Marie d’Agreda – 6e article

Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.

6ème article : L’influence de la Cité Mystique sur l’art.
Murillo. L’Incarnation et l’art. Les perfections de Marie : la pensée de Saint Anselme. Importance de l’humilité et de l’obéissance. Les vertus de Marie d’Agréda. Le but des révélations privées : la sanctification de l’âme. But des extases de Marie d’Agréda. Marie porte du ciel.

(Sixième article. – Voir les n°s des 23 Mai, 6 et 20 Juin, 18 Juillet et 1er Août.)

 

    Ce fût en l’année 1670, cinq ans après la mort de Marie de Jésus, que fut publiée à Madrid la Cité mystique. Le royaume catholique tressaillit tout entier en entendant raconter les merveilles de la Mère de Dieu, et toute la splendeur dont elle paraît entourée dans ce livre extraordinaire n’offusqua les regards de personne, dans cette contrée où l’antique foi s’était maintenue si pure. Les âmes simples sentaient et comprenaient ; les doctes s’éclairaient davantage, et loin de rencontrer des obstacles dans les Universités de la Péninsule, le livre y fut accueilli et révéré comme l’un des plus précieux documents de la science divine : l’Espagne enfin plaça dès-lors parmi les plus chers monuments de sa gloire nationale la Mistica Ciudad de Dios.

Il était juste que l’art catholique vint puiser à son tour ses inspirations dans cette œuvre surhumaine. Murillo avait dépassé sa cinquantième année, mais son pinceau était encore dans toute sa vigueur. Jusque là, on avait admiré ses Vierges, d’une expression si pieuse et si profonde ; mais le réalisme prononcé, qui est l’un des caractères de sa peinture l’avait retenu dans son vol vers l’idéal mystique d’un si grand sujet. Plus d’une fois cependant le mystère de l’Immaculée-Conception, si cher à l’Espagne, avait sollicité son génie. Un tel sujet n’est abordable pour l’artiste que lorsqu’il a compris Marie, non plus seulement dans sa divine maternité, mais jusque dans son éternelle prédestination, en vertu de laquelle elle fut, dès les premiers instants de son existence, le Miroir de la sainteté de Dieu, le suprême effort de la toute-puissante bonté. La théologie avait pu initier les docteurs à une vue si sublime ; il était réservé à la Cité mystique de la rendre populaire. Le génie catholique de Murillo se sentit élevé à des hauteurs nouvelles, et, après s’être essayé dans les peintures de la coupole de la cathédrale de Séville, où il sut représenter Marie immaculée avec une supériorité qui laissait loin derrière tous ses essais antérieurs, non content encore de son œuvre, il aborda de nouveau ce sujet chéri, et, cette fois, ce fut pour léguer au monde catholique la plus haute et la plus complète expression qui ait encore été donnée du plus inaccessible de tous les sujets sur lequel ait à s’exercer l’art chrétien.

Ce n’est pas une médiocre gloire ni une fortune ordinaire pour la France, d’être entrée en possession de ce chef-d’œuvre, et cela dans le temps où la définition du dogme sacré, auquel cette magnifique peinture rend hommage, émeuvait la nation presque entière, et donnait à voir que la France, à travers toutes ses secousses, tend à redevenir l’empire de Marie. Mais je crois devoir ici mettre en regard ces deux grandes choses : le tableau de Murillo et la Cité mystique ; le livre inspirateur et l’œuvre qui en est sortie. Arrêtons-nous devant cette toile admirable. Murillo a choisi le moment où l’âme de Marie venant d’être unie à son corps, l’être tout entier de la future Mère de Dieu rend son hommage de reconnaissance et d’amour au Créateur qui a daigné l’élever, elle fille d’Eve, au plus sublime degré de la sainteté originelle. Il n’est pas besoin de faire remarquer que, par une fiction nécessaire et convenue, l’artiste qui veut représenter le mystère de l’Immaculée-Conception doit toujours donner à Marie les traits et la stature d’une personne déjà adulte, et ayant conscience du don merveilleux dont Dieu l’a prévenue. La créature céleste que Murillo a peinte est vraiment celle que l’Ange saluera un jour : pleine de grâce ; cette « grâce l’inonde dans tout son être, elle est ce fleuve impétueux qui parcourt, en l’enivrant de délices, la Cité de Dieu. » (Psaume XLV.) Étonnée et ravie, mais calme tout à la fois, la bien-aimée de Dieu se tourne vers l’Auteur de tant de biens, et son âme reconnaissante passe tout entière dans le regard d’humilité et d’amour qu’elle lui envoie. Sa bouche semble dire déjà : « Le Tout-Puissant a opéré en moi de grandes choses ; » son cœur bat doucement dans sa poitrine que protègent ses mains virginales ; et tel est l’effet de cette scène muette et pénétrante, que ce n’est qu’après avoir contemplé longtemps la beauté invisible, que l’œil s’arrête un moment sur cette beauté extérieure qui n’est que le reflet de celle de l’âme la plus sainte et la plus parfaite que Dieu ait créée. La pose toute aérienne de cette figure, qui n’a rien de terrestre, nous indique « la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel parée comme l’Épouse pour son Époux. » (Apoc. XXI.) : Heureuse la terre que ses pieds vont fouler ! Sa blanche robe, son manteau d’azur, viennent compléter, par leur caractère hiératique, la vision céleste. Murillo a tout senti, tout compris ; son réalisme l’a abandonné, tous ses types sont dépassés, ce n’est point à la terre, c’est au ciel que cette fois il a dérobé son modèle.

