Marie d’Agreda – 4e article

Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.

4ème article : Présentation du livre de la Cité Mystique. Les visions de la vénérable. Répugnances de Marie d’Agréda pour écrire le livre. Le triomphe de l’obéissance. Critique textuelle.

(Quatrième article. – Voir les n°s du 23 Mai, du 6 et du 20 Juin.)

    Nous avons vu dans les articles précédents quelle idée on doit se former de la personne et des vertus de Marie d’Agréda, et comment le savant et sage Benoît XIV ne faisait pas difficulté d’exprimer, jusque dans un de ses Brefs les plus graves, la tendre vénération dont il était pénétré pour cette servante de Dieu. Il nous reste maintenant à faire connaître à nos lecteurs le livre fameux dont l’Espagne s’honore, et qui, durant plus d’un siècle, a pu faire chez nous de l’humble et innocente Marie de Jésus un signe de contradiction. Nous continuerons de procéder par les faits.

Il y avait huit ans que le monastère de l’Immaculée-Conception avait été fondé dans la petite ville d’Agréda, Marie de Jésus avait enfin triomphé par sa patience et son héroïque charité des épreuves dont le début de sa carrière dans la religion avait été semé, et elle était arrivée à sa vingt-cinquième année, lorsque le choix unanime de ses Sœurs la porta à la dignité d’abbesse. L’humble vierge se jugeant incapable d’une telle charge, tomba dans une tristesse profonde à laquelle elle eût succombé si la bonté de Dieu ne fût venue à son secours. II daigna la rassurer et lui manifestant que tel était son bon plaisir ; mais si grandes étaient les répugnances de la Sœur pour toute espèce de supériorité, qu’elle eût une peine infinie à supporter le poids de celle qui lui avait été imposée, si la Mère de Dieu elle-même, à laquelle elle avait eu recours, ne lui eût donné les assurances d’une continuelle protection : « Ma fille, console-toi, lui dit-elle un jour ; prends garde que ces soucis ne te fassent perdre la tranquillité du cœur. C’est moi-même qui serai ta mère et ta supérieure, celle aussi de toutes les Sœurs qui te sont soumises. Tu m’obéiras ; et je suppléerai à tes manquements ; tu ne seras que ma coadjutrice, et c’est par toi que j’accomplirai la volonté de mon Fils et mon Dieu.

A partir de ce moment, les communications entre la Reine du ciel et la servante de Dieu devinrent plus fréquentes et plus intimes. Marie initia sa pupille à tous les mystères de sa vie, à toutes ses vertus et à toutes ses grandeurs, et la jeune abbesse pénétra toujours plus avant le sublime mystère de l’Incarnation, à mesure que les excellences de la Mère de Dieu lui étaient dévoilées. C’était particulièrement aux fêtes de la Sainte-Vierge que Marie de Jésus recevait ces illustrations ; en l’une d’elles, Dieu lui fit connaître que son intention était qu’elle écrivît ce qui lui était ainsi manifesté, afin qu’il pût servir à l’édification du prochain. Cette volonté divine fut pour la Sœur l’objet de la plus terrible épreuve qu’elle eût ressentie jusqu’alors. Un invincible découragement, qui procédait d’une humilité mal entendue, s’empara d’elle, et elle lutta longtemps contre la volonté divine, cherchant à justifier ses résistances par la faiblesse de son sexe, auquel, pensait-elle, il ne convient pas de s’immiscer dans des matières si sublimes. Durant plusieurs années elle se sentit ainsi tirée en sens contraires, ne manifestant qu’avec réserve à ses directeurs ce qui se passait en elle à ce sujet, et suppliant Dieu avec larmes qu’il daignât les éclairer, afin qu’ils la préservassent de toute illusion et de toute erreur contre la foi de l’Eglise. Marie de Jésus a rendu compte elle-même de toutes ces anxiétés, et elle ajoute qu’elle se fût trouvée grandement heureuse si ses directeurs avaient pu perdre de vue et oublier les communications qu’elle s’était crue obligée de leur faire sur les injonctions qu’elle avait reçues.

