Notions sur la vie religieuse et monastique, par dom Guéranger

NOTIONS

SUR LA

VIE RELIGIEUSE ET MONASTIQUE

 

Par le Révérendissime Père

Dom Prosper Guéranger

Abbé de Solesmes

 

Solesmes

Imprimerie Saint-Pierre

(Sarthe)

1885

    Plusieurs maisons religieuses nous ont prié de leur communiquer les instructions que Dom Guéranger nous a laissées pour la formation des novices. Nous le faisons volontiers, persuadé que ces quelques pages peuvent être étudiées avec fruit.

+ Fr. Charles Couturier

Abbé de Solesmes

Solesmes, en la fête de l’Ascension, 14 Mai 1885


NOTIONS SUR LA VIE RELIGIEUSE ET MONASTIQUE
ESSENCE DE LA VIE RELIGIEUSE

    La vie religieuse a trois objets principaux

    La pénitence des péchés commis, et c’est pour cela qu’elle est appelée conversion.

    L’imitation de Jésus-Christ par la réalisation de ses préceptes et de ses conseils, en sorte que le religieux lui devient semblable.

    L’union avec Dieu dès ce monde par la charité. Or cette union ne peut avoir lieu qu’autant que les obstacles qu’elle rencontre en l’homme ont été levés et ces obstacles sont de trois sortes L’attachement même légitime aux possessions terrestres qui enchaîne l’homme aux biens de la terre.

    L’attachement même légitime aux plaisirs des sens qui divise l’homme entre Dieu et sa créature.

    L’attachement même légitime à la volonté propre qui fait que la volonté de Dieu et celle de l’homme peuvent se trouver en désaccord.

    Le moyen de lever l’obstacle que présente l’attachement aux choses terrestres est la désapprovisionner réelle par la pauvreté d’esprit et de fait.

    Le moyen de lever l’obstacle que présente l’attachement à la volonté propre est dans l’obéissance sincère à la volonté d’autrui en vue de celle de Dieu.

    Le moyen de lever l’obstacle que présente l’attachement aux plaisirs des sens est la chasteté complète de corps, de cœur et d’esprit.

    Et comme la vie religieuse n’est point un acte transitoire mais un état, la pauvreté, la chasteté, l’obéissance doivent devenir tellement propres à cette vie dans ceux qui la professent qu’ils ne puissent plus s’en séparer ; c’est ce qui a lieu par l’émission du vœu perpétuel qui seul constitue l’homme dans l’état de la Religion.

    Étant donc placé dans l’état stable de la Religion, l’homme est en mesure de tendre à la perfection. Or la perfection consiste dans l’amour de Dieu ou la charité, et la charité produit l’union de l’âme avec Dieu.

    La Religion produit également l’imitation de Jésus-Christ, car la vie tout entière du Sauveur nous présente l’expression des trois vertus qui sont la matière des vœux.

    Enfin la religion opère pleinement la conversion des meurs et la véritable pénitence dans ceux qui la professent ; car elle oppose aux trois maladies de l’homme pécheur trois remèdes efficaces dont l’application opère en même temps le châtiment du péché et l’acquisition des vertus qui lui sont opposées.

    Telle est l’idée générale que les Frères doivent avoir de la Religion et qu’ils doivent méditer sans cesse comme représentant le but qu’ils se proposent en entrant au Noviciat.

    Or comme c’est dans la vie monastique qu’ils doivent pratiquer la Religion, il leur importe de connaître maintenant cette vie qui est la forme sous laquelle ils se consacreront à Dieu dans la Religion.

I. ESSENCE DE LA VIE MONASTIQUE

    La vie monastique a pour principaux caractères :

    1 La séparation d’avec le monde par la retraite et par l’habit.

    2 La célébration journalière et solennelle du service divin.

    3 Le travail.

    4- La mortification du corps.

    5 La vie en famille.

    Et, (si l’obéissance le permet ou le prescrit,)

    6 Les œuvres de zèle à l’égard du prochain.

    Après avoir posé cette définition de la vie monastique, il importe d’expliquer en détail aux Frères les différentes parties dont elle se compose et la manière de la réaliser dans le Noviciat.

1. De la séparation d’avec le monde

    La vie monastique étant de sa nature une vie séparée, exige que ceux qui la professent passent leur vie dans l’enceinte du monastère. La séparation d’avec le monde doit être effective pour accomplir cette parole de Jésus-Christ : Celui qui aura quitté son père ou sa mère… et encore : Venez. Suivez-moi. C’est pourquoi l’esprit monastique est un esprit de retraite dont la clôture religieuse est l’expression.

    Les Frères considéreront donc le monastère comme le lieu de leur séjour jusqu’à leur mort et s’affectionneront à cette vie retirée, en sorte que si, étant profès, l’obéissance les autorise à reparaître de temps en temps dans le monde, ils n’en conservent pas moins chèrement l’amour de leur clôture.

    Ils considéreront l’isolement dans lequel ils auront d vivre désormais à [‘égard de leurs parents comme l’accomplissement essentiel du conseil de Jésus-Christ. Cette séparation sera pour leur vocation la pierre de touche et en même temps la matière du sacrifice sur lequel la vie religieuse s’appuie comme sur sa base.

    Mais en consentant à vivre séparés de leurs parents, ils se garderont bien de penser que pour être parfaits religieux, ils doivent renoncer à l’affection qu’ils leur portent. Cette affection au contraire étant épurée par la divine charité n’en deviendra que plus vive, plus tendre et plus fidèle. Ce qui est dit ici des parents doit s’entendre également des amis qu’ils ont laissés dans le monde, pourvu que ces liaisons soient honnêtes et. vertueuses.

    Quoique renfermés au sein de la clôture du Noviciat, il arrivera cependant des occasions où ils devront avoir des relations avec le dehors. Chaque ordre a, sous ce rapport, des règles particulières qu’il importe de connaître et de garder avec soin. Mais, comme la clôture extérieure sert de peu de chose si l’esprit du monde n’est pas banni du cœur, les Frères s’efforceront d’éteindre en eux tous les souvenirs mondains ; ils apprécieront toutes choses selon l’esprit de la Religion qui est l’opposé de celui du monde ; ils éviteront les airs mondains, et montreront dans leur langage et leurs manières, sans affectation, la gravité, la modestie et la politesse qui conviennent à l’état qu’ils veulent embrasser. Dans leurs relations avec les personnes du dehors, ils veilleront à conserver en eux le même éloignement pour l’esprit du monde, et se conduiront en tout de manière à ne donner que de l’édification.

    L’habit de la Religion étant le signe visible de la séparation d’avec le monde, les Frères lui porteront un souverain respect et s’en revêtiront toujours dans ce sentiment ; ils s’efforceront de le conserver dans une grande propreté, ne l’ôtant jamais sans nécessité, et ne paraîtront jamais hors de leurs cellules sans en être revêtus.

2. Du service divin

    Les Frères n’estimeront rien au dessus du service divin et le regarderont comme le plus noble et le plus utile emploi de la journée. Ils comprendront qu’après avoir tout quitté pour Dieu, leur premier soin doit être de vaquer à Dieu.

    Le zèle qu’ils mettront au service divin donnera la mesure de leur fidélité à leur vocation. Ce zèle se reconnaîtra non seulement à se rendre au chœur, mais aussi au soin qu’ils mettront à se bien instruire des règles de l’office divin, du chant et des cérémonies.

    Il nie leur suffira pas de suivre avec zèle l’enseignement des rubriques et du texte même du Bréviaire ; mais ils considéreront avec une religieuse attention la pratique du service divin, afin de s’en rendre capables plus tard. Les tons, les inflexions de voix, le mode de procéder dans toutes les cérémonies générales et particulières seront l’objet de leurs remarques. Ils se garderont de considérer cette préoccupation comme une distraction, mais ils demanderont souvent à Dieu de s’acquitter de son service avec dignité, recueillement, modestie et précision. Ils se livreront à l’étude du chant avec zèle dans le but unique de la gloire de Dieu, et combattront généreusement le dégoût naturel qu’ils y auraient, se souvenant que Dieu leur en tiendra compte et que s’ils ne peuvent arriver à une grande perfection sous ce rapport, ce sera beaucoup d’avoir atténué les inconvénients que leur voix pourrait présenter. s’efforceront, dans les lectures au chœur, d’observer exactement la quantité et l’accentuation des syllabes et ne se décourageront pas, quelle qu’ait été jusqu’à ce jour leur négligence sur un point si essentiel. Quand ils seront employés dans quelques fondions, ils ne manqueront jamais de la préparer, afin que s’ils y commettaient quelques incorrections, ils n’aient jamais à en répondre devant la Majesté divine. Enfin, ils témoigneront un si religieux empressement à s’instruire de toutes choses, que l’on puisse s’attendre à ne recevoir d’eux que de l’édification quand ils seront profès et appelés à remplir les fondions d’hebdomadier.

    Les Frères auront soin de se recueillir avant l’Office divin, employant les instants qu’ils passent au lieu de la station à élever leurs cœurs vers Dieu, à se préparer à paraître devant Lui ; et en se rendant à l’église ils éviteront tout ce qui pourrait nuire au recueillement. Arrivés à leur place, ils produiront les actes préparatoires et renonceront à toute pensée étrangère à la louange divine. Autant ils devront s’efforcer d’être attentifs au chant et aux saintes cérémonies pour s’en édifier, autant ils éviteront les regards et les mouvements qui ne seraient propres qu’à les distraire du grand objet qui doit les occuper.

    l accompliront avec une religion intérieure et non par routine les diverses inclinations, minimes, médiocres, profondes ; et à la fin des Psaumes et des Hymnes, ils auront l’intention expresse d’honorer la sainte Trinité, qui a toujours sa part au mystère que l’on célèbre ou à la sanctification du serviteur de Dieu que l’on honore ce jour- là. Ils aimeront les Psaumes qui étaient comme l’aliment journalier des saints de notre ordre, persuadés que s’ils parviennent à s’en rendre l’usage familier, ils auront fait un grand pas dans la voie qui mène à la contemplation. Ils demanderont cette grâce à Dieu et aussi celle de comprendre et de goûter les autres parties de l’office divin.

    En chantant ou en récitant les paroles, ils en chercheront pieusement le sens afin de se l’approprier. Ils s’efforceront doucement de découvrir les allusions que fait la sainte Église dans les formules liturgiques, afin de se nourrir de cette manne cachée qui fortifie l’âme en même temps qu’elle lui donne l’intelligence des choses de Dieu. lis aimeront à repasser dans le cours de la journée les impressions que l’Esprit Saint leur aura données dans ces occasions afin de mérite- d’en recevoir de nouvelles.

    Ils suivront avec une attention pieuse les formules que chante ou récite l’Hebdomadier, mais surtout la collecte du jour à laquelle ils auront une dévotion particulière veilleront à ne manquer aucune inclination de celles qui se font pendant les Oraisons, Épîtres, Évangiles et autres lectures.

    Les Frères considéreront que L’Église emploie constamment le chant dans le service divin pour exprimer l’ardeur des sentiments que l’Esprit Saint produit en elle. Ils en concluront que la disposition avec laquelle ils doivent tendre à célébrer l’office divin, doit être une disposition d’enthousiasme pour les divins mystères, et s’efforceront de vérifier en eux la parole de notre bienheureux Père saint Benoît, quand il dit que notre âme doit être d’accord avec notre voix.

    l chanteront avec intérêt, avec docilité, avec humilité, évitant la mollesse, la vanité, L’entêtement dans leurs idées, se souvenant que Dieu n’agréerait pas un chant négligé ou souillé par des prétentions humaines. Ils se rappelleront que leur chant est destiné à se mêler à celui des Anges, et cette pensée les obligera à surveiller la nature dans l’accomplissement d’une fonction si sainte.

    Les Frères estimeront d’autant plus le service divin auquel ils sont voués, que cet hommage principal que les hommes doivent à la Majesté divine est devenu plus rare de nos jours par la suppression violente et sacrilège de tant de monastères et de Chapitres où l’on chantait de toutes parts les louanges divines. Ils remercieront souvent le Seigneur de ce qu’il a daigné les choisir pour recueillir et transmettre les traditions de la prière publique, et lui demanderont avec le Prophète qu’il daigne non pas fermer, mais multiplier les bouches de ceux qui célèbrent son saint nom.

    Ils auront un saint éloignement pour cette idée mondaine que le temps qu’ils passent au chœur serait plus utilement employé à l’étude ou à d’autres exercices de piété, comme s’il pouvait y avoir un travail comparable à la prière liturgique quant à la dignité, l’importance et le résultat ; comme si la prière de l’Église offerte à Dieu dans les conditions qu’elle a fixées elle même, n’était pas, après le divin Sacrifice et l’administration des Sacrements, l’œuvre la plus utile et la plus sainte qui s’accomplisse sur la terre. Loin de se laisser aller- à ces basses idées d’un naturalisme dangereux, les Frères regretteront plutôt de ne pouvoir imiter la sainte ferveur de nos pères qui se levaient dans la nuit pour l’office divin et qui prolongeaient celui du jour bien au de la de ce que nous pouvons faire.

