnaître que les Provinciales ont été « suffisamment réfutées ». M. Bernier qui n’est pas suspect de partialité le juge ainsi. Comment donc était-il tout à l’heure si indécis, lorsqu’il s’agissait de se prononcer sur la morale des jésuites ? Il avoue maintenant que les Provinciales ne se soutiennent pas ; quels arguments possède-t-il donc, en dehors des Provinciales, pour asseoir la fameuse thèse de la conspiration des jésuites contre la morale ? Il a toujours semblé à tout le monde que les petites Lettres une fois réfutées, l’accusation s’en allait en fumée ; j’oserai donc, encore une fois, compléter la phrase de M. l’abbé Bernier, et je dirai : « Les jésuites dans les Provinciales ont été calomniés ; le complot qu’on leur imputait contre la morale chrétienne est donc une chimère. »

        Quant aux « immortelles satires », c’est une question littéraire qu’il ne m’appartient pas de trancher. Je conviens volontiers que les petites Lettres ont eu une sérieuse influence sur la langue à l’époque où elles parurent ; mais quand il m’arrive d’en lire quelqu’une, j’ai le malheur de me sentir porté à dire comme madame de Grignan : « C’est toujours la même chose. » Il est vrai que le goût de M. le chanoine Bernier est celui de madame de Sévigné et, qui mieux est, celui de Bossuet, je m’incline donc devant les immortelles, et devant ceux qui les goûtent ; mais quant à l’édification que peut produire cette lecture, je me range encore, il faut bien le dire, du côté de Racine, auteur de deux lettres qui n’ont jamais fait rire les jansénistes et que M. Bernier devrait bien recommander à ses lecteurs. Ils y trouveraient un esprit qui vaut celui de Pascal, et des remarques qui ont leur prix. Que l’on me permette d’en donner ici un petit trait ; une citation de Racine est bien faite pour délasser le lecteur :

        « Dites-moi, Messieurs (de Port-Royal), qu’est-ce qui se passe dans » les, comédies ? On y joue un valet fourbe, un bourgeois avare, un marquis extravagant, et tout ce qu’il y a dans le monde de plus digne de risée. J’avoue que le Provincial a mieux choisi ses personnages ; il les a cherchés dans les couvents et dans la Sorbonne ; il introduit sur la scène tantôt des jacobins, tantôt des docteurs, et toujours des jésuites. Combien de rôles leur fait-il jouer ? tantôt il amène un jésuite bonhomme, tantôt un jésuite méchant, et toujours un jésuite ridicule. Le monde en a ri pendant quelque temps, et le plus austère janséniste aurait cru trahir la vérité que de n’en pas rire. » On conçoit que les jansénistes aient condamné Racine à la pénitence cationique*** pour avoir écrit ces lignes ; mais je suis assuré que M. Bernier conviendra que notre grand tragédien ne connaissait pas trop mal les immortelles.

        Mais laissons les jésuites qui, après tout, sont bien en état de se défendre, s’ils le voulaient, et portons notre attention sur un autre passage de l’article de M. le chanoine Bernier. Dans ce passage, il s’agit de l’évêque d’Angers, Henri Arnauld, frère de celui que le parti a surnommé le Grand. M. Bernier vient de raconter comment ce pauvre prélat eut le malheur de se prêter à l’indigne manœuvre par laquelle les quatre évêques récalcitrants dont il faisait partie, d’accord avec les chefs de la secte, trompèrent sciemment le pape Clément IX, et feignirent une soumission contre laquelle ils protestaient en même temps par écrit secret. M. Bernier vient de raconter comment le même Henri Arnauld, de retour dans son diocèse, chercha à tromper son clergé et son peuple, dans le prétendu synode de Saumur, où les lois de la bonne foi comme celles de l’orthodoxie furent indignement foulées aux pieds, et c’est après avoir enregistré ces faits houleux, que notre écrivain ajoute ces incroyables paroles : « Il est » désolant d’avoir à constater des faits qui obscurcissent la gloire » d’ailleurs si pure, d’un de nos plus grands évêques. Mais s’il a des » droits bien acquis à notre reconnaissance par un épiscopat fécond » en œuvres de zèle et en sages institutions, la vérité a aussi les » siens, qui sont ici d’autant plus sacrés qu’ils intéressent la foi, la » dignité du Saint-Siège et l’autorité de l’Eglise. »