La Sœur nous a conservé les termes d’un de ces commandements qui lui furent faits au sujet du livre qu’elle devait écrire. Un jour de la Présentation de la Sainte-Vierge, Dieu lui fit entendre ces paroles : « Mon épouse, il y a plusieurs mystères de ma Mère et des saints qui sont manifestés dans mon Église militante ; mais il en est beaucoup d’autres qui sont demeurés cachés. Je veux découvrir ces mystères, mais particulièrement ceux qui regardent ma très pure Mère, et je veux que tu les écrives, selon que tu en seras instruite. Je te les déclarerai, je te les montrerai : les ayant réservés jusqu’ici par un secret jugement de ma sagesse, parce que le temps n’avait pas été convenable à ma Providence. Le temps est arrivé, et c’est ma volonté que tu écrives ces choses. 0 âme ! obéis-moi. » On ne peut s’empêcher de rapprocher ces paroles de celles qu’écrivait au XI° siècle l’un des plus vénérables docteurs de l’Eglise de France, Pierre de Celles, évêque de Chartres : « Je crois et confesse qu’il y a pour nous plus d’inconnu encore que de connu en ce qui touche la Vierge sainte. Credo et confiteor plura apud nos ignota de Virgine sancta quam nota. » [Lib. IX, Epist. 10.) En même temps, il est permis d’espérer que ces merveilles inconnues seront un jour manifestées, et il n’appartient pas à l’homme de tracer les règles que Dieu devra suivre, quand il jugera à propos de dérouler plus complètement le tableau des grandeurs de sa Mère.

Les répugnances de la Sœur devaient cependant avoir un terme, et une plus longue résistance serait devenue coupable. Il appartenait à l’obéissance religieuse de triompher chez elle d’une pusillanimité à laquelle elle avait cédé trop longtemps. La divine Providence envoya pour un directeur aux Sœurs de l’Immaculée-Conception d’Agréda un des membres les plus doctes et les plus pieux de l’ordre de Saint-François, le P[ère] François-André de la Torre, qui connaissait déjà Marie de Jésus, et avait soumis à un sévère examen l’esprit et les voies de la servante de Dieu, à l’époque où il avait visité le monastère en qualité de provincial. Ce vénérable personnage fut envoyé au monastère que possédait son Ordre dans la ville d’Agréda, et il y passa les vingt dernières années de sa vie, à la réserve de quelques intervalles de peu du durée, dans l’un desquels eut lieu l’événement important que nous raconterons tout à l’heure. Il donna tous ses soins à l’âme privilégiée dont il avait apprécié la rare sainteté, et il sut mettre à si haut prix la faveur que le Ciel lui avait faite de placer sous ses yeux cet admirable modèle de toutes les vertus, qu’il refusa un des plus riches évêchés de l’Espagne, qui lui était offert par Philippe IV, plutôt que s’éloigner d’Agréda. Le Roi n’insista pas ; il estimait lui-même trop sincèrement la servante de Dieu pour ne pas comprendre l’importance qu’il y avait à maintenir près d’elle un directeur aussi éclairé dans les voies de Dieu.

I1 y avait près de dix ans que Marie de Jésus avait reçu d’En-Haut les premières invitations à écrire l’histoire de la Mère de Dieu sur les lumières qui lui avaient été données, lorsque le P[ère] François de la Torre jugea que le temps était arrivé pour elle de se rendre enfin à ce que le Ciel demandait d’elle. Il avait pu, sans manquer de respect envers la divine volonté, étudier longuement les phénomènes de grâce qui se produisaient dans sa pénitente, « éprouver l’esprit, » selon la règle de l’Apôtre ; mais dix années employées à de telles investigations étaient un terme assez long pour qu’il ne fût pas possible d’attendre davantage sans risquer de s’opposer aux intentions clairement manifestées du Très-Haut. La Sœur reçut donc l’ordre de mettre de côté toutes ses hésitations et toutes ses frayeurs, et de prendre la plume pour écrire tout ce qu’elle avait recueilli dans l’oraison sur la vie et les grandeurs de la Mère du Sauveur. Plus d’une tempête de découragement vint assaillir la servante de Dieu pendant qu’elle se livrait à cette tâche ; mais l’obéissance la rendit victorieuse, et le livre, commencé en 1637, se trouva entièrement terminé dans un espace de temps assez court.