    Ils s’animeront par cette pensée à exécuter avec zèle ce que prescrivent les Constitutions sur l’office divin, et ils se soumettront avec joie aux saintes fatigues que requiert quelquefois la célébration des grandes cérémonies.

3. Du travail monastique

    La vie monastique se soutient sur deux ailes : ces deux ailes sont le service divin et le travail. Par le service divin nous vaquons à Dieu ; par le travail nous occupons avec mérite les heures que la faiblesse de notre esprit ne nous permet pas de donner à la contemplation. Le travail monastique est donc un hommage à Dieu. C’est pour cela qu’il doit commencer par la prière et se poursuivre en esprit de prière.

    Les Frères doivent s’y affectionner comme à un principe fondamental de leur état, et comprendre que le moine doit toujours être occupé sérieusement, sauf les heures données au délassement, qui n’ont elles-mêmes d’autre but que de rendre l’esprit plus dispos pour la prière et pour le travail.

    Les Frères s’accoutumeront pour toute leur vie à fuir l’oisiveté qui est l’ennemie de l’âme, comme dit notre saint Patriarche. Ils se garderont par-dessus tout de se livrer à la rêverie qui épuise les forces de l’âme et éteint peu à peu le sens des choses divines. Ils comprendront que l’assiduité au travail dompte les passions et prévient une foule de péchés ; et qu’en dédiant ainsi à Dieu tous leurs instants, ils assurent leur persévérance et acquièrent un nombre immense de mérites. S’ils ont quelques difficultés à s’assujettir au travail, ils se souviendront qu’il est une peine imposée par Dieu même à l’homme pécheur, et ils l’accepteront d’un cœur soumis et courageux, comme firent nos premiers parents lorsque la sentence leur en fut intimée par leur Créateur. Ils considéreront que le Fils de Dieu ayant pris la nature humaine nous a donné l’exemple du travail, pour nous enseigner qu’il est un des premiers devoirs de l’homme et un puissant moyen de réparation. Les Frères considéreront aussi que, pour être méritoire et véritablement religieux, le travail doit s’exercer selon l’obéissance.

    L’attrait naturel et le caprice humain peuvent produire des œuvres louées et estimées par les hommes ; mais ces œuvres ne seront pas représentées dans la récompense éternelle. Les Frères s’attacheront donc à l’obéissance la plus parfaite dans le travail, et se conformeront avec zèle au règlement particulier qui leur sera donné pour l’emploi de leur temps ; ils nie feront quoi que ce soit en dehors de ce règlement sans en avoir obtenu la permission. S’ils éprouvent de l’attrait pour les travaux qui leur sont imposés, ils s’efforceront de sanctifier cet attrait en offrant souvent à Dieu ce qu’ils feront, afin qu’il daigne agir en eux et par eux. Si le travail qui leur est donné leur sourit peu, ils se rappelleront qu’ils sont venus en Religion pour rompre leur volonté, et qu’il leur est toujours plus avantageux et plus sûr d’aller contre leur attrait que de le suivre.

    Se souvenant que c’est pour Dieu qu’ils travaillent, et qu’il leur tiendra compte de tout avec usure, ils se garderont de remplir ce devoir par manière d’acquit, montrant par leur diligence que c’est Dieu qu’ils cherchent dans ce second moyen de la Religion. Par là ils mériteront le secours de Dieu, et souvent il leur arrive que leur assiduité bénie d’en haut sera récompensée par un progrès sur lequel ils ne comptaient pas. Le travail monastique est de deux sortes le travail de l’esprit et celui du corps. Le premier est plus excellent, lorsqu’il est dirige vers un but surnaturel et réglé par l’obéissance. Le second est aussi d’une grande valeur, parce qu’il humilie l’orgueil de l’homme et consacre le corps au service de Dieu. Les Frères seront exercés à l’un et à l’autre, mais plus particulièrement au travail de l’esprit, Ils se proposeront comme but final dans leurs études et leurs lectures de s’avancer dans la connaissance de Dieu et de ses mystères, dans l’amour de la sainte Église et dans l’acquisition des vertus qui font le religieux, assurés qu’avec une telle disposition le travail d’esprit sera très profitable à leur bien spirituel.

    l se livreront en outre au travail des mains et seront employés indistinctement aux plus humbles ministères de la maison, comme de balayer, d’aider à la cuisine, de nettoyer les souliers, de travailler au jardin, etc. Le Père Maître déterminera les instants que les Frères doivent employer à ces travaux, soit qu’ils doivent s’y adonner plusieurs ensemble, soit qu’ils doivent les accomplir isolément.

4. De la mortification du corps

    La Mortification du corps est aussi dans l’essence de la vie monastique, dont elle forme un des caractères principaux. Les Frères en auront donc une grande estime, persuadés qu’une règle à laquelle manquerait cet élément, quelque pieuse qu’elle pût être, ne pourrait être comptée parmi les règles monastiques.

    Ils repasseront dans leur mémoire la vie mortifiée de saint Jean-Baptiste, les austérités des Pères du désert, les œuvres de notre saint Patriarche et elles de tous les saints de notre Ordre ; et ils se convaincront de plus en plus que la luire contre la chair, par le moyen de la mortification corporelle, est un principe fondamental de la vie d’un moine.

    Ils se fortifieront dans cette voie, en considérant la nécessité de l’expiation pour le pécheur qui est entré dans la Religion afin d’opérer la conversion de ses murs ; le grand secours que l’âme retire de l’humiliation de la chair ; l’illusion de ceux qui, contrairement à l’exemple des Saints, prétendent arriver à la mortification spirituelle sans le secours de la mortification corporelle ; enfin le précieux avantage de participer aux souffrances que Jésus-Christ a endurées dans son corps aussi bien que dans son âme.

    Dans cette pensée, ils auront un sincère attachement pour toutes les pratiques de pénitence que notre saint Patriarche a établies dans la sainte Règle, spécialement quant à l’abstinence de la chair et au jeûne ; et si ces vénérables et salutaires prescriptions ont été adoucies par un effet de la condescendance de la sainte Église envers notre faiblesse, les Frères ne s’attacheront qu’avec plus d’énergie à ce qui nous est resté de ces saintes pratiques.

    Ils témoigneront en toute manière leur estime pour ces précieux débris de l’antique observance et s’en imposeront la pratique avec courage et ponctualité. Ils en parleront toujours avec respect et les soutiendront par l’exemple de leur fidélité à les remplir. Si, dans les commencements, leur santé exige des ménagements, ils s’y prêteront avec simplicité ; mais ils demanderont à Dieu de venir à leur aide, afin qu’ils puissent bientôt partager le saint labeur de leurs Frères.

    Pour toutes les œuvres de la mortification corporelle, qui ne sont pas imposées par les Constitutions, ils ne pratiqueront rien de leur propre mouvement, mais toujours avec la permission expresse du Père Maître.

    Les Frères s’animeront aussi par la pensée de la mortification à souffrir sans se plaindre et même avec gaieté et contentement, les incommodités qui résultent pour le corps de l’intempérie des saisons, de la nourriture grossière ou mal apprêtée, du logement peu confortable, des maladies et indispositions, enfin de la pratique de la règle. Néanmoins s’ils avaient sujet de penser que leur santé pourrait s’en trouver compromise, ils seraient tenus de s’en ouvrir au Père Maître ; après quoi, ils remet- traient tout entre les mains de Dieu, acceptant avec un entier détachement les soulagements qu’on leur donnerait, ou continuant à porter avec bonne volonté le joug de la Religion si on ne jugeait pas à propos de condescendre à leur faiblesse.

5. De la vie de famille

    La vie monastique est une vie en commun, et l’esprit de Dieu l’a disposée ainsi afin que les moines y trouvassent un secours puissant dans l’exemple de leurs frères et un mérite excellent dans l’exercice de la charité fraternelle.

    Les Frères estimeront donc à un haut degré cette vie en famille qu’ils sont appelés à mener, et ils s’efforceront d’en apprécier les avantages et d’en nourrir l’esprit en eux-mêmes et dans les autres. Ils seront heureux de voir que les autres participent aux grâces dont ils sont l’objet, et ils s’attacheront les uns aux autres comme des frères que là même vocation a unis. Ils se plairont dans la société les ans des autres, en considérant que c’est l’Esprit Saint lui même qui les a choisis et réunis pour une même fin ; leurs joies seront communes ainsi que leurs afflictions, et ils vivront dans une familiarité qui n’enlèvera rien aux égards mutuels qu’ils se doivent. Ils s’encourageront les uns les autres à la persévérance et à l’avancement, et ils prieront assidûment pour ceux d’entre eux qu’ils verront tentés ou éprouvés. Ils éviteront soigneusement toute parole ou tout geste qui pourrait nuire à leurs Frères, en les portant à se relâcher de la perfection à laquelle tous doivent aspirer. En outre de l’affection intérieure qu’ils se porteront, les Frères se témoigneront par des effets sensibles la charité mutuelle qui les unit , cherchant à se complaire en tout les uns aux autres, se cédant réciproquement en paroles et en effet, et fuyant tout ce qui sentirait la prétention personnelle. Les anciens se feront un devoir de témoigner aux nouveaux une humble cordialité et ceux-ci répondront à ces avances par une reconnaissance sincère.

    Ceux des Frères qui seraient honorés du sacerdoce ou de quelque ordre majeur ne s’en prévaudront jamais à l’égard de ceux qui n’ont pas reçu de tels honneurs, convaincus sincèrement de leur indignité pour un si haut caractère.

    Dieu permettant souvent que dans les monastères la vocation réunisse des personnes d’humeurs opposées, les Frères se tiendront en garde contre les antipathies que le démon pourrait faire naître à l’occasion de ces dissemblances. Ils mettront toute leur énergie à triompher des sentiments d’éloignement qu’il chercherait à leur inspirer à l’égard de tel ou tel Frère, en même temps qu’ils se garderont de céder aux sympathies aveugles et purement naturelles qui les entraîneraient vers tel ou tel autre. l veilleront soigneusement à corriger tout ce qui pourrait nuire à l’esprit de famille qui doit les unir tous. Si quelque Frère ressentait en lui-même une tendance à l’isolement, un fond de misanthropie qui lui rendrait pénible la vie commune, au lieu d’abonder dans le sens de cette dangereuse tentation, il s’attacherait de tout son cœur à la vaincre par la prière d’abord, ensuite par ses efforts constants et courageux, dans la crainte que cette disposition ne profitât à l’esprit d’orgueil et ne l’exposât à perdre sa vocation.

    L’esprit de famille portera les Frères à une sincère affection envers le Père Maître qui est le lien immédiat de leur société, étant préposé par le Supérieur à leur conduite. Ils professeront un respect religieux pour tous les moines en qui ils verront des pères, à l’égard desquels ils ne sont encore que des enfants. Enfin ils auront un dévouement filial envers l’Abbé qui tient dans le monastère la place de Jésus-Christ.

    Les Frères entretiendront aussi un solide attachement à leur Ordre et ils prieront sans cesse le Seigneur de le protéger, de le maintenir et de l’accroître pour sa gloire, le salut et la sanctification des âmes. lis auront une grande estime pour le mode de vie que l’on y mène, lequel ayant été reconnu et approuvé par le Siège apostolique comme conforme à l’esprit de saint Benoît, a droit au respect de tous les enfants de L’Église et à plus forte raison de ceux que la grâce divine a conduits dans le Noviciat. Ils ne se permettront jamais la moindre critique sur les observances, sous prétexte qu’elles sont plus parfaites ailleurs ; mais ils se souviendront que n’ayant pris encore aucun engagement, ils sont pleinement libres de se rendre là où les pousse leur attrait. Que si quelques-uns n’avaient pas l’estime de l’Ordre, de son esprit ou de son régime, ils comprendraient dès lors que l’esprit de famille est impossible pour eux. Leur devoir serait alors de se retirer et de ne pas garder plus longtemps les dehors d’une vie qui n’obtiendrait pas la préférence dans leurs pensées et leurs intentions. Cet esprit de famille, fondé sur l’estime des voies de la Providence quant à leurs personnes, n’enlèvera rien à l’affection religieuse qu’ils doivent à toutes les autres Règles et Constitutions approuvées par le Siège apostolique. Loin de là, ils prieront avec instance pour la conservation et l’accroissement de tous les ordres religieux et ils s’intéresseront vivement à tout ce qui leur arrivera d’heureux et de défavorable.