Tel est ce tableau célèbre qui a droit de compter parmi les trésors d’une nation, et qui enrichit aujourd’hui la France aux dépens de l’Espagne, à laquelle demeure cependant l’honneur éternel de l’avoir produit. On ne doit pas s’étonner qu’aux yeux de plusieurs il ait semblé au dessous de sa réputation ; pour être admiré et goûté, il a besoin d’être compris, et pour le comprendre, il est nécessaire de se placer par la foi au centre du dogme chrétien. C’est alors que l’on arrive à sentir que si « la beauté de la fille du Roi est toute au dedans », ainsi que l’a chantée son aïeul le Psalmiste (psaume XLIV), le chrétien catholique possède seul la clef du mystère, et est seul compétent pour apprécier l’œuvre sublime de Murillo, qui n’a été conçue et exécutée que pour lui.

En nous tournant maintenant vers l’œuvre de Marie d’Agréda, nous ne changeons pas de sujet d’admiration ; ainsi que je l’ai dit, toutes deux sont contemporaines, et l’une est fille de l’autre. Nous allons donc analyser rapidement, autant qu’il sera possible, les trois parties de la Cité mystique, en nous bornant toutefois aux traits principaux et caractéristiques. Nous ajouterons à cette analyse les remarques critiques auxquelles elle peut donner lieu ; après quoi, nous entrerons dans l’histoire des vicissitudes que le livre lui-même a éprouvées à Rome, en Espagne et en France.

Avant d’aller plus loin, il est essentiel de se placer au point de vue de l’écrivain, soit qu’on le considère assisté à la lumière d’En-Haut, soit qu’on ne veuille voir dans son livre qu’une œuvre de génie, qu’une épopée sublime, dont le point de départ et les principales lignes sont empruntés aux données de la révélation chrétienne. On peut envisager Marie Mère de Dieu sous deux aspects : elle est cette femme privilégiée à qui a été donné de concevoir, d’enfanter et de nourrir de son lait virginal le Fils de Dieu fait homme ; elle est la créature humaine par excellence, le miracle de la toute puissance divine, l’abîme de la grâce ; en sorte que par elle-même, à cause des dons magnifiques qui reposent en elle et qui devaient la préparer à son sublime ministère, elle a droit personnellement à des hommages spéciaux. Quelques-uns, comme nous le verrons, se sont bornés au premier point de vue ; d’autres, et en particulier Marie d’Agréda, y ont joint le second. Après la définition du dogme de l’Immaculée-Conception, la réunion de l’un à l’autre est devenue essentielle pour quiconque est en état d’appliquer le procédé logique aux objets de sa croyance.

Déjà, dès le XIe siècle, le profond philosophe saint Anselme posait cet axiome sur les perfections de Marie : qu’il faut reconnaître en Marie une sainteté qui n’a au-dessus d’elle que la sainteté même de Dieu ; plus tard, saint Thomas relevait cet axiome et en faisait une des bases de sa théorie des perfections de la Mère de Dieu. Ce principe une fois admis, il y aurait inconscience à s’étonner que des dons extraordinaires, tous d’ailleurs très inférieurs à cette merveilleuse sainteté, aient été comme accumulés en Marie, en qui le Dieu trois fois Saint reconnaissait la réfraction créée de sa propre sainteté. C’est le cas de redire ici la parole de Pierre de Celles que nous rappelions l’autre jour ; qu’il est en la Mère de Dieu de nombreuses merveilles qui ne seront élucidées que par le cours des siècles. Nous assistons à notre tour à ce dépouillement des titres glorieux de la Reine du ciel : mais l’on peut dire qu’ils ne sont reproduits nulle part avec autant d’ensemble et de magnificence que dans les livres de la Cité mystique de Marie d’Agréda, quelque part [sic] que l’on y fasse à la pensée humaine.