Marie de Jésus l’intitula : La Cité mystique de Dieu. La Cité est une des allégories bibliques sous lesquelles est signifiée la Mère de Dieu ; la liturgie la consacre en employant dans les offices de la Sainte-Vierge les Psaumes LXXXVI et CXXVI, où l’on montre le Seigneur se faisant lui-même le gardien de sa Cité, et où le Psalmiste s’écrie : « Que de choses glorieuses ont été dites de vous, ô Cité de Dieu ! » Nous serons à même de décrire ailleurs la marche entière du livre et d’en apprécier les principaux détails : aujourd’hui, il ne s’agit que de faire l’histoire de sa composition. Après avoir terminé sa rédaction, Marie de Jésus s’occupa d’en faire une copie qu’elle voulait offrir à Philippe IV, comme un complément de sa correspondance avec ce prince. Il est fait allusion à ce manuscrit dans une lettre du 25 octobre 1643, où la Sœur dit au Roi : « Le désir de contribuer au bonheur de Votre Majesté me rend prolixe ; je veux néanmoins lui rappeler ce que j’ai écrit dans un chapitre de cette histoire de la Mère de Dieu que connut Votre Majesté. » Et l’on voit que Philippe IV goûtait le livre, par ces paroles d’une lettre à la Sœur, en date du 7 mars 1644 : « Malgré mes nombreuses occupations, je saisis tous les instants dont je puis disposer pour lire quelques passages de l’histoire que vous m’avez envoyée. J’en ai déjà lu une grande partie ; elle m’intéresse au plus haut degré ; c’est une œuvre dont la lecture est fort à propos dans ce saint temps de Carême. » Après la mort du Roi, le manuscrit fut déposé à la bibliothèque de l’Escurial.

Mais un incident d’un genre tout à fait imprévu vint anéantir le manuscrit original de la Cité mystique. Le P[ère] François de la Torre fut obligé, en 1645, de faire une assez longue absence. Il avait été élu provincial dans l’Ordre, ce qui l’entraîna à faire la visite de sa province, et plus tard à se rendre à Tolède pour y assister au chapitre général. Durant cet intervalle, on donna pour confesseur au monastère de l’Immaculée-Conception un religieux qui avait été autrefois l’un des directeurs de Marie de Jésus. Ce religieux, sans prendre la peine, comme l’avait fait François de la Torre, d’étudier pendant de longues années les voies dans lesquelles Dieu avait établi la pénitente, blâma tout d’abord, les ordres qui lui avaient été donnés de se livrer à la rédaction du livre, prétendant qu’une femme ne doit pas se mêler d’écrire, et il lui enjoignit de jeter au feu immédiatement non seulement la Cité mystique, mais encore tous les autres écrits spirituels qu’elle avait composés pour obéir aux injonctions de François de la Torre. Un semblable commandement était trop dans le sens des répugnances que n’avait cessé d’éprouver Marie de Jésus ; et elle était d’ailleurs trop abandonnée à l’obéissance pour hésiter un seul instant. Tout fut donc livré aux flammes, et l’on peut juger de la contrariété, qu’éprouva François de la Torre, lorsqu’il revint à Agréda, et qu’il apprit de la Sœur à quel point le confesseur chargé de le remplacer momentanément avait poussé la rigueur et l’indiscrétion. A ses réprimandes, Marie de Jésus n’opposa que le silence de l’humilité ; au fond, elle se sentait rassurée par l’intention qu’elle avait eue d’obéir, et par cette considération que si Dieu était véritablement l’instigateur de l’œuvre à laquelle elle ne s’était livrée que par soumission, il saurait prendre les moyens d’amener la fin qu’il se proposait. François de la Torre n’ignorait pas qu’une copie de la Cité mystique était entre les mains de Philippe IV ; mais le respect pour Sa Majesté royale lui interdisait la pensée d’une démarche quelconque pour se mettre en possession de ce manuscrit, auquel le prince mettait le plus grand prix, et dont il ne se séparait jamais. Philippe IV, d’ailleurs, n’aurait-il pas eu le droit de se montrer blessé du peu d’égards que l’on avait eu pour une personne qu’il honorait de son amitié et de sa confiance, et dont les moindres écrits l’intéressaient à un si haut degré ?