6. Des œuvres de zèle a l’égard du prochain

    Bien que la vie monastique ait pour une de ses bases la séparation d’avec le monde, les Frères se garderont de penser qu’un moine pourrait arriver à la perfection de son état si le zèle à l’égard du prochain faisait défaut dans ses intentions et sa conduite. Le Seigneur, dit l’Ecclésiaste, a fait à chaque homme un commandement relatif à son prochain. Plus la vie monastique a pour objet de rapprocher- l’homme de Dieu, par le dévouement et par l’amour, plus le moine, s’il entre dans l’esprit de sa vocation, doit être porté au zèle pour le salut du prochain qui est la grande et éternelle préoccupation de Dieu, puisqu’il a donné dans ce but jusqu’à son propre Fils. Les Frères comprendront qu’ils ne doivent pas entrer dans la vie monastique pour s’occuper exclusivement de leur perfection, sans plus s’inquiéter et s’occuper de la sanctification du prochain. Ils songeront au contraire que les œuvres de sainteté qui s’opèrent dans L’Église étant réversibles par la communion des saints sur tout le corps mystique de Jésus-Christ, l’intention de tout fidèle doit par la même s’étendre bien au-delà de sa personne ; que l’état religieux en particulier a été. institué par Notre Seigneur pour être dans ses mérites un bien commun à tous ; que l’office divin qui est l’œuvre principale du moine, le constitue dans la fonction d’intercesseur universel ; en un mot, que rien ne serait plus contraire à la charité, qui est le cachet des disciples de Jésus-Christ, que cette mesquine préoccupation de soi qui fermerait les yeux d’un moine sur les besoins de ceux qui demeurent toujours ses frères.

    Ils désireront donc sans cesse l’avènement du royaume de Dieu qui est l’objet de la seconde demande de l’oraison dominicale et qui renferme la conversion des infidèles et des juifs, le retour des hérétiques et des schismatiques, l’amendement des pécheurs, la persévérance des justes et la perfection des âmes que Dieu appelle à une plus grande union avec Lui dès ce monde. Se plaçant à ce point de vue, ils sentiront que de même qu’ils ont été aidés et secourus par autrui dans l’ouvre de leur conversion et qu’ils le sont encore dans leur persévérance, il ne leur est pas permis de s’isoler dans l’étroitesse de leur cœur et de voir les choses d’une autre manière que Dieu ne les voit et ne les a .voulues. Leurs désirs, leurs intentions, leurs prières, leurs couvres de religion et de pénitence seront donc présentés à Dieu dans un esprit de zèle et de charité envers le prochain ; et ce sentiment, fidèlement conservé en eux, les préservera de l’esprit d’isolement et d’indifférence que le monde a souvent reproché :lux habitants des cloîtres.

    Mais ils ne se borneront pas à ce sentiment secret et intérieur. Selon la mesure de leurs moyens, ils exerceront le zèle apostolique, d’abord dans le Noviciat en s’efforçant par leur exemple, leur conduite et leurs discours de travailler à maintenir et à développer l’esprit religieux, à soutenir ceux qui viendraient à chanceler dans leur vocation. à l’égard des parents et de leurs amis restés dans le monde, ils auront à cœur, selon la mesure des relations qu’il leur sera permis d’entretenir avec eux, de les soutenir dans le bien, de les retirer du mal et de l’erreur, si par malheur ils y étaient ,engagés.

    Considérant ensuite la carrière qui les attend lorsqu’ils seront consacrés à Dieu par la sainte profession, ils se prépareront aux œuvres de zèle que l’obéissance pourra leur confier, soit dans les emplois qu’elle leur imposerait au dedans du monastère, soit par les travaux qui auraient pour- objet l’élucidation de la vérité dans des écrits destinés au public, soit par l’exercice du saint ministère, comme la prédication de la parole de Dieu et l’administration des Sacrements, désirant que par ces divers moyens Notre Seigneur soit glorifié et que les âmes soient sauvées et sanctifiées. Que si dans ces diverses œuvres il ne leur doit être confié qu’une part minime, ou si même l’obéissance ne les y doit pas consacrer, ils n’en auront pas moins la résolution de s’employer au zèle des âmes par l’édification de leur vie qui sera toujours d’uni grand secours pour la société chrétienne ; car le spectacle d’un monastère dont les religieux servent Dieu avec ferveur, est déjà une éloquente prédication et sert puissamment à nourrir et à fortifier le principe surnaturel dans toute une contrée.

    Par ces mêmes motifs, ils s’appliqueront de grand cœur à recommander à Dieu les rouvres de zèle qui s’accomplissent dans l’Ordre, priant souvent Notre Seigneur de les agréer et de les bénir, soit qu’elles aient pour objets les soins de l’intérieur, soit qu’elles regardent le public, soit enfin qu’elles aient un rapport direct au grand objet du salut des âmes. Ils demanderont souvent à Dieu que l’Ordre se remplisse, pour sa divine gloire et son service, d’hommes puissants en rouvres et en paroles, à l’exemple de tant d’illustres saints de l’ordre monastique qui se sont faits tout à tous et ont su servir L’Église et et les âmes rachetées dans Jésus-Christ. Ces grands religieux étaient en même temps par toute leur vie la plus vive expression de l’esprit que notre grand Patriarche a déposé dans sa sainte Règle. Enfin l’esprit de zèle à l’égard du prochain inspirera aux Frères une tendre compassion pour les âmes qui sont détenues dans le Purgatoire. Ils se souviendront que c’est à l’abbaye de Cluny que L’Église souffrante est redevable du soulagement que L’Église militante lui envoie chaque année le 2 Novembre ; ils auront à cœur de continuer une si sainte tradition, s’employant de toute manière à venir en aide à ces âmes si chères à Dieu, et qui, pour n’appartenir plus à ce monde, n’en attendent pas moins avec anxiété le secours que la miséricorde de Dieu nous a mis à même de leur offrir efficacement.

II. DE L’EXCELLENCE et DE L’OBSERVATION DE LA RÈGLE

    Après avoir expliqué l’essence de la vie monastique, il est nécessaire d’instruire les Frères sur l’excellence de la règle et de leur inspirer l’estime qu’ils doivent en faire. Ils concevront aisément cette estime dès qu’ils réfléchiront sur le besoin que l’homme consacré à Dieu éprouve d’être fortifié contre sa faiblesse, dans la réalisation de tout ce qu’il a promis à Dieu, soit au point de vue de l’état religieux en général, soit à celui de la vie monastique. Ils comprendront également que les moines vivant en commun et formant une société, des lois communes et précises sont indispensables pour le maintien de l’ordre et l’obtention du but que se propose le religieux dans la vie cénobitique.

    Aussi voyons-nous les règles religieuses apparaître de bonne heure dans L’Église pour satisfaire à ce double besoin, et leur utilité tellement reconnue que L’Église n’approuve aucune société religieuse sans auparavant connaître et avoir confirmé sa règle. De là encore est-il résulté que la sainte profession est toujours émise aujourd’hui, non seulement pour les trois vœux essentiels de la Religion, mais encore selon telle ou telle règle approuvée par l’Église. D’où il suit que la vie d’un religieux ne peut être pleinement agréable à Dieu qu’autant que ce religieux vit en toutes choses conformément à la règle sous laquelle il a émis ses vœux et que celui dont la vie serait en constante opposition avec la règle ne pourrait se flatter d’être dans la voie du salut.

    Les Frères auront donc une haute idée de la règle, et s’attacheront dès le Noviciat à la pratiquer avec zèle et intelligence, considérant combien elle rend le religieux agréable à Dieu en le soutenant contre son infirmité, en lui faisant produire un grand nombre d’œuvres surnaturelles que sans elle il ne produirait peut-être pas, enfin en maintenant dans la société religieuse le bon ordre sans lequel elle nie pour longtemps subsister avec édification.

    Par la règle, il faut entendre non seulement la sainte Règle que notre B. Père saint Benoît nous a laissée, mais encore ,les Constitutions que le Saint Siège a confirmées pour adapter la sainte Règle à notre faiblesse sans en altérer l’esprit, et enfin les règlements et ordonnances rendus par l’autorité légitime en vertu de la sainte Règle et des Constitutions.

    Les Frères considéreront la sainte Règle comme le testament de notre saint Patriarche et comme la plus précieuse relique qui nous soit restée de lui. Ils traiteront avec respect le volume qui la contient ; ils en écouteront religieusement les paroles au chapitre et au réfectoire. Ils consacreront avec plaisir leur mémoire à l’apprendre, selon la mesure qui leur est imposée ; ils seront religieusement attentifs aux explications et aux commentaires qui en seront donnés soit dans le Noviciat, soit à la Conférence spirituelle ; enfin ils la transcriront tout entière de leur main pendant le Postulat.

    Ils seront persuadés que l’une des principales sources de grâces pour eux est dans l’intelligence de ce livre admirable qui a fait tant de saints et qui est tout imprégné de l’esprit de Dieu ; Dieu seul a pu inspirer à notre grand Patriarche cette charité, cette discrétion, cette douceur et cette force que l’on admire à chaque pas. Les Frères comprendront que si quelque chose manque aujourd’hui quant à l’observation littérale des prescriptions de cette sainte Règle, rien ne doit nous manquer quant à son esprit, et que dans les choses mêmes où notre pratique autorisée est moins stricte, nous n’en devons pas moins entrer dans les intentions du saint Patriarche en accomplissant le peu que nous faisons, en sorte qu’il puisse toujours nous reconnaître pour ses enfants. C’est par la Règle de saint Benoît que nous serons bénédictins : nous devons donc nous efforcer en toutes manières de nous identifier avec elle et de la faire passer dans notre vie tout entière.

    Les Constitutions ayant pour objet principal d’adapter la sainte Règle à la faiblesse morale et physique des hommes d’aujourd’hui, les Frères leur porteront un souverain respect et s’efforceront de les bien connaître et de les pratiquer exactement.

    Mais comme il est nécessaire de préciser l’étendue des obligations que l’on est appelé à contracter, nos Frères devront savoir que sauf les articles de la sainte Règle et des Constitutions qui touchent la matière des vœux ou qui sont en même temps statués par les lois canoniques, les diverses prescriptions contenues dans la dite sainte Règle et dans les dites Constitutions n’obligent pas par elles-mêmes sous peine de péché théologique. C’est ainsi et conformément à la doctrine de saint Thomas d’Aquin, que cette question est enseignée, acceptée et convenue ,afin de ne pas imposer aux consciences un joug trop rigoureux. En même temps, les Frères apprendront que si ces points de la sainte Règle et des Constitutions étaient violés par un sentiment de mépris ou encore s’ils étaient enfreints avec scandale, une telle infraction deviendrait uni péché théologique mortel ou véniel selon la gravité du mépris et selon l’étendue du scandale.

    Bien que l’obligation de la règle non plus que celle des vœux ne lie pas encore nos Frères du Noviciat, ils nie s’appliqueront pas moins pour cela à pratiquer tous les divers points de l’observance comme si déjà ils y étaient tenus par la profession. Dans le cours du Postulat, on pourra user envers eux d’une indulgence plus grande, afin qu’ils aient le temps de se rompre à tout, en évitant la transition trop brusque d’une vie à l’autre, si leur santé physique ou morale l’exigeait ainsi ; mais une fois entrés au Noviciat, ils devront tous se conformer littéralement aux observances communes et particulières des profès, et ils seront heureux d’offrir à Dieu ce gage de fidélité à leur vocation.

    Ils se souviendront aussi qu’un Novice qui se montrerait négligent ou infidèle dans l’observation de la règle, s’exposerait par là même à n’être pas admis à la sainte Profession ; et que, s’il en advenait ainsi, ce Novice encourrait la plus grave responsabilité, celle d’avoir perdu les moyens de suivre la vocation que Dieu lui avait inspirée, ce qui est un des plus grands dangers que le salut puisse encourir en ce monde.

    La pensée que l’exemple des infractions qu’ils feraient à la règle pourrait nuire à leurs Frères en les portant à l’imitation, les retiendra aussi dans la ligne de leur devoir et ils conspireront tous à l’édification commune en se préparant à une sainte Profession par Leur entière fidélité en toutes choses.