La Sœur ouvre ses récits en cette manière : « Après de longues résistances, après plusieurs craintes mal fondées, et après de longues suspensions causées par ma lâcheté et par la connaissance de cet immense océan de merveilles sur lequel je me hasarde, avec la crainte d’y faire naufrage, le Seigneur me fit sentir une vertu céleste, forte, douce, efficace ; une lumière qui apaise l’entendement, captive la volonté rebelle, apaise, redresse, gouverne et attire à soi tous les sens intérieurs et extérieurs, et soumet toute la créature à son bon plaisir et à sa volonté, afin qu’elle recherche en tout son honneur et sa seule gloire. » Ainsi préparée par l’action divine, Marie de Jésus fut mise en rapport avec six esprits célestes qui devaient lui prêter assistance dans son travail. Deux autres, appartenant aux hiérarchies supérieures, se montrèrent ensuite à elle, et elle connut qu’ils avaient de profonds secrets à lui révéler. La Sœur ayant manifesté un désir trop ardent d’être mise en possession de ces mystères, ils la reprirent sévèrement. Dans son trouble, elle leur dit : « Princes du Tout-Puissant, messagers du grand Roi, pourquoi, m’ayant appelée, m’arrêtez-vous à cette heure, violentant ainsi ma volonté, retardant ma consolation et ma joie ? Quel pouvoir est le vôtre, qui, dans un même temps m’appelle, m’anime, me trouble et me retient ? Vous m’attirez après les suaves parfums de mon aimable Maître, et en même temps vous me liez de fortes chaînes. Donnez-moi, s’il vous agrée, la raison de cette conduite. C’est, répondirent les bienheureux esprits, parce qu’il faut que tu te dépouilles de toutes tes passions et de tous tes attraits pour arriver à de si hauts mystères qui ne peuvent compatir avec les perverses inclinations de la nature. Déchausse-toi donc comme Moïse qui reçut ce commandement pour approcher du merveilleux buisson. » La Sœur reprit humblement : « Mes princes et mes seigneurs, on demanda beaucoup de Moïse, en exigeant de lui des opérations angéliques dans une nature corrompue et mortelle ; mais il était saint et juste, tandis que je ne suis qu’une pécheresse remplie de misères et soumise encore à cette malheureuse loi du péché, si contraire à celle de l’esprit. » La réponse des Anges fut celle-ci : « On te demanderait, en effet, une chose très difficile, s’il te fallait l’exécuter par tes seules forces ; mais c’est le Très-Haut lui-même qui veut et demande de toi ces dispositions. Il est puissant, et il ne te refusera pas son secours, si tu le lui demandes avec ardeur, et si tu te disposes à le recevoir. Ce même pouvoir, qui faisait brûler le buisson sans qu’il se consumât, peut bien empêcher que l’âme humaine ne s’enflamme du feu des passions, si elle veut l’en délivrer. Sa divine majesté demande ce qu’elle veut, et peut ce qu’elle demande ; avec son secours, tu pourras tout ce qu’elle te commandera. Dépouille-toi donc de cette loi du péché ; pleure amèrement, crie du fond de ton cœur, afin que ta prière soit exaucée et ton désir accompli. »

C’est ainsi que la mystique chrétienne, loin d’être une vaine pâture pour l’imagination et l’orgueil, sollicite sans cesse l’âme à de nouveaux efforts de vertu et par ce caractère, elle diffère essentiellement de ces hallucinations naturelles ou artificielles, avec lesquelles le naturalisme s’efforce sans cesse de la confondre. Dans la voie mystique, l’âme ne fait un nouveau pas qu’à la condition d’une nouvelle épuration. L’approche d’une lumière divine plus intime lui révèle en elle-même de nouvelles taches qu’elle n’apercevait pas, et l’œuvre tout entière de sa sanctification lui semble à recommencer. Telle est la précaution que Dieu prend contre l’orgueil, dont le danger devient si redoutable à ces hauteurs.