Dans cette situation, François de la Torre n’hésita pas longtemps. Persuadé que Dieu ne fait pas de si grandes œuvres pour les laisser ensevelies dans l’oubli, il ordonna à la Sœur d’écrire de nouveau la Cité mystique, et de se confier dans les lumières dont elle était assistée plus que jamais, à mesure qu’elle marchait vers la perfection. Marie de Jésus accepta ce nouveau sacrifice ; mais durant les dix-huit mois que vécut encore François de la Torre, des maladies continuelles, des affaires pressantes, diverses attaques de l’ennemi, empêchèrent la servante de Dieu de donner même un commencement d’exécution aux ordres qu’elle en avait reçut. Au lit de la mort, François de la Torre remit à un de ses confrères, pour les consigner aux mains du provincial, divers manuscrits qu’il possédait de la servante de Dieu, et il acheva sa vie, le 19 mars 1647, dans les sentiments de la piété la plus tendre, aidé puissamment, dans ce dernier passage, par les prières et les saintes œuvres de la pénitente, qui ressentit vivement la perte de ce précieux guide, dont elle avait expérimenté le zèle et les lumières durant tant d’années. Toutefois, Marie de Jésus ayant appris que François de la Torre, avant de mourir, avait confié les manuscrits dont je viens de parler à son compagnon, et appréhendant que ces divers opuscules ne fussent tôt ou tard livrés au public, elle ne se donna aucun repos qu’ils ne lui fussent restitués. Le dépositaire dut céder à de si vives instances, et tous ces papiers furent remis à la Sœur dans la même cassette fermée où François de la Torre les avait consignés.

Le Général de l’ordre de Saint-François s’était réservé de donner lui-même un successeur au confesseur dont Marie de Jésus venait d’être privée ; mais les occupations de sa charge l’ayant empêché de s’acquitter de ce soin aussi promptement qu’il eût été à propos, là servante de Dieu retomba aux mains de ce même directeur qui lui avait commandé de brûler le manuscrit de la Cité mystique. Ce religieux ayant appris que certains manuscrits qu’avait possédés François de la Torre étaient revenus entre les mains de la Sœur, lui enjoignit encore de les jeter au feu ; ce qu’elle exécuta ponctuellement, et toujours avec le même empressement. Ces violences auxquelles était soumise la servante de Dieu furent ignorées des supérieurs ; ce qui fut cause que le confesseur continua son emploi jusqu’à sa mort, qui ne tarda que de peu d’années. Quant à Marie de Jésus, elle se sentait heureuse d’avoir enfin retrouvé la paix. Du côté de Dieu, elle n’avait pas le scrupule d’avoir résisté, puisqu’enfin elle s’était rendue et avait écrit docilement le livre que tant de réclamations d’en haut avaient exigé d’elle ; du côté d’elle-même, aucun reproche de conscience ne pouvait l’alarmer, puisqu’en détruisant son œuvre elle n’avait agi qu’en vertu de l’obéissance qu’elle devait. Non seulement on lui avait fait anéantir la Cité mystique, mais jusqu’aux moindres opuscules de spiritualité que François de la Torre lui avait fait écrire. Elle rentrait donc avec délices, et sans la moindre responsabilité dans cette heureuse obscurité dont elle n’aurait jamais voulu sortir ; enfin son bonheur eût été au comble s’il lui eût été possible, comme elle l’essaya, de rompre son commerce épistolaire avec Philippe IV, et de perdre ainsi toute importance dans un monde, qu’elle avait voulu fuir avant même de l’avoir connu.

La divine Providence, qui n’est jamais contraire à elle-même, et qui en vient toujours d’autant plus sûrement à ses fins qu’elle semble parfois s’en écarter davantage, disposa les choses tout autrement que ne s’y attendait la Sœur. Après la mort du directeur dont nous venons de parler, un religieux du plus haut mérite, le P[ère] André de Fuen-Mayor, se trouva chargé du monastère de l’Immaculée-Conception d’Agréda. Il entra en fonctions en l’année 1650, et garda cet emploi jusqu’en 1660, année de la mort de Marie de Jésus, qu’il assista dans ses derniers moments. Ce savant franciscain étudia à son tour les voies de la servante de Dieu, et, après avoir pris connaissance de tout ce qui s’était passé et consulté ses supérieurs, il donna l’ordre à la Sœur d’écrire une seconde fois la vie de la Mère de Dieu. Marie de Jésus ne put refuser son assentiment à une injonction qui lui était faite au nom de l’obéissance religieuse, et c’est sur cette seconde rédaction, monument de la plus haute abnégation, que le livre a été imprimé et s’est répandu. Cette nouvelle rédaction reproduisait textuellement la première, ainsi qu’on a pu s’en convaincre par la confrontation avec le manuscrit de Philippe IV conservé à l’Escurial ; il y avait seulement quelques additions dont la Sœur prévient elle-même, et dont la teneur est assez peu considérable dans l’ensemble. André Fuen-Mayor obligea ensuite la Sœur à écrire sa propre vie ; malheureusement, à cette époque, Marie de Jésus, accablée d’infirmités, ne pouvait plus écrire qu’avec une peine extrême. Elle ne put donc accomplir qu’une partie de sa tâche, et l’ouvrage est demeuré imparfait.