III. DU FONDEMENT ESSENTIEL DE LA VIE RELIGIEUSE

    Après avoir donné à nos Frères les notions essentielles sur la vie monastique, il est nécessaire de revenir maintenant à la vie religieuse dont la vie monastique est la forme principale et la plus complète. L’état religieux qui, comme on l’a vu, consiste dans la pratique des trois vertus de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, au moyen desquelles l’âme se dégage de tous les obstacles qui arrêtaient sa marche vers la perfection, se purifie de ses souillures par l’expiation et arrive par l’imitation de Jésus Christ à l’union avec Dieu ; cet état, disons-nous, a besoin de reposer sur uni fondement solide, autrement il ne pourrait se maintenir. Or ce fondement indispensable de la vie religieuse est la vie chrétienne qui préexiste à la vie religieuse et qui ne pourrait venir à manquer sans que celle-ci ne s’écroulât, quand bien même son extérieur se trouverait par hasard conservé durant un temps plus ou moins considérable. La vie chrétienne consiste principalement en deux choses : la présence de la grâce sanctifiante dans l’âme et la pratique des préceptes de Notre-Seigneur Jésus Christ. Sans la grâce sanctifiante, l’âme est morte à Dieu et à elle-même : avec la grâce sanctifiante, elle est dans la vie. C’est donc ,en vain qu’un religieux qui n’aurait pas la grâce sanctifiante se flatterait d’être dans les conditions de son état, lors même qu’il s’efforcerait d’être fidèle à la pratique de ses vœux et de sa règle. Tout manquerait de base : et s’il ne sortait de cet état malheureux au plus tôt, il courrait le risque d’une damnation d’autant plus sévère qu’il aurait été favorisé d’une vocation plus sainte. Il suit de là que le religieux, autant et plus que le simple fidèle, doit fuir le péché qui enlève la grâce et ne pas se rassurer sur les pratiques saintes dont sa vie est remplie ; qu’il doit considérer souvent sa fragilité et la malice profonde avec laquelle les démons attaquent souvent les serviteurs de Dieu, se rappelant enfin qu’il est écrit que celui qui est debout doit prendre garde de tomber ; qu’il doit, suivant le conseil du Sauveur, veiller et prier afin de ne pas entrer en tentation ; qu’il doit enfin craindre et fuir les occasions qu’il sait lui pouvoir être dangereuses, s’animant au combat par cette pensée que quelques grands que puissent être les mérites acquis d’un religieux, il ne faudrait qu’un seul péché mortel pour lui enlever en un instant tous les trésors de grâces qu’il avait amassés pendant de longues années.

    Le religieux et le chrétien ne diffèrent donc en rien l’un de l’autre à l’endroit du soin qu’ils doivent prendre de conserver la grâce sanctifiante en eux-mêmes, si ce n’est que le religieux avant plus à perdre encore que le simple fidèle, et abusant d’un plus grand nombre de grâces, se trouverait constitué par le péché mortel dans un état plus lamentable encore.

    Et comme le péché véniel commis de propos délibéré et tournant en habitude suscite un très grand danger de tomber dans le péché mortel, le religieux plus encore que le simple chrétien surveillera sa conscience à l’endroit du péché véniel, dans la crainte de diminuer par ses infidélités l’abondance des grâces actuelles dont il éprouve le besoin à chaque instant, et de. perdre insensiblement l’estime de la grâce sanctifiante.

    à cette estime du premier de tous les biens, qui a coûté le sang de Jésus-Christ, les Frères joindront celle des préceptes de Notre Seigneur. Ils s’attacheront à comprendre que la vie religieuse étant la perfection du christianisme et le christianisme pratique consistant dans l’observation des préceptes de jésus Christ, ils doivent s’efforcer de les garder avec une fidélité toujours croissante. Ils se garantiront avec le plus grand soin de l’illusion dans laquelle plusieurs sont tombés, se persuadant que l’on pouvait être irréprochable comme religieux sans l’être comme chrétien, et ils s’examineront souvent à l’effet de savoir si les efforts auxquels ils se livrent pour acquérir les qualités spéciales du moine ne leur font pas perdre de vue l’obligation où ils sont de maintenir en eux et d’y développer par la grâce celles qui font les fidèles de Jésus Christ. à cet effet ils s’efforceront de bien entendre le chapitre de la sainte Règle quœ sunt instrumenta bonorum operum, où notre saint Patriarche réunit et semble confondre dans un même tout les préceptes du Décalogue et de L’Évangile avec les conseils de la perfection.

    Les vertus théologales et les vertus morales doivent donc être cultivées par les religieux avec un soin toujours croissant c’est sur ces vertus qu’eût été fondée l’espérance de leur salut s’ils fussent restés dans le monde ; le salut dans la Religion ne s’obtient pas à des conditions différentes. Que les Frères fassent donc de ces vertus la matière fondamentale de leurs examens journaliers et qu’ils s’y appuient sérieusement lorsqu’ils se préparent à s’approcher du sacrement de Pénitence. En proportion de ce qu’ils se montreront zélés pour établir, maintenir et fortifier en eux les vertus chrétiennes, ils sentiront croître dans leur âme le désir de la perfection religieuse. Qu’est-ce autre chose que la conversion des mœurs qui doit faire l’objet spécial de leur profession, sinon la mise en rapport de leur vie tout entière avec les préceptes de Jésus-Christ, en introduisant les vertus recommandées dans L’Évangile ?

    Les Frères considéreront donc la vie chrétienne comme préalable à la vie religieuse et comme le support indispensable de celle ci ; et afin de poser un fondement inébranlable à cette vie chrétienne, ils l’établiront d’abord sur la sainte crainte de Dieu qui est, comme nous le dit le roi Prophète, le commencement de la sagesse. La noblesse d’aujourd’hui semble vouloir donner un autre fondement au service de Dieu dans l’homme pécheur. C’est s’abuser étrangement. Sans doute il est écrit que l’amour chasse la crainte, mais qui peut se flatter de posséder l’amour parfait ? Et d’ailleurs si l’amour dissout la crainte, n’est-ce pas la preuve que la crainte a préexisté à l’amour ? Que les Frères sachent donc comprendre les enseignements de notre saint Patriarche à ce sujet, et qu’ils se munissent pour toute leur vie de cette crainte salutaire qui est la base solide de la conversion des mœurs et le meilleur préservatif contre le relâchement.

    Ils méditeront donc volontiers sur la mort, cette fin inévitable de la vie présente dont l’heure est inconnue, dont chaque instant nous rapproche et qui doit nous fixer pour jamais dans l’une ou l’autre éternité. Ils veilleront dans l’attente du jugement de Dieu, jugement où il n’y aura pour nous de défense que dans notre fidélité et dans nos œuvres, et dont la sentence sera irrévocable et sans appel. Ils ne craindront pas de réfléchir bien souvent sur les peines éternelles de l’enfer, sur le désespoir stérile de ceux qui y brûleront éternellement. Ils sonderont les abîmes de la justice de Dieu, qui n’a pas épargné son propre Fils parce qu’il représentait les pécheurs ; et ils se souviendront de l’avertissement que ce divin Rédempteur, nous a donné en montant au Calvaire, lorsqu’il a dit : Si l’on a traité ainsi le bois vert, que fera-t-on du bois sec

    à l’exemple de tous les Saints, ils vivront toujours en face de leurs péchés, se gardant d’autant plus de les oublier que Dieu les leur aura pardonnés avec plus de miséricorde. Ils seront persuadés que le plus ferme indice du pardon qu’ils en ont reçu sera toujours dans la componction qu’ils ne cesseront d’en ressentir ; et ils se garderont de la légèreté dont tant de personnes font preuve aujourd’hui, qui ne semblent plus faire état de leurs péchés dès qu’elles en ont reçu l’absolution, comme s’il n’était pas écrit que le péché, fût-il même pardonné, ne doit pas cesser d’inspirer une crainte véritable à l’âme pécheresse. On ne peut pas dire de ces personnes que chez elles c’est l’amour qui a chassé la crainte, car il est visible qu’elles n’aiment pas ou qu’elles aiment bien faiblement.

    Les Frères trouveront encore un des plus puissants motifs d’entretenir en eux le salutaire sentiment de la crainte de Dieu lorsqu’ils considéreront la dépendance où ils sont de la grâce divine et le terrible danger qu’il y aurait d’en abuser. La grâce est donnée à tous, mais elle ne fructifie pas dans tous, parce qu’il est au pouvoir de l’homme de lui susciter des obstacles et d’en arrêter le cours. Cette divine et miséricordieuse grâce est descendue en eux, elle les a convertis et placés dans la voie parfaite et la plus sûre pour le salut ; mais elle pourrait, en tant que grâce sanctifiante, s’éteindre tout d’un coup par un seul péché mortel et laisser l’âme dans la mort et dans la damnation. Elle pourrait, en tant que grâce actuelle, par suite de l’affection au péché véniel et d’une fréquente résistance de la part de l’âme, devenir rare, faible, strictement suffisante ; et par le fait, cette âme accoutumée à des secours plus puissants, environnée d’ennemis et d’embûches, serait comme assurée de succomber tôt ou tard, sans avoir droit de se plaindre de Dieu, qui ne doit rien à la créature, après avoir vu mépriser ,par elle le secours inestimable qu’il ne cessait de lui prodiguer.

    La crainte de Dieu est donc un sentiment parfaitement fondé, en même temps qu’elle est le support de tout l’édifice de la perfection ; et il faut qu’elle soit grandement nécessaire à l’âme dans les états même les plus élevés de la vie spirituelle, puisque nous voyons Dieu la réveiller avec la plus grande énergie en la séraphique sainte Thérèse elle-même, au sortir des ravissements dont il avait récompensé son amour.

    L’insensibilité aux motifs de la crainte de Dieu serait donc un des symptômes les plus dangereux pour une âme, et les Frères s’en garderont par tous les moyens. Le cœur de l’homme est à la fois dur et léger ; la crainte surnaturelle est le plus sûr moyen de l’amollir, de le dompter et de le fixer ; et il est d’expérience que les conversions commencées par le seul sentiment ne tiennent pas, si cette heureuse crainte, sous une forme ou sous une autre, ne vient protéger l’homme contre la versatilité, l’indifférence et l’orgueil. à l’exemple des saints Pères du désert qui se retiraient dans la solitude pour méditer sur le jugement de Dieu et s’y préparer, les Frères feront bien souvent de la doctrine de ce chapitre le sujet de leurs méditations et ils sentiront bientôt le prix de la crainte de Dieu. C’est alors que le Seigneur, les voyant sincèrement humiliés devant ses redoutables justices, transformera doucement en eux ce premier sentiment ; en sorte que de la crainte de sa colère, parce qu’il est terrible, ils passeront à la crainte de l’offenser, parce qu’il est bon. Et après s’être exercés avec tout le sérieux et la fermeté de leur volonté dans la voie qui convient au pécheur, ils seront appelés miséricordieusement à monter plus haut, à suivre le sentier d’une confiance désormais d’autant plus sûre qu’elle s’établira dans une âme remuée profondément ‘et établie dans la seule vraie réalité, par la plus légitime, la plus formidable et la seule fondée de toutes les- craintes qui puissent agiter l’homme ici-bas.

    L’humilité sera désormais solide en eux et nulle vertu ne prépare autant l’âme au véritable amour et à l’union avec Dieu. Et à quelque degré de charité qu’ils parviennent, ils auront soin de se retremper dans le courage et la constance par la contemplation des redoutables justices du Seigneur.

    C’est ainsi qu’en appliquant sans cesse à leur vie spirituelle les maximes de ce chapitre, ils parviendront à être solidement chrétiens : ce qui est le fondement de la vie religieuse, hors duquel il n’y a qu’illusion et péril.

IV. DE LA FOI

    La crainte de Dieu si nécessaire au chrétien, la docilité aux enseignements du Sauveur, la recherche de ses préceptes et la fuite de ce qu’il condamne, tout cela repose sur la vertu de foi, qui seule nous révèle ce qu’est Jésus-Christ, ses droits sur nous, et ce que nous aurions à craindre si nous n’écoutions pas sa voix.

    La foi est le commencement de notre salut : par elle nous sommes mis en rapport avec Dieu, sans elle nous resterions dans la nuit, ; si elle est vive en nous, nous sommes inondés de lumière, si elle est faible, tout languit dans notre âme. C’est pour cela que l’Apôtre nous dit que sans la foi il est impossible de plaire à Dieu.

    Or, le simple fidèle ne peut se maintenir en relation avec Dieu qu’au moyen de cette vertu, qui lui rend présents les grands motifs d’après lesquels il doit régler sa vie. Comment le religieux pourrait-il sans une foi vive se maintenir et avancer dans la voie plus parfaite où il doit constamment marcher ? Les Frères seront donc convaincus du grand besoin qu’ils ont de posséder cette vertu dans un degré éminent et d’y faire sans cesse des progrès. Pour cela, ils s’adresseront d’abord à Dieu, lui demandant comme les Apôtres d’accroître en eux ce don admirable, lui disant avec eux : Domine, adauge nobis fidem. Ils vivront constamment dans l’aspiration vers les choses surnaturelles, s’efforçant de tout apprécier, de tout juger à l’unique point de vue de la foi, qui est celui de Dieu même, qui a daigné mettre à notre portée sa propre lumière pour nous préserver des écarts de notre raison et des erreurs de notre nature corrompue.