        Je le demande à M. le chanoine Bernier, quelle idée de tels éloges prodigués à Henri Arnauld donneront-ils à ses lecteurs sur le jansénisme et ses effets ? Il l’a qualifié d’hérésie, il en a montré les rapports avec le calvinisme ; or voilà un évêque fauteur de cette erreur ; un évêque qui après avoir scandalisé l’Église par des mandements schismatiques, ne trouve rien de mieux à faire que de tromper le Saint-Siège par une lâche et frauduleuse souscription, et on vient nous dire de reconnaître dans un tel évêque des « vertus apostoliques ». N’y a-t-il donc des « vertus apostoliques » hors de l’Église ; et Henri Arnauld était-il par hasard dans l’Église, lorsqu’il avait encouru l’excommunication sous laquelle il a vécu depuis lors, pour avoir en réalité décliné la signature du formulaire, tout en feignant de l’avoir donnée ? Oui, « la foi, la dignité du Saint-Siège et l’autorité de l’Église » sont en jeu ici ; mais elles se réunissent pour flétrir celui qui s’est si tristement joué d’elles. Qu’importent « ses œuvres de zèle et ses sages institutions ? » L’absence de la foi et de la soumission les a rendues stériles ; elles ont eu pour lui leur récompense en ce monde ; mais n’étant pas produites dans la foi et l’unité de l’Église, elles n’ont été d’aucun poids aux yeux de celui qui exige cette foi et cette unité pour reconnaître dans nos œuvres, les œuvres chrétiennes et apostoliques. Ceci est vrai d’un particulier, mais à combien plus forte raison d’un évêque qui est « la lumière du monde ? » Si la lumière devient ténèbres, que deviendra l’Eglise ; et qui pourrait dire combien d’âmes ont égarées l’exemple et l’influence de Henri Arnaud, canonisé dès son vivant par le parti, et jusqu’à nos jours glorifié comme M. Bernier vient de le faire ? Il appelle Henri Arnauld un des plus grands évêques d’Angers. Qu’en pensent au ciel les saints évêques de cette illustre Eglise qui « ont vaincu le monde par la foi, » tandis que Henri Arnauld s’est laissé vaincre par le monde, et lui a sacrifié la foi ? Non, l’église d’Angers n’est pas intéressée à la gloire de Henri Arnauld ; son long épiscopat a été un fléau pour elle ; car tant qu’il se prolongea, la foi, le premier des biens, fut en péril. Que j’aimerais bien mieux entendre M. Bernier glorifier la noble faculté de théologie de sa ville, qui sut tenir tête à un pasteur infidèle, et conserver intacte à travers toute la longue crise du jansénisme, cette pureté de doctrine que la Sorbonne lui a enviée, et qui lui donnait le droit de s’intituler « La faculté vierge : Virgo Facultas ! »

        Si je ne craignais de trop prolonger cette revue critique de l’article de M. l’abbé Bernier, j’insisterais sur un autre alinéa dans lequel, après avoir établi que les jansénistes défendaient « avec obstination, » un livre condamné « comme hérétique ; » vantaient et propageaient à outrance « les doctrines de ce même livre ; » dirigeaient une attaque incessante « contre le dogme ; » enfin « refusaient la soumission d’esprit et de cœur à l’Église enseignante ; » le respectable chanoine confesse qu’il a « de la répugnance » à flétrir ces hommes du nom de « sectaires. » J’avoue que je ne comprends pas cette logique. Vous venez de convenir que le jansénisme est une hérésie condamnée par l’Église ; d’autre part, vous avouez que les hommes en question ont soutenu « avec obstination » cette hérésie, et vous hésitez à les appeler hérétiques ! Alors, dites-nous quelle est la portée de votre article ? Quel service aurez-vous rendu à vos lecteurs, en leur montrant la gravité de l’erreur jansénienne et la solennité des arrêts que l’Église a rendus contre elle, si vous leur donnez droit de conclure que les réfractaires à ces arrêts ne peuvent pas être appelés sectaires ? Il me semble que, dans ce cas, la moralité de l’article se réduirait à ceci : quand l’Église a condamné une doctrine comme hérétique, ceux qui persistent à la soutenir ne doivent pas être appelés hérétiques. Ceci serait nouveau dans l’Église ; et la logique, je le répète, aurait de la peine à retrouver la conclusion dans les prémisses. Le motif sur lequel M. le chanoine Bernier appuie son indulgence est que ces mêmes hommes ont écrit sur d’autres matières des livres orthodoxes ; et prétendons-nous par hasard que les hérétiques sur un point sont incapables de soutenir la vérité sur un autre ? Il est vrai que les jansénistes enseignaient que les vertus mêmes des infidèles étaient des péchés ; mais l’Église a foudroyé cette doctrine ; mais en même temps elle nous enseigne qu’il suffit de la négation d’art sent dogme pour faire un hérétique, fut-on prêt à donner sa vie pour tous les autres. De même que nous citons Tertullien dans ses traités orthodoxes et que nous le poursuivons comme hérétique dans les autres, de même aussi nous prenons de Port-Royal ce qui peut être bon et utile ; mais nous anathématisons Port-Royal en tant qu’il résiste aux décisions rendues contre ses erreurs dans la foi.

        En terminant, M. l’abbé Bernier reproche aux jansénistes d’avoir « dénaturé les anciennes maximes de la Sorbonne et du clergé de France » et de s’en être fait un rempart, après les avoir faussées, pour braver l’autorité de l’Église. Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre une discussion sur un point si délicat ; je me bornerai à dire que les maximes gallicanes que désigne ici M. Bernier n’étaient pas des maximes « anciennes, » ni dans la Sorbonne, ni dans le clergé de France. Il ne serait pas difficile de prouver par les faits qu’elles remontent assez peu haut, et qu’il fut un temps où la Sorbonne et le clergé de France .soutenaient avec tout le reste de l’Église les maximes romaines. Quant à ce qui est du clergé, j’ai cité plus haut les paroles de la lettre de l’assemblée de 1653 à Innocent X : c’est assez près de nous. Clément XI, dans son courageux Bref à l’assemblée de 1703, attribuait le succès et la permanence du jansénisme en France à ces mêmes maximes que préconise M. Bernier ; je crois que, à part l’autorité du pontife qui suffit bien à elle seule, les faits sont venus prouver combien son assertion était fondée. Partout où régnaient les doctrines romaines, le jansénisme n’a pu réussir ; chez nous il est devenu redoutable, parce que nos maximes modernes et non anciennes lui fournissaient un prétexte pour la résistance, et que nul n’osait alors articuler un mot pour réclamer le vrai remède. J’aurais beaucoup à ajouter ; mais j’aime mieux conclure, en bénissant Dieu qui protège la France de ce qu’il a daigné, en lui donnant le Concordat de 1801, renouveler en elle les véritables, anciennes maximes, et rendre familier à tous nos frères cet axiome emprunté à saint Augustin : « Rome a parlé, la cause est finie »

    Dom P. Guéranger