Venons-en maintenant à tirer les conséquences de tout ce qui précède. Il est reconnu que Marie de Jésus fut une personne d’une haute sainteté, et constamment favorisée des lumières célestes. Il n’est pas moins hors de doute qu’elle a écrit, sous le titre de Cité mystique de Dieu, une histoire de la sainte Vierge donnée par elle comme le résultat de ses communications célestes sur les actions et sur les grandeurs de la Mère de Dieu. On a vu par les faits combien la Sœur était éloignée de rechercher dans cette œuvre une satisfaction de vanité ou de laisser passage à un caprice d’imagination. Longtemps elle a osé résister aux commandements d’en-haut qui la pressaient ; si elle a pris la plume, elle ne l’a fait que par le pur motif de l’obéissance ; on l’a vue détruire avec la plus héroïque simplicité ce livre très volumineux à la rédaction duquel elle avait consacré de longues heures ; tous ses autres écrits ont été sacrifiés par elle avec la même abnégation ; enfin, si plus tard elle s’est mise de nouveau à écrire, elle l’a fait uniquement pour ne pas se mettre en contradiction avec l’obéissance. Je le demande, n’a-t-on pas ici toutes les garanties désirables de droiture, de sincérité, de vérité, et n’est-il pas permis de conclure, avant même l’examen du livre, sur la seule appréciation de la sainteté de son auteur et des circonstances qui ont accompagné la rédaction, qu’un tel livre mérite par lui-même les plus grands égards ?

Mais voici que se présente une grave objection, à laquelle il faut répondre avant d’aller plus loin. On a dit : la sainteté de Marie d’Agréda est hors de doute ; on ne peut pas douter non plus qu’elle n’ait écrit, d’après ses révélations, une histoire de la Sainte-Vierge, intitulée la Cité mystique de Dieu ; mais le livre publié sous ce titre est-il l’œuvre propre de la Sœur ? Un autre ne nous a-t-il pas donné ses idées, ses rêveries, sous le couvert d’un nom respectable ? La confrontation avec le manuscrit original a-t-elle été faite ? Cette confrontation, si elle a eu lieu, et si elle est donnée comme décisive, est-elle du moins garantie par une autorité que l’on puisse avouer pour irréfragable ? Jusqu’à ce qu’il ait été répondu à ces fins de non-recevoir, n’est-on pas dispensé, me dira-t-on, des égards que vous réclamez pour une œuvre aussi extraordinaire que l’est la Cité mystique, publiée sous le nom de la vénérable abbesse d’Agréda ?

La solution de cette objection eût été impossible il y a un siècle ; elle est devenue facile aujourd’hui. Il est peu de livres qui aient excité autant de controverses que la Cité mystique ; mais par suite il en est peu aussi dont l’histoire se soit trouvée entourée d’autant de lumière. On verra plus loin le récit des débats violents qui s’élevèrent à son occasion ; présentement, il ne s’agit que de son authenticité matérielle. Cette question fut principalement soulevée sous le pontificat de Benoît XIV, à la reprise du procès de béatification de la Sœur. Le judicieux pontife, dans le savant bref qu’il a adressé au général de l’ordre de Saint-François sur l’état de la cause établit avec la plus grande clarté la nécessité d’un examen sérieux sur l’auteur véritable du livre imprimé. Il nomme donc à cet effet une commission spéciale qui aura pour objet de préparer les conclusions qui seront ensuite soumises au Pontife romain, auquel seul il appartiendra de prononcer d’une manière souveraine. Benoît XIV posa ensuite la manière selon laquelle devra procéder la commission. Il y aura d’abord à confronter, avec le concours d’experts en écriture, le manuscrit sur lequel a été imprimé la Cité mystique avec les autres écrits et lettres que l’on sait être incontestablement de la main de Marie de Jésus. Mais comme la seule ressemblance matérielle des écritures ne peut fournir qu’une semi-preuve, le Pontife exige que l’on entreprenne ensuite la confrontation du style, qui viendra joindre son résultat à celui de la comparaison des écritures, de manière à réunir ainsi tous les éléments nécessaires à une conclusion certaine, qu’elle soit négative ou affirmative. On ne pouvait assurément exiger de la part de Rome plus de sérieux et de précautions dans cette grave affaire. La commission nommée par le Pape se composait des cardinaux Gentili, Cavalchini, Tamburini et Belozzi 1 , ayant pour collaborateurs le P[ère] Gallo, chanoine régulier, le P[ère] Baldini, Somasque, le P[ère] Sergio, piariste, le P[ère] Orlandi, célestin, et Louis de Valenti, promoteur de la foi.