    Les Frères, comprenant que l’état qu’ils veulent embrasser est folie aux yeux de la chair, sentiront de bonne heure qu’ils n’y peuvent réussir qu’en rectifiant sans cesse leurs idées, leurs impressions et jusqu’à leurs instincts, d’après la vie et les anions de Notre Seigneur qui sont l’opposé du naturalisme ; d’après la sainte Règle, qui établit l’homme dans des conditions si contraires à celles vers lesquelles nous pousse le mouvement de la nature ; enfin d’après les exemples des Saints qui ont foulé aux pieds cette nature, parce que, étant insensés aux yeux du monde, ils étaient sages de la sagesse de Dieu.

    Les Frères s’attacheront par tous les moyens à poursuivre cette identification de pensée et d’intention avec la pensée et l’intention de Jésus-Christ et des Saints, et c’est ainsi qu’ils s’établiront solidement sur le fondement de la foi qui garantira tout leur édifice. Ils sentiront de bonne heure que tant que cette base leur restera, ils seront assurés de leur persévérance, et que si elle venait à faiblir, ils deviendraient des hommes ordinaires, incapables de se maintenir dans une région où la foi seule les avait conduits et où seule elle peut les conserver. Le Prophète nous dit que le juste vit de la foi : si cet oracle est applicable au simple chrétien, combien plus trouve-t-il sa réalisation dans le religieux ! La foi est l’élément du religieux, sa nourriture, sa joie, son bonheur ; car c’est par elle d’abord et essentiellement que Dieu se communique à lui et rend sa vie toute céleste.

    à cette divine lumière, les Frères dociles à la grâce sentiront peu à peu leurs yeux se dessiller et de nouveaux aspects se montrer à eux. Le monde, la vie présente se transformeront à leurs regards. Le tout de Dieu, le rien de la créature leur apparaîtront clairement. La bonté de Dieu, l’honneur et le bonheur qu’il y a à se renoncer pour lui, la petitesse des sacrifices qu’ils auront faits pour le suivre, tout cela se révélera à eux et les remplira de contentement et d’une sainte liberté. Ils devront tous ces avantages à la foi dont le saint enthousiasme vivra en eux, sans cesse renouvelé par leur reconnaissance envers Dieu, qui daigne les éclairer, et par les instances qu’ils lui adresseront continuellement pour obtenir l’accroissement de ce don inénarrable.

    Dès lors leur langage. et leurs œuvres s’empreindront de l’élément de la foi ; ils deviendront sensibles à tout ce qui le reproduit et seront affectés péniblement par tout ce qui le combat ou l’arrête dans son développement. De là un respect souverain pour tout ce qui porte à Dieu, une vénération tendre pour les choses saintes, même les plus minimes. Les choses sanctifiées par les prières de L’Église, celles qui ont un rapport dires ou indirect avec l’élément surnaturel leur seront particulièrement chères. Ils seront garantis de mille dangers par cette heureuse atmosphère que l’esprit de foi forme autour d’une âme fidèle, et ils en- tendront plus clairement la voix de Dieu en eux. Un autre effet de cet état qui devrait être celui de tout chrétien, est de diminuer considérablement le pouvoir du démon sur l’âme, qu’il attaque la plupart du temps en surexcitant en elle l’anion du rationalisme ou du naturalisme, que l’esprit de foi neutralise à l’instant même.

    Les Frères comprendront que la foi qui leur est nécessaire n’est pas seulement cette conviction scientifique de la vérité du christianisme que donnent l’étude et l’expérience ; ils ont dû sans aucun doute faire usage de leur intelligence, selon la portée que Dieu leur a donnée, pour asseoir leur conviction inébranlable sur le fait de la révélation divine et sur la réalité des mystères par lesquels Dieu a daigné se mettre en rapport avec l’homme : mais il est aisé de voir dans la pratique que cette foi ne suffit pas à sanctifier l’homme. Les démons et les réprouvés l’ont dans l’enfer et elle ne les sauve ni ne les convertit. C’est la vertu de foi qui sauve et qui convertit et non la déduction plus ou moins savante des arguments des docteurs. Le chrétien croit parce qu’il veut croire, parce qu’il est humble devant Dieu, parce qu’il sait que Dieu communique sa lumière aux cœurs simples, et que la foi de l’esprit demeure stérile, si elle n’est pas plus encore la foi du cœur. Le religieux doit donc aspirer à cette vertu comme à son premier besoin, puisqu’il en doit faire, pour ainsi parler, une plus grande dépense que le simple fidèle, étant appelé à ,approcher plus près de Dieu qui habite une lumière inaccessible, au sein de laquelle, pour n’être pas éblouis, il nous faut fermer les yeux mortels avec amour et confiance.

    De là Suit que le religieux doit professer une adhésion illimitée à la sainte Église, qui a reçu de son époux divin la charge de nous introduire dans cette lumière. Les Frères ne se contenteront donc pas d’observer la soumission d’esprit envers les décisions formelles de celle que l’Apôtre appelle la colonne l’appui ale la vérité : ils inclineront leur cœur vers toutes les croyances pieuses qu’elle favorise ; ils auront en horreur tout ce qui s’en écarte, assurés qu’étant unis à elle dans les moindres détails, ils sont en sûreté ; et s’étudiant à connaître tous les côtés par lesquels l’esprit de Dieu agit en elle, ils s’empresseront de se conformer d’esprit et de cœur aux moindres manifestations de sa pensée et de ses désirs. Et comme le centre de la vérité et de la vie de la sainte Église est dans le Siège apostolique, les Frères professeront une tendre dévotion pour toutes les prérogatives du Pontife romain, son infaillibilité dans l’enseignement, et sa divine et immédiate autorité sur toute L’Église qui fait que nulle puissance ici-bas, même celle du Concile œcuménique, ne lui peut être supérieure, attendu qu’il est le véritable Vicaire de Jésus-Christ. Ils auront un souverain éloignement pour la doctrine contraire qui est aussi incompatible avec la vraie science qu’avec l’esprit de foi ; en sorte que s’ils ne pouvaient se défaire des préjugés qu’ils auraient contractés à ce sujet dans le siècle, ils devraient plutôt se retirer que de nuire aux autres et à eux-mêmes, en persistant dans une société dont la première loi consiste en cette adhésion aux doctrines romaines sur la divine monarchie de l’Église. Étant donc tous unis dans le lien de la ces pages étaient écrites longtemps avant le Concile du Vatican. Mais Dom Guéranger en restaurant l’ordre Bénédictin en France, avait demandé, on le voit, comme condition nécessaire d’admission au Noviciat, une profession de foi explicite à l’infaillibilité du Souverain Pontife. soumission cordiale à l’épouse de Jésus Christ, le divin Sauveur versera en eux cet esprit de foi, qui sera comme le réservoir de toutes les grâces, le principe d’une illumination surnaturelle qui les dirigera et les fortifiera en tout, et les préparera à voir éternellement et sans nuage cette lumière ineffable dont ils auront tant estimé les moindres rayons durant cette vie mortelle.

V. DE L’ESPÉRANCE

    La pensée des biens infinis que nous promet la foi doit exciter nos désirs vers le souverain Bien qu ‘elle nous montre et la beauté de la vertu engager nos cœurs à la rechercher par tous les moyens La foi n’est pas une lumière destinée seulement à luire à nos regards elle doit guider nos pas etnous conduire à une autre vertu essentielle au chrétien et plus encore au moine la vertu d’espérance Sans cette vertu le chrétien n’existe pas etle religieux est impossible Mais si elle abonde dans leur âme on peut dire qu’ils sont dans la voie qui les conduira a leur fin

    L’espérance est la confiance surnaturelle etferme que Dieu daignera nous faire arriver à l’éternité bienheureuse, si nous savons profiter de sa grâce, et en même temps que cette grâce nous sera toujours accordée dans la proportion de nos besoins, si nous voulons l’implorer avec humilité.

    Les Frères comprendront que la bonté de Dieu envers sa créature étant infinie et manifestée par les œuvres de la plus sublime miséricorde, il exige impérieusement ce sentiment par lequel nous lui rendons justice, et dont la puissance est telle que l’Apôtre ne craint pas de dire que le chrétien est déjà sauvé par l’espérance. Or de même que le simple fidèle se maintient dans le service de Dieu par cette confiance courageuse que le Seigneur lui donnera la grâce et la force, de même et à plus forte raison le religieux persévérera-t-il avec plus ou moins de facilité dans sa voie plus élevée selon que cette vertu régnera plus .ou moins en lui.

    Il est donc nécessaire que les Frères s’exercent courageusement à l’espérance : elle n’est une vertu que parce qu’elle ne saurait exister en nous qu’à la condition que nous saurons la défendre contre deux ennemis qui la menacent sans cesse, et contre lesquels il nous faut lutter constamment.

    Le premier de ces ennemis est la défiance qui nous porterait à ne pas compter assez sur le secours de la grâce pour opérer tout ce qui est exigé de nous comme chrétiens et comme religieux. C’est par ce côté que le démon attaque quelquefois les meilleures et les plus surnaturelles vocations. Il nous représente avec affectation, et souvent en les exagérant, les sacrifices qu’il nous faudra faire jusqu’à la mort pour arriver à la perfection que Dieu attend de nous ; il nous appelle notre faiblesse, nos infidélités passées, le peu de ressort qu’il y a en nous et ayant bien soin de voiler en même temps à nos yeux la toute puissante bonté de Dieu et sa largesse envers toute âme qui consent à espérer en Lui, il parvient à ébranler les plus fermes résolutions et à nous placer à deux doigts de notre perte. C’est au moyen de ce système perfide qu’il parvient à faire manquer le salut à un nombre immense de chrétiens et qu’il est venu à bout de jeter hors de leur vocation beaucoup d’âmes appelées à la vie religieuse.

    Lors donc que les Frères entendront ces sifflements de l’ancien serpent, qu’ils aient soin de boucher leurs- oreilles, parce que cette défiance qu’il veut leur inspirer est un blasphème odieux contre la bonté divine. Qu’ils pensent que si rien n’est plus vrai que la répugnance de la nature à embrasser ce qui est bien et surtout ce qui est meilleur ; que si rien n’est plus réel que leur faiblesse et leur lâcheté naturelle : il est encore quelque chose de plus vrai, c’est à dire la promesse que Dieu nous a faite de sa grâce toujours plus forte que la nature ; il est encore quelque chose de plus réel, c’est-à-dire la constance avec laquelle cette grâce est mise à notre disposition et le moyen que nous avons de l’accroître toujours, en la demandant avec humilité et avec instance.

    Ranimés par cette pensée que la foi en la parole de Dieu leur suggère, les Frères béniront le Seigneur qui, en nous apprenant que le désespoir est le seul péché qui ne puisse obtenir de pardon auprès de Lui, nous a révélé que l’espérance a le don de le fléchir et d’ouvrir à toute âme la voie de la réconciliation avec son Créateur. Ils ne se laisseront donc jamais entamer sur cette vertu fondamentale, comparée par l’Apôtre à l’ancre de salut qui protège le navire contre les flots déchaînés, et ils s’attacheront pour toujours à cette sentence de notre saint Patriarche : que le Novice ne doit jamais désespérer de la miséricorde de Dieu ; et de Dei misericordia nunquam desperare.

    Mais il est un autre écueil qui ne serait pas moins contraire à la vertu d’espérance, si les Frères ne veillaient soigneusement à l’éviter. Cet écueil contre lequel beaucoup ont fait naufrage est la présomption. La défiance blesse Dieu dans sa bonté, la présomption l’attaque dans son honneur. Elle semble lui dire que l’homme n’a pas besoin de la grâce ou qu’il a un tel droit à ce secours divin qu’il n’a pas à s’en inquiéter. Une telle disposition offre le plus grand danger pour la conservation de leur vocation et même pour le salut.

    Les Frères courraient le risque de s’y laisser aller au grand préjudice de leur âme, s’ils cessaient de sentir l’extrême dépendance où ils sont de la grâce divine, non seulement pour avancer, mais même pour se maintenir ; non seulement pour ce qui est de l’état permanent de leurs âmes, mais même pour chaque action de détail. Ils considéreront donc souvent l’abîme de leur indignité en même temps que l’abîme de la bonté de Dieu, lequel a droit de ne communiquer ses trésors qu’aux âmes humbles qui l’implorent constamment, et qui peut tous les jours les refuser à celles que la présomption aveugle si tristement. Or quiconque cesse de s’humilier et de demander la grâce avec assiduité, est bien près de tomber dans ce vice dangereux. Les Frères veilleront donc avec soin à ne pas se laisser envahir par une fausse confiance qui tôt ou tard les trahirait cruellement.

