Marie d’Agréda – 27e article

Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.

27ème article : Le fond des idées qui se sont produites au sujet de la Cité mystique, à l’époque de la censure de la Sorbonne. L’opuscule de Bossuet. Les conséquences de prise de position de Bossuet.

 

(27e article.—Voir les n°s des 23 mai, 6 et 20 juin, 18 juillet, 1 et 15 août, 12 et 26 septembre, 10 octobre, 21 novembre, 5 et 19 décembre 1858, 16 et 31 janvier, 13 février, 13 et 28 mars, 11 avril et 15 et 29 Mai, 15 juin et 18 juillet, 7 et 22 août, et 18 septembre et 9 octobre 1859.)

 

    L’histoire du livre de la Voyante d’Agréda nous a entraîné bien au delà des limites que nous nous étions tracées ; et cependant, lorsque nous regardons en arrière, il nous semble que nous avons passé rapidement sur, cette multitude de faits qu’il nous a fallu réunir et raconter. Nous croyons avoir, autant du moins qu’il était possible à notre faiblesse, vengé la mémoire vénérable d’une des plus saintes Ames du XVIIe siècle, indignement outragée dans une foule d’écrits depuis bientôt deux siècles ; il nous reste à dire quelques mots sur le fond des idées qui se sont produites au sujet de la Cité mystique, à l’époque de la censure de la Sorbonne et depuis. Etait-ce donc uniquement à ce pauvre livre espagnol que l’on en voulait alors ? Ce déchaînement n’avait-il pour objet que les récits merveilleux dont les pages de la Sœur sont remplies ? Il est clair, par tout ce qui se passa alors, et par ce qui s’est passé depuis, que le livre avait choqué, parce qu’il donnait de la Mère de Dieu une idée différente de celle que les préjugés de la fin du XVIIe siècle voulaient en faire concevoir. Nous avons exposé assez au long les causes de cet abaissement du niveau de la théologie, pour n’avoir pas à y revenir. Mais il importe d’étudier dans les documents du temps l’impression causée par la Cité mystique ; on jugera mieux de l’état des esprits à cette époque. Nous ne pouvons puiser à une source plus sûre les renseignements qui nous sont nécessaires, que dans l’opuscule de Bossuet contre le livre et dans la Censure même de la Sorbonne ; nous résumerons donc successivement ces deux documents qui s’enchaînent l’un à l’autre.

L’opuscule de Bossuet, qui occupe quatre pages in-octavo dans le tome XXX de l’édition de Versailles, porte le titre de Remarques ; c’est une sorte de rapport sur la Cité mystique, destiné à être remis au chancelier du royaume, dans le but de faire mettre arrêt à la circulation du livre. Le ton en est très dur, et l’on sent que l’auteur désire ne pas manquer son but. Il commence ainsi : « Le seul dessein de ce livre porte sa condamnation. C’est une fille qui entreprend un journal de la vie de la Sainte-Vierge, où est celle de Notre-Seigneur, et où elle ne se propose rien moins que d’expliquer, jour par jour et moment par moment, tout ce qu’ont fait et pensé le Fils et la Mère, depuis l’instant de leur conception jusqu’à la fin de leur vie ; ce que personne n’a jamais osé. » Je passe sur le ton de mépris et d’insulte, en me bornant à rappeler au lecteur les témoignages respectueux de l’estime la plus réfléchie que le même livre a reçus du cardinal d’Aguirre, ami de Bossuet, et des universités de Toulouse, de Louvain, de Salamanque, etc. Il faut de toute nécessité que l’on fut déjà divisé, quant au fond, sur d’autres matières, pour différer à ce point dans l’appréciation d’un livre. Inutile aussi de rappeler que tout ce que renfermait la Sorbonne d’hommes livrés au parti janséniste, les futurs signataires du Cas de Conscience, les futurs appelants de la Bulle, prononçaient sur le livre dans le sens opposé à d’Aguirre et aux universités. Pour revenir maintenant aux reproches que Bossuet fait à la Cité mystique, dans le passage qui vient d’être rapporté, il me semble que ces paroles donnent lieu à deux questions. Si l’on suppose que le livre ait été écrit d’après une impulsion divine serait-il interdit à Dieu de manifester d’une manière suivie le détail dés événements de la vie de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge ? Personne sans doute, n’oserait limiter en cela le pouvoir divin. Que devient alors l’objection, du moment qu’il est constant que la Sœur n’entend rien dire de son fond, mais qu’elle prétend parler uniquement d’après ce qui lui a été manifesté ? En second lieu, est-il exact de dire que l’on trouve relaté dans la Cité mystique, « jour par jour, moment par moment, tout ce qu’ont fait et pensé le Fils et la Mère. » M[onsieur] le chancelier dut le croire sur un tel témoignage ; mais les lecteurs de la Cité mystique savent que les détails s’ont fort loin d’être aussi abondants ; ils savent que si l’on peut y suivre, en effet, jour par jour et moment par moment certains épisodes, il y a non seulement des jours et des semaines, mais même des mois et des années sur lesquels la Sœur ne dit absolument rien. Catherine Emmerich est infiniment plus précise que Marie d’Agréda, et nous ne voyons pas que cette précision soit alléguée comme un motif de repousser ses récits.