Le travail assez ingrat imposé à cette commission, en l’année 1745, n’était pas terminé encore à la mort de Benoît XIV. Il est vrai que ces mêmes hommes, qui étaient au rang des personnages les plus considérés dans Rome pour la science et l’intégrité du caractère, furent souvent distraits par d’autres soins que le Pontife leur imposa, et dont il n’est pas lieu de parler ici. La cause traîna donc en longueur, et ne put même se terminer sous le pontificat si agité de Clément XIII. Ce ne fut que sous celui de Clément XIV, le 11 mars 1771, qu’elle obtint enfin, son dénouement. Le décret de ce Pontife, dont l’existence seule était connue dans notre pays, a été publié dans sa teneur en 1856, dans les Analecta juris Pontificii, livraison de juillet, et voici les solutions qu’il contient et qu’il confirme. Sur la première question : Est-il constant, au jugement des experts en écriture, que le manuscrit de la Cité mystique est de la même main que les autres écrits que l’on sait de science certaine être de Marie d’Agréda ? Les experts avaient répondu dès le 7 mai 1747 : « Oui, il est constant que la Vénérable servante de Dieu Marie de Jésus d’Agréda a écrit elle-même l’ouvrage en espagnol, distribué en huit tomes, et intitulé : La Mystica Ciudad de Dios. » Sur la deuxième question, moins matérielle et plus délicate, la réponse s’était fait naturellement attendre plus longtemps ; la mort avait éclairci les rangs de la commission formée par Benoît XIV, et les personnages qui la composaient sous Clément XIV étaient les cardinaux Cavalchini, François Albani, Marefoschi et Chigi ayant pour coopérateurs Gallo et Dominique di San-Pietro, promoteur de la foi. Le 9 mars 1771. à cette demande : « Est-il constant par le style des autres écrits de Marie d’Agréda qu’elle a elle-même écrit le livre de la Cité mystique, la commission, répondait : « Oui, il conste de l’uniformité de style entre le livre de la Cité mystique de Dieu et les autres écrits de la Vénérable servante de Dieu Marie de Jésus d’Agréda qui ont été produits, et l’on en peut conclure que le livre susdit a été véritablement composé par la servante de Dieu. » Deux jours après, Clément XIV apposait le sceau de son approbation pontificale aux deux conclusions, et le décret était publié dans Rome.

Telle est la réponse que je crois pouvoir donner à l’objection posée ci-dessus. Il n’est pas ordinaire qu’un livre, après avoir passé de l’état de manuscrit à celui d’imprimé, devienne l’objet d’une pareille enquête, et que le résultat favorable de l’enquête soit accepté et publié par une si haute autorité. Tel a été le privilège de la Cité mystique, et il n’y a pas lieu de s’en plaindre.

D[om] P[rosper] Guéranger.

  1. Il y a une erreur dans le texte de Dom Guéranger. Il s’agit du Cardinal Besozzi et non Belozzi. Cistercien, il fut abbé de Sainte Croix de Jérusalem et procureur général de l’ordre. Créé cardinal par Benoît XIV, en 1743. Membre du Saint Office, il jugea donc les écrits de Marie d’Agréda. Voir DHGE T. 8, col. 1179 et Bullarium Benedicti Papæ XIV, p. 9. Voir article 13ème début. Là Dom Guéranger donne le bon nom.[]