    Assurés d’un côté de l’inépuisable bonté de Dieu, qui met sa gloire à sauver et à sanctifier sa créature pour la conduire dans la gloire ; convaincus de l’autre que la prière humble et confiante obtient tout sans exception de la munificence céleste, plus ils seront petits devant Dieu, plus ils sentiront le bonheur de l’espérance. Cette vertu maintiendra en eux la joie du cœur, la douceur intérieure, la paix la plus profonde, la possession anticipée du bonheur infini qui les attend, enfin le courage nécessaire pour se vaincre en toutes choses ; et par cette voie ils arriveront toujours, par la lumière de la foi, tout près de Dieu dont l’amour doit les mettre en possession.

VI. DE L’AMOUR DE DIEU

    De même que le Seigneur ne s’est pas contenté de faire luire sa vérité éternelle à nos regards, mais qu’il a en même temps encouragé notre espérance vers les biens que nous révèle la foi, ainsi a-t-il daigné nous appeler à nous unir à lui par l’amour. La fin du précepte, dit l’Apôtre, est la charité. Et dans la crainte que nous regardions cet amour mutuel entre Dieu et l’homme comme une hardiesse par trop au-dessus de notre nature, il est allé jusqu’à nous commander cet amour, sous peine d’être éternellement rejetés loin de Lui. Tu aimeras, dit-il, le Seigneur ton Dieu de tout ton cour, de toute ton âme, et de toutes tes forces ; et le Seigneur nous enseigne que ce commandement est le plus grand et le premier de tous. Les Frères considérant la grandeur et l’urgence incomparable de ce précepte, regarderont désormais l’état religieux comme le plus grand secours que l’homme puisse rencontrer pour l’accomplir, et ils béniront Dieu qui a daigné leur faire le don de la vocation.

    L’amour de Dieu est toute la vie chrétienne ; les autres vertus, morales et théologales, ont pour but de nous préparer et de nous aider à l’amour de Dieu. Saint Augustin dit : Aimez et faites ce que vous voudrez ; car celui qui aime Dieu véritablement est garanti contre le péché, puisque le péché est ce qui est contraire à l’amour de Dieu. L’amour de Dieu est de tous les commandements le plus facile et le plus doux, bien qu’il soit celui que l’homme viole le plus aisément et le plus souvent. L’amour de Dieu nous met en possession de Dieu même : c’est par lui que le ciel est le ciel. II est le premier besoin de notre être puisque nous ne pouvons être heureux que par l’amour du bien et que le bien est Dieu. L’amour de Dieu est une dette sacrée, puisque Dieu nous aime le premier, qu’il agit sans cesse par amour pour nous et qu’il attend avec une généreuse patience le retour que nous lui devons.

    L’obstacle que l’amour de Dieu rencontre dans l’homme provient de diverses causes qui arrêtent l’essor de la créature et la détournent de cette fin suprême, hors de laquelle il n’y a que la réprobation ; car celui qui n’aura pas aimé Dieu sur la terre sera réduit à le haïr éternellement dans les enfers. Ces causes sont : l’illusion, et par suite l’oubli de l’invitation que Dieu nous fait de l’aimer ; le monde, ses maximes et ses exemples ; l’attache aux biens matériels, aux créatures et à soi-même ; enfin le manque d’appui et d’encouragement. Les Frères comprendront avec reconnaissance que la Religion détruit tous ces obstacles et rend aisé à quiconque veut profiter des moyens qu’elle offre, l’accomplissement du plus grand et du premier des divins commandements.

    La Religion établit l’homme dans un état de recueillement et de paix, comme sur une montagne dont le sommet avoisine le ciel : elle ménage à l’âme ce silence intérieur et extérieur durant lequel la parole de Dieu fait son ouvre, dissipe les illusions et garantit cette âme contre l’envahissement insensible de l’oubli. En séparant le religieux du contact du monde, elle le préserve du danger que présentent les maximes et les exemples de ce perfide ennemi, auquel il est difficile de résister quand on passe son existence au milieu de lui. L’attache aux biens matériels, aux créatures, à soi-même, étant efficacement combattue par la pratique des saints vœux, l’âme retrouve sa liberté première et tend sans effort vers son centre divin. Enfin étayée de toutes manières par la règle et les observances, qui sont pour elle la source de mille et mille grâces de détail, corroborée par l’exemple d’autrui, rappelée à elle-même par les exhortations et au besoin par les réprimandes et les corrections, il lui faudrait pour sortir de la voie de l’amour un effort opiniâtre et répété contre le bien, ce qui heureusement est rare.

    II suit de là que le religieux est plus assuré que tout autre en ce monde de persévérer dans la pratique du grand commandement et qu’il doit se tenir par cela seul pour le plus heureux des hommes.

    Les Frères s’attacheront à mettre à profit tant de secours pour s’avancer dans l’amour du Seigneur leur- Dieu, réduisant tout à cette fin bienheureuse. Il leur importe d’abord de bien comprendre que le précepte de cet amour n’exige pas d’effort pénible car voici ce que dit le Seigneur` lui-même à son peuple : Ce commandement que je te fais aujourd’hui n’est ni au-dessus de toi, gai placé dans le ciel ; car tu pourrais dire qui de nous petit monter jusqu’aux cieux pour l’en rapporter, pour nous l’expliquer trous mettre à même de le pratiquer ? Il n’est pas au-delà des mers, car tu pourrais dire : qui de nous s’embarquera sur les flots pour nous l’aller chercher faire que nous l’observions ? Ce commandement est tout près de toi, il est dans ta bouche et dans ton cœur, afin que tu puisses l ‘accomplir. Nous n’avons donc qu’à suivre le mouvement de notre cœur pour aimer Dieu, et la seule pensée de sa souveraine amabilité, le seul souvenir de ses bienfaits suffisent pour entretenir en nous cette charité qui nous unit à Lui.

    Que les Frères aient donc soin de profiter de tout pour accroître en eux ce trésor de la vie éternelle et qu’ils produisent le plus fréquemment qu’ils pourront des actes explicites d’amour de Dieu : car ces ales dont l’impulsion vient de la grâce, ont une grande vertu pour augmenter le fond dont ils procèdent. Dans les motifs de leurs allions et de leurs sentiments, qu’ils recherchent de préférence celui de l’amour de Dieu ; ils y trouveront un aide puissant, en même temps que ces anions et ces sentiments s’élèveront dès lors à un mérite plus parfait et à une dignité plus haute. Dans les sacrifices qu’ils auront à faire, qu’ils prennent l’habitude de se déterminer par la considération de l’amour qu’ils doivent à Dieu et qui, s’il est réel en eux, doit les porter au sacrifice et non au repos. Dieu prescrivant à l’homme plusieurs vertus distinctes, soit morales, soit théologales, ils ne se dispenseront cependant d’aucune sous prétexte que l’amour de Dieu doit leur suffire ; mais ils s’efforceront de joindre le motif de cet amour aux motifs particuliers de chacune de ces vertus, les faisant ainsi participer à la nature de la divine charité. Enfin quand il leur arrivera de commettre des fautes, ils les regarderont comme des infidélités à l’amour qu’ils doivent à Dieu : ce qui servira puissamment à hâter le pardon que Dieu daignera leur en octroyer.

    Les Frères seront empressés à donner à leur amour pour Dieu la plus grande perfection quant aux motifs. Ils ne s’arrêteront donc pas à un amour qui serait purement intéressé et uniquement en vue de la béatitude personnelle. Sans jamais cesser d’aimer Dieu comme leur fin, par l’amour de concupiscence qui sort de la sainte vertu d’espérance comme de sa source sainte et pure ; sans arrêter le cours de l’amour de gratitude, que doit leur inspirer le sentiment toujours croissant des bienfaits de Dieu envers eux : ils considéreront qu’il existe en Dieu une amabilité infinie qui a droit d’exciter notre amour indépendamment de la vue de notre intérêt, et ils tendront à s’élever selon leur faiblesse à cet amour de Dieu pour Lui-même, qui efface le péché, en détruisant à la fois la coulpe et la peine, et qui a la vertu d’unir l’âme à Dieu dès cette vie.

    Dans ce but ils tâcheront de produire, selon le mouvement de la grâce, des actes de l’amour de bienveillance, de l’amour de complaisance et de l’amour de condoléances, par lesquels l’âme embrasse les intérêts de Dieu avec une ardeur dont elle ne puise pas le principe dans son intérêt propre. Ils pénétreront dans le sens de l’oraison dominicale, dont les trois premières demandes expriment cet amour pour quiconque sait les comprendre. En un mot, ils agiront en tout comme étant convaincus que comme hommes, comme chrétiens et comme religieux, ils ont un devoir supérieur et universel à remplir en ce monde, le devoir d’aimer Dieu d’un amour de préférence, d’un amour continuel, enfin d’un amour proportionné aux grâces qui leur sont données pour le produire en eux.

VII. DE L’AMOUR DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST

    Telle est la bonté infinie de Dieu et l’amour qu’Il daigne nous porter, que dans le but d’obtenir de nous plus efficacement le retour auquel Il a tant de droits, nous l’avons vu descendre à la condition de l’homme et combler pour ainsi dire l’intervalle qui nous séparait de Lui. Dieu a tant aimé le monde, qui ‘l lui a donné son Fils unique. Et le Fils de Dieu, décrivant dès l’Ancien Testament le motif de sa venue future dans la chair, disait déjà Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes. Les Frères apprécieront avec un étonnement respectueux ces avances que Dieu a daigné nous faire et, considérant qu’il s’est fait notre propre chair par la divine Incarnation, ils comprendront comment est devenu par là plus facile le grand précepte de l’amour de Dieu ; ils remercieront bien souvent la divine bonté de ce qu’elle a daigné les faire naître depuis que le mystère du Verbe fait chair s’est accompli et a tant élargi la voie qui conduit à l’union avec Dieu par l’amour. Jésus-Christ est homme comme nous, et qui aime jésus Christ est déjà en possession de l’amour de Dieu parce que Jésus-Christ est Dieu.

    Et comment l’homme n’aimerait-il pas le Dieu incarné ? Le Fils de Dieu s’est montré à nous dans cet adorable état avec tant d’attraits que, pour ne pas l’aimer, l’homme doit abdiquer sa nature ou se reconnaître pour un être dépravé. Deux raisons, en effet, sollicitent notre amour envers nos semblables : le charme de leur personne et les bienfaits qu’ils ont répandus sur nous. Or est-il possible, en lisant et méditant les saints Évangiles, de n’être pas séduit par le charme divin que répandent les paroles et les allions de Notre -Seigneur- ? Si nous le considérons enfant, quoi de plus attrayant que lui dans sa crèche ou dans les bras de sa très pure mère ? Si nous le suivons dans sa vie d’homme, quoi de plus pénétrant que sa bonté, sa compassion pour les misères de l’humanité, sa patience, sa condescendance et cette douceur qui tempère si délicieusement la gravité de sa personne, qu’elle attire autour de lui jusqu’aux petits enfants ? Quoi de plus enchanteur que son enseignement où l’autorité d’un Dieu se cache sous le langage le plus simple, où les vérités les plus fortes et les plus sublimes arrivent au cœur des auditeurs en éclairant leurs esprits des plus vives lumières ? Quoi de plus touchant que sa prédilection pour les pécheurs, malades infortunés dont il est le médecin compatissant, brebis égarées dont il s’est fait IIe pasteur infatigable ? Quoi de plus émouvant enfin que cette sérénité avec laquelle il s’avance vers cette mort qu’il est venu chercher, sans jamais protester contre l’ingratitude de ses ennemis.

    Pour l’homme qui médite cette vie sublime, et les Frères doivent l’approfondir sans cesse, il est impossible, s’il a le cœur droit, de ne pas se sentir touché et bientôt captivé par l’amour de Celui qui l’a menée sur la terre. Si l’on est ému à la vue d’un de ces traits qui révèlent dans autrui l’existence d’un noble sentiment, au point de sentir battre son cœur pour cet homme que l’on ne verra jamais, qui même peut-être n’habite plus cette terre depuis des siècles, comment défendre son cœur de l’amour envers jésus chez lequel tout est parfait, tout est complet, tout est inspiré par IIe plus. généreux amour envers nous ? Or c’est Dieu que nous aimons en aimant Jésus. Le grand commandement de la charité s’est avancé jusqu’à nous, comme pour nous tendre un piège et nous avons été pris qui aime le fils de Marie, aime le Fils de Dieu ; qui aime le fils de Dieu aime le Père et le Saint-Esprit, car ils sont tous les trois un dans une même essence. Mais si, sans détourner nos regards des charmes ineffables de notre céleste ami, nous venons à considérer ses bienfaits, serait-il possible que son amour ne triomphât pas ne l’indifférence de nos cœurs ? Nous étions ses ennemis et c’est pour nous qu’il est mort de la mort de la croix. Nous étions perdus pour l’éternité, il nous a sauvés en se livrant pour nous. Nos péchés l’ont crucifié et il a mis sa gloire à nous pardonner. La plus légère réparation offerte par lui suffisait à compenser surabondamment l’outrage commis par des milliards de mondes contre la Majesté divine, et il a voulu afin d’être plus assuré de notre dévouement, répandre au milieu des plus cruelles douleurs tout son sang jusqu’à la dernière goutte. Son sacrifie offert pour le genre humain tout entier, l’a été aussi distinctement pour chacun de nous, que si chacun de nous avait été seul coupable et eût été seul l’objet de sa venue en ce monde.