Bossuet s’élève ensuite contre le titre d’Histoire divine que la Sœur donne à son livre, « par où, dit-il, elle veut exprimer qu’il est inspiré et révélé de Dieu dans toutes ses pages. » Ne valait-il pas mieux s’enquérir auprès de la Sœur elle-même de l’importance qu’elle attache à son œuvre et du sens qu’elle donne à son titre ? Comme elle est persuadée de la réalité des communications divines qui l’ont mise en état d’écrire les mystères de la vie de la Mère de Dieu, et qu’elle pense avoir reçu du Ciel l’ordre de prendre la plume, malgré ses répugnances, il est naturel qu’elle ne considère pas son livre comme une composition humaine, mais comme procédant de la lumière divine. Que l’on nie, si l’on veut, la réalité de ses extases ; cela est permis, surtout en donnant des preuves ; mais que l’on ne s’étonne pas que la Sœur intitule son livre d’après le point de vue qu’elle doit nécessairement avoir. Dira-t-on qu’un tel titre est inspiré par la prétention de mettre la Cité mystique sur la même ligne que les Ecritures révélées ? Mais tous les lecteurs du livre savent que Marie d’Agréda le soumet en vingt endroits à la correction de la sainte Église, se conformant d’avance au jugement qu’elle en portera ; et confessant que, quant à elle-même, elle n’est qu’une pauvre femme, ignorante. Ce n’est pas là le langage d’un auteur qui voudrait donner son livre « comme inspiré et révélé de Dieu. » Bossuet ajoute : « l’Ecriture est la seule histoire qu’on peut appeler divine. » Dans le sens strict du terme, il faut en convenir ; mais, dans un sens plus étendu, on ne fait pas difficulté d’appeler divines les communications célestes qu’une âme reçoit dans l’oraison, bien qu’ensuite elle les rende avec plus ou moins d’imperfection, si elle veut en écrire le détail.

« Le détail est encore plus étrange, continue le sévère docteur ; tous les contes qui sont ramassés dans les livres les plus apocryphes sont ici proposés comme divins, et on y en ajoute une infinité d’autres avec une affirmation et une témérité étonnantes. » L’affirmation serait, en effet, aussi téméraire qu’étonnante, si la Sœur prenait ses récits dans son propre fond ; mais tant que l’on n’a pas démontré que Marie d’Agréda se trompe ou nous trompe, en donnant ses narrations comme lui ayant été manifestées dans l’extase, il est évident que l’accusation est gratuite. Dieu connaît beaucoup de choses de fait que nous ignorons ; rien ne l’empêche de les faire connaître, s’il le juge à propos ; et si le récit qui nous en est fait par les personnes à qui il lui aurait plu d’en manifester quelque chose ne contient rien de contraire à la doctrine de l’Église, on est libre, sans doute, de n’y pas donner son assentiment ; mais il faudrait avoir des preuves directes pour accuser la personne de témérité, surtout si la sainteté de sa vie demeure incontestable.