A la suite de son colloque avec les deux anges, la Sœur vit un voile qui cachait un très riche trésor ; et elle souhaitait ardemment qu’on levât ce voile, afin qu’elle pût apercevoir la merveille qu’il recouvrait. Il lui fut dit alors : « Âme, obéis à ce qui t’est commandé ; dépouille-toi de toi-même, et l’on te découvrira ce que l’on dérobe jusqu’ici à tes regards. » Écoutons la Sœur elle-même rendre compte de l’effet que produisirent sur elle ces paroles : « Je me proposai alors de changer de vie et de vaincre les entraînements de ma nature. Je versais des torrents de larmes ; je poussais de profonds soupirs et de tendres gémissements, afin de mériter la connaissance de ce secret ; et à mesure que je proposais, le voile qui couvrait mon trésor se retirait. Il fut enfin levé tout à fait, et je vis en esprit ce que je ne saurais exprimer. Un grand et mystérieux signe m’apparut dans le ciel : je vis une femme, une dame, une reine de la plus grande beauté, couronnée d’étoiles, revêtue du soleil, et ayant la lune sous les pieds. » Les anges lui dirent alors : « Celle que tu vois est cette heureuse femme qui apparut à saint Jean dans son Apocalypse, et dans laquelle sont renfermés, mis en dépôt et scellés, les merveilleux mystères de la Rédemption. Le Très-Haut, le Tout-Puissant a si fort favorisé et enrichi cette dame, que tous les esprits célestes en sont dans l’admiration. Considère et contemple ses excellences, écris-les ; car on t’en donne la connaissance dans ce but, en même temps que pour le profit de ton âme. »

A l’ordinaire, les révélations privées ont pour terme unique l’avancement et la sanctification de l’âme à laquelle elles sont départies : ici, on aperçoit une autre fin, l’édification des fidèles, par la manifestation publique de ces merveilles. Mais Dieu est loin de perdre de vue les intérêts de cette âme qu’il a choisie pour instruire les autres. Il lui parle donc à son tour, et elle entend ces paroles qui la pénètrent jusqu’au fond de son être : « Ma chère épouse, je veux maintenant que tu te détermines sans plus balancer, que tu me cherches avec zèle, que tu m’aimes avec ferveur, que ta vie soit plus angélique qu’humaine, et que tu oublies tout ce qui appartient à la terre. Je veux t’élever de ta bassesse et de ton bourbier, comme une pauvre nécessiteuse, et que dans ton élévation tu t’abaisses ; que tes vertus rendent une douce et agréable odeur en ma présence ; et que, dans la connaissance de tes faiblesses et de tes péchés, tu te persuades fortement que tu mérites les tribulations et les peines que tu souffres. Contemple ma grandeur et ta bassesse ; considère que je suis juste et saint, que je t’afflige avec raison, et qu’en même temps je suis toujours miséricordieux, ne te châtiant pas comme ton indignité le demanderait. Efforce-toi d’acquérir sur ce fondement de l’humilité toutes les vertus, afin que tu accomplisses ma volonté. Je te destine ma Mère pour maîtresse, afin qu’elle t’enseigne, te corrige et te reprenne ; c’est elle-même qui t’instruira et dressera tes voies à tout ce qui me sera le plus agréable.

Il faut convenir qu’il y a peu de flatterie dans ce langage ; mais en retour, on y trouvera ce ton ferme et inimitable que l’on a souvent remarqué dans les communications divines faites à d’autres âmes saintes. Que l’on compare un tel récit aux élucubrations du faux mysticisme, de Svedenborg, par exemple ; n’est-il pas vrai que l’on est à l’autre pôle ? Là, tout est exaltation, enivrement, folie ; ici, tout est calme, humble, passif ; c’est la servante du Seigneur qui écoute et qui s’incline ; c’est le Seigneur lui-même qui parle en maître à sa créature qu’il veut élever jusqu’à lui, en l’arrachant à elle-même. La Mère de Dieu était présente au moment où le Maître souverain parlait ainsi à la Sœur ; elle daigna lui dire : « Ma fille, je veux que tu sois ma disciple et mon associée ; je serai ta maîtresse ; mais sache que tu dois m’obéir aveuglément, et que dès maintenant, on ne doit plus reconnaître en toi aucun reste de la fille d’Adam. Ma vie, et tout ce que j’ai fait dans mon état mortel, les merveilles que la puissance du Très-Haut a opérée en moi, te doivent servir de miroir et de règle. » La Sœur se prosterna devant le trône du roi et de la reine de l’univers, s’offrant d’obéir à tout ce qu’ils commanderaient, et rendant ses actions de grâces au Seigneur pour l’honneur et la faveur qu’il daignait lui faire. Elle renouvela entre ses mains les vœux de sa profession religieuse, et promit de coopérer de toutes ses forces à l’amendement de sa vie. Dieu lui dit alors : « Prends garde, et vois. » Elle ouvrit les yeux, et vit une magnifique échelle à nombreux échelons, et une multitude d’anges autour ; d’autres qui descendaient et qui montaient. Et Dieu lui dit : « Voilà cette mystérieuse échelle de Jacob, qui est en même temps la Maison de Dieu et la Porte du ciel. Si tu t’y disposes, et que ta vie soit telle que je n’y trouve rien à reprendre, tu viendras à moi par elle. »