    N’est-il pas évident que l’homme qui repasse en lui-même de tels motifs d’amour envers Notre Seigneur, s’il ne se sent pas pénétré de cet amour, est le dernier des hommes et ne mérite pas de vivre ?. Et n’est-il pas vrai aussi que celui dont le cœur n’est pas entièrement gâté par l’égoïsme ou appesanti par le poids ignoble de la sensualité, ne saurait se souvenir des bienfaits de l’homme Dieu envers lui, sans se sentir entraîné à l’amour d’un tel bienfaiteur, et à un amour qui dépasse celui qu’il se porte à lui-même.

    Alors, disons-le encore une fois, le grand commandement est accompli : les mystères du Verbe incarné ont été l’amorce divine qui nous a attirés et tout en suivant la pente de notre cœur qui nous entraîne à l’amour de notre semblable quand ses attraits et ses bienfaits parlent pour lui, nous sommes arrivés par Jésus-Christ, le Dieu homme, à l’amour de Dieu invisible qui nous a créés autant pour l’aimer que pour le servir.

    Les Frères comprendront aisément les heureuses facilités que le Seigneur leur a données en cette manière pour l’accomplissement du précepte fondamental de la vie chrétienne et de la vie religieuse. Ils sentiront que tout dépend pour eux de la solidité et de la constance de leur amour envers Notre Seigneur. Ils devront donc dire sans cesse avec l’Apôtre : Qui nous séparera de la charité du Christ ? Et, afin de fortifier dans leurs âmes cette charité et de l’accroître, ils ne négligeront rien pour conserver en eux l’impression des charmes et des bienfaits du Fils de Dieu incarné. Ils en feront l’objet le plus ordinaire de leurs pensées et de leurs affections, et pour cela ils travailleront à s’avancer toujours plus dans l’intelligence du saint Évangile qui sera pour eux véritablement la bonne nouvelle, puisqu’ils y apprendront l’art d’aimer Dieu en aimant le Rédempteur divin qui nous a fait de telles avances.

VIII. DE LA PERFECTION

    Dieu en se révélant à l’homme par la foi, en excitant son espérance dans une réunion éternelle avec le souverain Bien et en commandant d’aimer son Créateur et son Rédempteur, s’est proposé un but qui se rapporte d’abord à la condition de l’homme dès ce monde. Ce but, c’est que l’homme ici-bas aspire à la perfection.

    La perfection est le rapport complet de la créature avec Dieu autant que celle-ci en est capable. Elle résulte de la conformité de la créature avec la sainteté de Dieu, par l’exemption du péché et la réalisation des vertus, dont la charité est la plus élevée et celle qui répand son influence sur toutes les autres.

    Il suit de là qu’il existe une véritable obligation pour le chrétien de désirer la perfection et de s’y exercer selon les grâces qu’il reçoit : autrement il faudrait dire que Dieu ne se soucie pas de voir réaliser par sa créature le plan qu’il a conçu, ou que la créature a droit de lui refuser l’accomplissement du dessein pour lequel Il l’a tirée du néant et rachetée de l’enfer. Rien n’est plus odieux ni plus insensé ; et c’est afin que le chrétien ne se fasse pas illusion sur le précepte de la perfection qui renferme tous les autres, que Notre Seigneur a dit Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait ; nous montrant par ce seul mot le type d’après lequel nous devons régler non seulement nos actions mais encore nos pensées et nos aspirations.

    Convaincus de cette doctrine, les Frères examinant leur vie passée reconnaîtront qu’ils n’ont jamais commis un seul péché sans perdre de vue, au moins pour le moment, le devoir de la perfection et que la pensée de ce devoir eût suffit à elle seule pour les préserver de cette chute. Ils verront clairement qu’ils ne peuvent espérer sûrement leur persistance dans l’état de grâce sanctifiante qu’autant qu’ils nourriront en eux le propos de la perfection, et qu’ils exposeraient jusqu’à leur salut éternel s’ils négligeaient ou laissaient languir ce propos. La sainteté de leur Père céleste sera donc le point de mire de leurs efforts. Ils sentiront qu’ayant été créés et régénérés à l’image de Dieu et devant se réunir pour toujours à Lui dans le séjour où, comme dit l’Apôtre, nous lui serons semblables, ils n’ont d’autre parti à prendre ici-bas que d’employer tous leurs efforts à acquérir cette similitude en la mesure où ils peuvent arriver.

    Toutefois ils ne devront pas se laisser abattre si, malgré leur labeur courageux, ils se voient encore si éloignés de leur type divin, tant à cause de leurs péchés passés non suffisamment expiés encore et des imperfections dans lesquelles ils tombent souvent, qu’à raison du but infini qu’ils se proposent : mais ils se consoleront en pensant que la perfection acquise n’est pas de ce monde et que les plus grands saints ne l’ont complètement réalisée qu’au ciel. Ce qui a fait les Saints, c’est le désir continu de la perfection, désir et tendance dont leurs fautes et leurs imperfections ne les détournaient jamais.

    Les Frères envisageront donc avec fermeté cette grande obligation du chrétien et ils n’écouteront point les réclamations de l’égoïsme qui voudrait faire un partage entre les droits de Dieu et leur intérêt mal entendu. S’ils considèrent combien est en danger le salut de celui qui renonce à la perfection, comment il s’éloigne de l’amour qui est dû à Dieu, il leur sera toujours facile de conserver en eux, moyennant la grâce qui ne manque jamais, cette résolution stable qui fera la sûreté et en même temps la consolation de leur vie.

    Le diable cherche sans cesse à traverser le- désir de la perfection dans les âmes en les effrayant par des imaginations absurdes. à l’entendre, la voie de la perfection n’offre que des épines. Les Frères dédaigneront ces vains fantômes et comprendront toujours davantage que rien n’est plus juste et plus sage pour le chrétien que de poursuivre en soi-même le péché et ses causes et de rechercher toute vertu, afin de se tenir le plus près possible de Dieu, qui est infiniment saint et qui nous a destinés à être unis à Lui dans l’éternité. Voilà la perfection. Elle ne consiste pas dans tel ou tel acte extraordinaire que nous lisons dans la vie des Saints et qui nous semblerait au dessus de nos forces : ce n’est pas à cause de ces aces que les Saints ont été saints, mais bien à cause de leur désir incessant de la perfection, désir dont ces ales n’ont été que le produit et l’expression plus ou moins variés, selon le genre de grâces qui étaient en eux.

    Mais les Frères auront une reconnaissance particulière à Dieu de ce qu’il a daigné les appeler à la Religion qui est l’école de la perfection dans la sainte Église. En effet, la Religion est fondée sur la pratique des conseils évangéliques, et les conseils évangéliques ont pour objet de détruire tous les obstacles qui arrêtent si souvent le chrétien sur la voie de la perfection. Celui qui a trouvé bon de s’attacher au Seigneur par la sainte pauvreté, par la sainte chasteté et par la sainte obéissance et qui demeure fidèle à son engagement, celui-là est certain d’arriver à la perfection qui assure l’union avec Dieu. Cette perfection sera son repos, sa récompense dès ce monde et il éprouvera la vérité de cette parole de Notre Seigneur qui a dit que son joug est doux son fardeau léger. Les obstacles que ne cesse de susciter l’amour de nous-mêmes et des objets extérieurs à toute résolution de perfection sont renversés par la pratique voulue et constante des divins conseils, et l’amour de Dieu que le saint Apôtre appelle le lien de la perfection, règne dans l’âme et devient sans efforts le principe régissant de la vie tout entière.

    Enfin les Frères se souvenant de la vocation des chrétiens à la perfection et des combats héroïques que doivent soutenir ceux qui la pratiquent au milieu du monde, reconnaîtront qu’ils ont été traités avec une prédilection particulière, étant placés par leur sainte vocation dans une voie où la lumière qui éclaire les âmes ne leur fait jamais défaut, où les grâces qui soutiennent et qui redressent leur sont prodiguées à chaque heure ; en sorte que pour ne pas arriver au but, il leur faudrait non seulement une faiblesse incurable, mais encore une résistance opiniâtre dont la bonté de Dieu préservera toujours les siens.

IX. DE L’IMITATION DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST

    De même que pour assurer en nous l’accomplissement du grand et indispensable précepte de la charité, Dieu a daigné, en se faisant homme, rapprocher de nous l’objet de notre amour essentiel, ainsi a-t-il jugé à propos, dans le même mystère de la divine Incarnation, de mettre tout-à-fait à notre portée le type de cette perfection à laquelle il nous oblige. L’imitation de la perfection de notre Père céleste était bien difficile pour de faibles et ignorantes créatures ; mais le Fils de Dieu, parfait comme le Père, revêtant la nature de l’homme et venant sua- cette terre agir, parler et vouloir, comme pouvait agir, parler et vouloir un homme Dieu, nous n’avions désormais qu’à l’imiter-

    pour arriver à l’imitation divine. C’est pourquoi l’Apôtre nous enseigne que les prédestinés par le Père sont ceux qui sont conformes à l’image de son Fils.

    Nous devons donc sans cesse rendre nos actions de grâce à la divine miséricorde de ce qu’elle nous a donné de naître après l’Incarnation du Verbe divin ; car la lumière de ses exemples nous éclaire et nous dirige, comme son sang précieux nous a rachetés. L’homme primitif créé dans la sainteté et dans la justice n’existe plus ; le péché en a fait une ruine où l’on ne reconnaît plus les traits divins : alors Jésus-Christ nous a été donné, non seulement comme Rédempteur, mais comme type. En lui, nous pouvons reconnaître ce que nous devons être pour ressembler à Dieu de nouveau, et saint jean nous dit dans son Épître .que ce qui nous donnera cette confiance au jour du jugement, c’est que nous aurons été dans ce monde tel qu’il aura été lui-même. Le même Apôtre dit encore : que celui qui prétend être uni au Christ doit dès lors marcher comme le Christ a marché. C’est ce que saint Paul explique d’un seul mot quand il dit aux fidèles : Revêtez-vous de Notre Seigneur Jésus-Christ.

    Dans notre reconnaissance pour cette ineffable bonté qui a daigné apporter du ciel le modèle suivant lequel nous devons être réformés pour devenir parfaits comme notre Père céleste, nous n’aurons rien de plus à cœur que de connaître le plus complètement qu’il nous sera possible cet idéal divin et humain tout à la fois avec lequel nous serons confrontés au jour de notre jugement. Le Sauveur parlant à son Père s’exprime ainsi : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et à connaître ainsi Jésus-Christ que vous avez envoyé. Tout chrétien doit induire de ces paroles que la connaissance de Jésus-Christ est le plus grand intérêt que nous pouvons avoir en ce monde puisqu’elle conduit à la vie éternelle.

    Les Frères devront alors comprendre que de même que l’étude de Notre-Seigneur dans les saints Évangiles est le moyen le plus assuré de nourrir et de développer en eux l’amour pour ce divin Rédempteur, de même l’attention à tout ce qu’il a fait, à tout ce qu’il a dit, à tout ce qu’il a été, selon que nous le lisons dans le texte sacré, sera pour eux la source de cette imitation qui les conduira à la perfection que Dieu exige d’eux. Pour s’animer à cette recherche dont le résultat doit les conduire au bonheur éternel, ils se rappelleront ce que saint Luc nous apprend de la Sainte Vierge, qu’elle contemplait les traits qui paraissaient dans Jésus, qu’elle les conservait dans la pensée et les repassait saris cesse dans son cœur. Par cette étude constante et pleine d’amour, Marie arrivait à réaliser en elle-même le type de son divin fils et s’élevait à la perfection. Ainsi doit faire, en proportion, tout disciple de Jésus-Christ.