On ne saurait non plus s’empêcher de trouver d’une rigueur excessive l’endroit où Bossuet s’élève contre le passage où la Sœur raconte l’immaculée conception de la sainte Vierge. Qu’on lise le chapitre, et l’on verra s’il est équitable de dire qu’il « fait horreur. » Sans doute la Sœur s’étend, comme elle fait toujours, sur cet épisode essentiel ; mais on chercherait vainement là ces termes inconvenants auxquels on est en droit de s’attendre après une dénonciation si solennelle et si violente.

Les Saintes-Ecritures renferment une foule de passages infiniment plus libres ; est-il permis de s’en scandaliser ? On aura beau faire, on ne transformera point en détails licencieux quelques pages écrites avec tout le sérieux possible sur un sujet des plus sérieux. Quelques lecteurs d’un autre temps pourront s’en étonner ; le langage actuel souffrirait difficilement, j’en conviens, cette simplicité ; mais s’il était vrai, comme le dit l’illustre critique, que l’on doive « interdire à jamais tout le livre aux âmes pudiques, » comment expliquer que tant de docteurs chez lesquels la piété est égale à la science, l’aient lu sans en être choqués, et l’aient recommandé avec tant d’instances à l’admiration des âmes pieuses?

Bossuet se récrie ensuite avec force sur ce que dit la Sœur, que l’âme de la sainte Vierge aurait été unie au corps plus promptement qu’il n’arriva aux autres enfants ; que l’instant où cette union eut lieu causa à la Divinité une joie supérieure, à raison des relations que cette créature à jamais bénie devait avoir avec la glorieuse Trinité ; que Marie, dès le sein de sa mère, instruite des malheurs de l’humanité, versa des larmes sur le péché et sur les suites déplorables qu’il a entraînées pour notre race ; que la Vierge, aussitôt après sa naissance, fut enlevée pour quelques instants dans l’empyrée en corps et en âme ; « choses dont on n’a jamais ouï parler, ajoute-t-il, et qui n’ont aucune conformité avec l’analogie de la foi. » Que ces détails n’eussent jamais été traités, y a-t-il lieu de s’en étonner, quand on entend la Sœur déclarer que si elle les raconte, c’est uniquement parce qu’ils lui ont été divinement manifestés ? Qui ne voit que toute révélation nouvelle devient inutile si, pour qu’elle mérite créance, il est nécessaire qu’elle ne porte que sur des choses dont on a déjà ouï parler ? On avait pensé jusqu’alors qu’une révélation consistait dans la manifestation de choses cachées et inconnues : faudrait-il donc renoncer à cette notion fondamentale, uniquement dans le but de décrier la Cité mystique ? Quant à la conformité des faits en question avec l’analogie de la foi, elle a été discutée dans tous les savants écrits dont j’ai donné le nombreux catalogue ; ces écrits n’avaient pas encore paru au moment où Bossuet écrivit ces lignes ; ils furent publiés en réponse à la censure de la Sorbonne dont il fut l’un des principaux instigateurs ; mais il est permis de penser que s’il les eût connus et pesés, son jugement en fut peut-être devenu moins sévère.