Cette promesse excita vivement les désirs de la Sœur. Elle eût voulu sans retard monter cette échelle sacrée qui s’appelait en même temps Maison de Dieu et Porte du ciel ; mais elle n’en pénétrait pas encore le mystère. Elle soupirait après la fin de sa captivité, brûlant nous dit-elle, « d’arriver au lieu où le véritable amour ne rencontre plus d’obstacle. » Elle passa quelques jours dans l’agitation, cherchant du soulagement dans une nouvelle confession générale et dans le retranchement des imperfections qu’elle pouvait découvrir en elle. Après cet intervalle laborieux, Dieu lui fit connaître que cette échelle symbolique signifiait la vie, les vertus et les mystères de la Mère de Dieu, et il ajouta : « Je veux, mon épouse, que tu montes par cette échelle de Jacob, et que tu entres par cette Porte du ciel pour connaître mes attributs et pour contempler ma divinité. Monte donc et avance-toi : viens à moi par elle. » II sembla alors à la Sœur qu’elle montait à cette échelle et qu’elle découvrait dans cette ascension la plus ineffable des merveilles qu’ait opérées le Créateur. Il lui fût alors inspiré de nouveau qu’elle devait écrire ce qu’elle avait vu et ce qu’elle verrait, afin de ranimer parmi les hommes le profond respect dont ils doivent être remplis à l’égard de Dieu, à mesure que son immense majesté daigne se familiariser avec eux, et aussi afin de leur découvrir ce qu’ils doivent à leur grande Reine et charitable Mère dans l’œuvre de la Rédemption.

Marie daigna elle-même formuler ainsi les intentions célestes, en adressant ces paroles à la Sœur : « Ma fille, le monde a un grand besoin de cette doctrine, parce qu’il ignore aujourd’hui le respect qui est dû au Seigneur tout-puissant. Par cette ignorance, les hommes provoquent sa justice, qui les afflige et les abat. Ils croupissent dans l’oubli des vérités qu’il leur a fait connaître ; aveuglés qu’ils sont par leurs propres ténèbres, ils ne songent pas à recourir à la lumière qui les dissiperait ; et ce désordre provient de ce qu’ils ont perdu cette crainte et ce respect qu’ils lui doivent»

La manifestation des excellences de Marie avait donc pour fin dernière de ranimer chez les hommes le respect de la divinité ; et ainsi en est-il toujours lorsque l’Église et ses docteurs s’attachent à relever les grandeurs de cette créature à jamais bénie. L’hérésie affecte de dire que nous autres catholiques, en exaltant et en développant le mystère de Marie, nous tendons à produire une divinité nouvelle. Rien n’est plus injuste ni plus faux. Par la compréhension des merveilles de la Mère de Dieu, l’intelligence arrive à une vue plus complète du divin mystère de l’Incarnation ; et ce n’est qu’à la faveur de ce mystère qu’il nous est possible, en ce monde, d’acquérir la véritable connaissance de Dieu. Marie est réellement l’échelle mystique, la Porte du ciel : il faut monter par elle, il faut entrer par elle, pour arriver sûrement et avec une pleine lumière à Celui qui est, dans un sens plus étendu, la Porte par où nous devons entrer : Ego sum Ostium, dit-il. (Joan. x, 9.) Mais il trouve bon que son Eglise salue Marie avec confiance en lui disant, à elle aussi : Salve, Porta !

 

D[om] P[rosper] Guéranger.