N’y a-t-il pas aussi quelque trace de préoccupation un peu trop vive lorsque Bossuet, à propos des discours que l’on rencontre à chaque pas dans la Cité mystique, et dans lesquels Dieu, la sainte Vierge, les anges et les autres personnages mis en scène expriment leurs pensées, déclare que ces discours, à eux seuls « doivent faire rejeter tout l’ouvrage, » parce qu’on y trouve que vues, pensées et raisonnements humains ? » Aux yeux d’autres critiques, ces discours sont la plus riche partie du livre ; c’est-là que les sentiments sont mis en jeu avec une délicatesse et une abondance merveilleuses. Sans doute, ainsi que nous en sommes convenus volontiers l’ineffable concision des saints Evangiles rend d’une manière plus vive, plus profonde, les sentiments exprimés par les interlocuteurs ; mais l’écrivain sacré est inspiré, l’Esprit-Saint lui suggère avec précision les propres termes ; tandis que l’extatique est réduit à lui-même pour rendre ce qu’il a senti, ce qu’il a entendu ; de là les efforts de style qu’il est obligé de faire, lorsqu’il veut exprimer les sentiments qui sont demeurés empreints dans son souvenir. Lorsqu’il s’agit de rendre les paroles intérieures qui expriment en Dieu ses volontés, et qui ne peuvent être manifestées à l’extatique qu’au moyen d’une vue abstractive, il est clair que les locutions humaines employées à cet effet sont d’une imperfection extrême, puisqu’elles cherchent à rendre dans un langage extérieur et grossier, ce qui n’a eu dans l’essence divine qu’une expression intérieure. Mais il faut prendre garde de ne pas faire à la Sœur un reproche qui retomberait sur les Saintes Ecritures elles-mêmes, qui en dehors des paroles sorties de la bouche du Verbe incarné, sont réduites aussi à se servir de la marche et des figures du langage humain pour traduire les pensées et les volontés intimes de Dieu. Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram. – Ecce Adam factus est unus ex nobis. Etc. Venite, descendamus, et confundamus ibi linguam eorum, etc. ; c’est bien là assurément, le langage humain ; mais on se demande par quel autre moyen l’historien inspiré pourrait nous initier à la pensée divine. Et, non seulement Moïse, mais les Prophètes, nous offrent sans cesse de ces monologues divins, et il ne vient à l’esprit d’aucun chrétien d’y voir une dégradation des pensées de Dieu. Il semble, au contraire, que cette traduction verbeuse, toute infime qu’elle est, en dehors, je le répète, des communications que le Verbe incarné a daigné nous faire directement, demeure, malgré ses imperfections, l’unique moyen par lequel l’homme peut arriver à connaître les sentiments de Dieu, tant qu’il ne plaît pas à sa divine majesté de se dévoiler elle-même à lui dans les heures fugitives de la contemplation. Il va sans dire qu’entre les discours intérieurs de Dieu, que nous rendent les Saintes-Ecritures et ceux que nous lisons dans la Cité mystique, il existe un intervalle immense quant à la certitude et à l’autorité ; mais il est bon de noter aussi que le principe de critique dont Bossuet use ici irait jusqu’à atteindre les révélations de sainte Brigitte, de sainte Catherine de Sienne, de sainte Madeleine de Pazzi, etc. dans lesquelles on entend assez souvent Dieu parler un langage humain continué même dans de longues périodes.

L’illustre adversaire l’attaque ensuite sur la faveur qu’il lui impute à l’égard du scotisme. « Depuis le troisième chapitre jusqu’au huitième, dit-il, ce n’est autre chose qu’une scholastique raffinée, selon les principes de Scot. Dieu lui-même en fait des leçons et se déclare scotiste, encore que la religieuse demeure d’accord que le parti qu’elle embrasse est le moins reçu dans l’école. Mais quoi ! Dieu l’a décidé, et il faut « l’en croire. » On voit aisément ici que le docteur thomiste n’est pas toujours de sang-froid en présence de l’Ecole de Scot, et son ton rappelle tant soit peu celui des Provinciales. Nous avons déjà parlé du scotisme de la Sœur. Evidemment, si Scot a raison dans ses sublimes théories sur le mystère de l’Incarnation, Dieu le sait ; et si Dieu le sait, qui pourrait l’empêcher de le dire, même à l’Abbesse d’Agréda, s’il le juge bon ? Soyons donc thomistes, si bon nous semble ; mais n’allons pas pour cela jusqu’à gêner la liberté même de Dieu. Il est vrai que nous vivons une époque où le scotisme a cueilli une palme que la théologie française de la fin du XVIIe siècle était peu disposée a lui décerner ; c’est pour cela que les défenseurs de la Cité mystique relèvent un peu la tête. Bossuet ajoute que la Sœur a même outré les principes de l’école de Scot, « en faisant dire à Dieu que le décret de créer le genre humain a précédé celui de créer les anges. » II s’agit cependant ici d’une pure conséquence. Si Dieu, dans le plan général de la création s’est proposé la gloire de son Verbe incarné, quoi d’étonnant que la création de la nature humaine, à laquelle devait s’unir son Fils éternel, ait été le but primaire de son opération, et que la nature angélique, supérieure à la nôtre, mais non appelée aux mêmes honneurs, se présenté dès-lors comme un magnifique complément de l’œuvre de Dieu, plutôt que comme un but final ? L’Apôtre ne nous apprend-il pas que l’Homme-Dieu est aussi le Chef des principautés et des puissances, qui ont dû attendre que la plénitude des temps fût accomplie, pour recevoir de ce Verbe incarné, ce qui leur manquait encore en gloire et en félicité ? J’ai eu l’occasion de rappeler ci-dessus comment M[onsieur] Olier, à Saint-Sulpice, arrivait par la voie de l’oraison aux mêmes conclusions sur ces matières que Marie d’Agréda, dans son cloître, au fond de la Castille.

Le XVIIe siècle était encore, alors, illuminé des rayons de la sainteté qui plus tard pâlirent et ne reprirent plus leur splendeur première.

Bossuet, en terminant, reproche au livre « une fade et languissante longueur ; » mais il ajoute que ce livre « se fera lire par les esprits, foibles, comme un roman d’ailleurs assez bien tissu et assez élégamment écrit. » Les forts esprits appellent les autres des esprits foibles, c’est trop juste ; mais n’est-il pas arrivé quelquefois que les esprits les plus forts ont subi certaines faiblesses, et que les esprits réputés faibles ont vu plus loin et plus haut que les premiers ? Dans une foule d’écrits, Bossuet parle des doctrines dites ultramontaines comme d’un système impossible à soutenir, nouveau, contraire à la tradition, né dans les bas siècles, du milieu de la confusion des idées ; et nous avons vu le plus grand génie de ces derniers temps, l’homme dont le nom grandit toujours. Joseph de Maistre relever, par son adhésion aussi simple que ferme, ces mêmes doctrines dites ultramontaines, et dans lesquelles de forts esprits n’avaient su voir que de pitoyables erreurs, produit informé du Moyen-Age. Bossuet et de Maistre sont deux grands génies ; les hommages de la postérité les suivront l’un et l’autre jusqu’au dernier jour du monde ; mais il est des points capitaux sur lesquels ils se trouvent en dissentiment ; il faut, sur ces points, abandonner nécessairement l’un ou l’autre. Sur la constitution de l’Église chrétienne, sur l’étendue des pouvoirs divins de son chef, l’un a dû être un fort esprit, l’autre un faible esprit : Qui décidera ? Une autorité que tous deux ont révérée : l’Église ! l’Église, qui, par sa seule pratique, décide en semblable matière. Ouvrons les yeux, et voyons avec lequel des deux elle est dans sa conduite. Mais je me hâte de revenir à la Sœur.

II est donc reconnu que la Cité mystique est tout à la fois un livre « d’une fade et languissante longueur, » et « un roman d’ailleurs assez bien tissu, et assez élégamment écrit. » Voilà le jugement littéraire, tant soit peu obscur et contradictoire ; du moins en peut-on conclure que le livre n’est pas sans quelques beautés, pour avoir obtenu d’un tel juge une sentence encore aussi favorable dans ces quatre pages destinées à l’immoler sans retour. Quelques lignes plus bas, le redoutable critique lui porte un nouveau coup ; ce livre, dit-il, est « une fable qui n’opère qu’une perpétuelle dérision de la religion. » On ne saurait être plus fort ; et il n’y a qu’à s’étonner que tant d’hommes doctes ne se soient pas rendus à ce coup. Voici le dernier trait ; il est mieux encore : le livre de Marie d’Agréda « n’est qu’un artifice du démon pour faire qu’on croie mieux connaître Jésus-Christ et sa sainte Mère par ce livre que par l’Evangile. » II est évident que, sur un tel énoncé, partant d’une telle main, M[onsieur] le chancelier ne pouvait pas hésiter à retirer des mains des Français un livre qui n’est qu’une perpétuelle dérision de leur religion et qu’un artifice du démon pour leur ravir la vraie foi. C’est donc avec le pur Évangile que la France passa du XVIIe siècle au XVIIIe. Voltaire n’eut point à renverser le rempart de la Cité mystique ; il battit en brèche tout directement l’Évangile même ; et nous savons de reste avec quelle mollesse la nation résista aux atteintes de l’esprit philosophique, avec quelle rapidité le sens chrétien disparut des individus d’abord, et bientôt des masses. Voltaire se livra à la perpétuelle dérision de la religion ; et il est permis de croire aujourd’hui qu’il y réussit d’une manière plus fatale que ne l’eût fait la libre circulation du livre de la Voyante espagnole.

D[om] P[rosper] Guéranger.