    Les Frères estimeront donc un grand honneur pour eux d’avoir été séparés du monde et de ses vains bruits, afin de pouvoir étudier Notre Seigneur à fond et de se livrer à son imitation. Ce sera là leur pensée constante, leur effort incessant, car s’ils réalisent cette imitation, ils peuvent compter que tout est gagné pour eux, cumule aussi tout serait perdu s’ils avaient le malheur de la manquer. Un Père de L’Église l’a dit il n’a rien dit de trop : Christianus alter Christus. En effet qu’est ce qu’un chrétien ? c’est un membre de Jésus Christ. Or les membres ont la même vie, le même sens intime que la tête.

    Sans doute cette imitation de l’homme Dieu, cette incorporation à Jésus-Christ, est une œuvre ardue et qui coûte plu : I un sacrifice à la nature, mais souvenons nous que nous n’avons pas le choix. II nous faut être semblables ou à l’homme terrestre’ à l’homme céleste. Si nous gardons des traits de l’homme terrestre, nous ,cens écartés et jetés au feu ; si au contraire le Père reconnaît en nous les traits de soli Fils, qui est l’homme céleste, il nous réclamera comme étant aussi ses fils et là ou est Jésus nous serons aussi..

    Il est vrai que l’on ne saurant se résoudre à imiter Jésus si l’on n’aime pas Jésus mais n’avons-nous pas vu que son amour est pour nous le premier- devoir, la plus strie justice et la plus chère consolation dans cette vallée de larmes ? Les Frères, résolus de demeurer fidèles à cet amour, reconnaîtront aisément que rien n’est plus juste que d’être semblables à celui qui n’a pris notre ressemblance que pour notre amour, et qu’ils n’ont pas le droit de trouver rigoureuse une réforme d’eux-mêmes qui les rend semblables à Dieu lui-même en épurant leur vie de tous les mauvais germes qui les auraient perdus pour l’éternité.

    Enfin ils se souviendront que cette réforme de l’homme déchu sur le modèle de Jésus-Christ n’est point l’œuvre de la nature, mais l’œuvre de la grâce, qui nous est toujours donnée et que nous pouvons toujours accroître en nous par la prière à laquelle Dieu ne refusera jamais rien de ce qui est nécessaire à l’avancement de notre âme. Les Frères prieront donc sans cesse pour que Jésus-Christ se forme en eux, pour que sa vie se manifeste dans leur vie et circule dans tout leur être. Ils s’attacheront cordialement et loyalement à ce grand but de leur vie, y revenant sans cesse et profitant de tout pour l’atteindre. En étudiant la vie de la Très Sainte Vierge et des Saints, ils rechercheront ce qui a rendu sainte cette vie, et voyant que ce n’est autre chose que la conformité avec les œuvres et les sentiments de Jésus-Christ, ils comprendront toujours de plus en plus ce que Dieu attend d’eux-mêmes et ils s’appliqueront avec humilité et reconnaissance cette parole que Notre Seigneur leur a dite en la personne de saint Pierre : Suis-moi, sequere me.

X. DES CONSEILS ÉVANGÉLIQUES

    L’imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ étant la voie obligatoire de toute créature humaine qui veut parvenir au salut et à la gloire, la souveraine sagesse de Dieu a voulu que cette imitation d’un type si élevé fut réalisée à des degrés différents. Ayant égard à l’humaine faiblesse et ayant résolu de dispenser ses grâces selon la mesure de son bon plaisir et dans une harmonie parfaite, Notre Seigneur a intimé aux hommes des préceptes et des conseils. Les préceptes obligatoires pour tous représentent les conditions essentielles hors lesquelles il n’y a pas de salut pour l’homme ; les conseils regardent ceux qui sont appelés à s’élever plus haut encore dans l’imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a réalisé dans sa vie la matière de ces conseils avec une perfection et une plénitude admirables.

    Les Frères ne sauraient donc avoir une trop haute idée des conseils évangéliques, soit qu’il les envisagent comme ayant leur type en Notre Seigneur , soit qu’il les considèrent relativement au salut. Au premier point de vue, ces divins conseils ont droit à notre estime, à raison de l’union qu’ils établissent entre Notre Seigneur et celui qui les pratique. Au second point de vue, on ne saurait se faire une trop haute idée de leur importance, puisque la pratique des conseils assure celle des préceptes et qu’elle est par conséquent le plus sûr boulevard du salut. Et cette dernière vérité est si évidente que bien souvent, au milieu même du monde, la pratique de la vie chrétienne serait irréalisable si l’on ne s’élevait sur tel ou tel point à l’observation des conseils.

    Notre Seigneur- n’a pu donner les divins conseils que dans l’intention qu’ils fussent suivis, et s’il ne les a pas rendus obligatoires pour tous les hommes, il a dû vouloir leur accomplissement par un certain nombre de ses fidèles. Sa sagesse et son honneur y sont engagés ainsi que la réalisation de son Évangile, dont pas un iota ne doit rester sans accomplissement. Il faut que la terre, pour trouver grâce, présente constamment aux regards de Dieu l’image de son divin Fils réalisée dans l’humanité or les simples préceptes fussent-ils accomplis à la lettre par tous les hommes, ne suffiraient pas à reproduire les traits du Fils de Dieu incarné. C’est pourquoi ce divin restaurateur de l’homme primitif a daigné employer l’attrait de la récompense, en promettant le centuple aux observateurs de ses conseils, afin d’entraîner à sa suite le plus grand nombre possible de ceux qu’il a rachetés.

    Les Frères offriront un sincère acquiescement aux intentions miséricordieuses de leur Rédempteur, et lui rendront d’humbles actions de grâces de ce qu’en les appelant à la sainte Religion qui est l’école des conseils évangéliques, il les a placés dans la voie privilégiée où la gloire de Dieu est procurée avec le plus d’étendue par l’imitation la plus complète de son Fils. Ils demanderont sans cesse la grâce de ne pas déchoir de ce degré supérieur, où la divine grâce les a établis si gratuitement, et s’humilieront en songeant qu’il n’entre pas dans les desseins de Dieu d’appeler tous les hommes à la même faveur.

    Ils se souviendront de la vocation des Apôtres qui furent appelés les premiers à quitter toutes choses pour s’attacher non seulement aux préceptes, mais encore aux conseils du Sauveur. Leur récompense fut d’abord de vivre dans l’intimité de leur divin Maître, de recevoir ses secrets, de coopérer à sa mission : plus tard les hommes les verront assis sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël. Un sort semblable est réservé à ceux qui les imiteront : l’intimité de jésus qui n’aura rien de secret pour eux, et les plus hautes distinctions dans le royaume éternel.

    Portant ensuite les regards sur leur faiblesse qu’ils connaissent par expérience, les Frères reconnaîtront combien ils sont redevables à la divine miséricorde qui, voulant, assurer leur salut, les a constitués dans la voie la plus assurée pour arriver à ce but qui est l’unique nécessaire. La pratique des conseils, si facile dans la Religion, en leur assurant les plus précieux mérites, les maintiendra dans celle des préceptes et ils obtiendront à la fois le salut et la perfection. Car tel est l’effet de la vocation religieuse, que, lorsqu’elle est embrassée par l’homme avec bonne volonté, elle le conduit au souverain Bien avec beaucoup plus de facilité qu’il n’y fût parvenu au milieu du monde, où tout est obstacle, tandis que dans la Religion tout est secours.

    Ils verront alors avec une grande clarté ce qu’est la vocation religieuse : une voie ouverte miséricordieusement ~ un grand nombre d’âmes bien qu’il y en ait peu à la suivre. Dieu en effet appelle les âmes à la Religion tantôt par l’attrait, tantôt par les circonstances. L’attrait, c’est Lui qui l’inspire ; les circonstances, c’est sa grâce qui les fait naître. II appelle les justes et les pécheurs, les justes afin de rassasier la faim et de désaltérer la soif qu’ils ont de la justice : les pécheurs afin qu’ils deviennent justes et saints. De telles merveilles de la grâce sont le résultat de la pratique des conseils évangéliques qui relèvent la vie tout entière et la transforment en Jésus Christ.

    ***122 Ainsi les Frères se rendront compte de l’essence de la vocation religieuse, si différente de la vocation au sacerdoce. Cette dernière dépend de Dieu seul, à qui seul il appartient de choisir ses ministres, c’est-à-dire ceux qu’il veut établir médiateurs entre Dieu et les hommes. La première au contraire dépend à la fois de la grâce divine et de nous-mêmes. La foi nous éclaire sur le bien de la vie parfaite, la grâce nous presse de l’embrasser et nous donne des forces pour le faire. L’homme suit ou ne suit pas cette attraction ; aussi voyons-nous dans le saint Évangile que Notre Seigneur invite les hommes à la voie des conseils, ce qu’il ne fait pas quand il s’agit du sacerdoce. Dans ce dernier cas, c’est lui-même qui fait son choix. ***De là résulte que nulle autorité au monde, soit naturelle, soit même ecclésiastique, n’a le droit de retenir celui qui veut embrasser la voie des conseils ; car nul ne peut avoir le droit d’empêcher le juste d’approcher davantage de Dieu, ni le pécheur de prendre le moyen d’assurer la conversion de ses murs et de s’avancer vers le bien.

1. De la pauvreté religieuse

    Les conseils évangéliques se résument en trois principaux, dont le premier est la pauvreté, c’est-à-dire le renoncement parfait et sans exception à toute possession des choses de la terre de grande ou de petite valeur. La sainte pauvreté est le premier degré de l’imitation parfaite de Notre Seigneur. Il est né dans un étable d’emprunt, il a travaillé à la sueur de son front pour gagner sa nourriture, il a vécu d’aumônes durant sa prédication, il a été attaché à la croix ; il est dans un état de nudité et son corps a été déposé dans un sépulcre emprunté. II était impossible de nous mieux faire comprendre que la pauvreté absolue est une voie de mérite et de réhabilitation. C’est elle en effet qui éteint en l’homme la cupidité des biens terrestres, que saint Jean appelle la concupiscence des yeux et qui est l’une des sources principales de l’offense de Dieu et de la perte des âmes. La sainte pauvreté est le commencement de la vie parfaite ; c’est pourquoi Notre Seigneur dit : Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu possèdes et donne le prix aux pauvres : tu auras alors un trésor dans le ciel. Il n’y a donc pas de vie entièrement conforme à celle de Jésus-Christ sans le dépouillement effectif des biens terrestres, et la sainte pauvreté est le premier pas que nous devons faire pour entrer dans cette heureuse vie.

    Les faits ont démontré constamment que cette vertu est la base de tout l’édifice de la sainte Religion. De même que l’on peut tout espérer d’une famille religieuse au sein de laquelle la pauvreté est pratiquée et est en honneur, de même on doit s’attendre que là où elle est enfreinte et négligée, les autres fondements de la Religion sont ébranlés et ne pourront bientôt plus se soutenir. En effet, la violation de la pauvreté religieuse, en quoi que ce soit, est un parjure, puisque cette vertu a été la matière d’un vœu. Elle est de plus un véritable vol, puisque celui qui se la permet n’a pas de droit sur la chose dont il dispose. Sans doute il y a gravité et légèreté de matière, selon la valeur de la chose, mais le parjure et le vol n’en sont pas moins réels.

    Il est donc nécessaire aux religieux d’aimer d’un véritable amour la sainte pauvreté, s’ils veulent se maintenir dans la pratique constante de cette indispensable vertu. Mais comment ne l’aimeraient-ils pas, lorsqu’ils se souviennent du zèle merveilleux avec lequel le Sauveur l’a pratiquée lui-même, de la rigueur avec laquelle il y a astreint ses Apôtres, et de l’empressement avec lequel la première Église de Jérusalem, tout illuminée des feux de l’Esprit Saint, l’a d’abord pratiquée ?

    Remplis de respect pour cette vertu fondamentale, et désirant ardemment ce trésor que Notre Seigneur promet dans le ciel, les Frères aspireront au jour où il leur sera donné de pratiquer effectivement ce premier des conseils. Ils se formeront une idée complète de ce qu’est en elle-même et dans la pratique cette noble et sainte pauvreté. Ainsi ils comprendront que ceux qui l’ont vouée doivent s’interdire tout regret de ce qu’ils ont quitté, tout désir, toute envie de posséder quoi que ce soit ; que ce serait manquer à la pauvreté promise que de s’attacher aux objets qui sont mis à leur usage, par exemple un livre, un meuble, une cellule, etc. ; que les privations que l’on peut éprouver, quand elles ne nuisent pas à la santé, doivent être supportées par le religieux avec contentement, parce que c’est alors qu’il est vraiment religieux ; que rien n’est plus contraire à l’esprit monastique que cette prévoyance avec laquelle on s’arrangerait de manière à ne manquer de rien, et à accaparer autour de soi des objets plus commodes que nécessaires ; que c’est un mal d’affecter sans permission à son usage privé des objets qui n’ont pas reçu cette destination ; qu’enfin le religieux est obligé en conscience d’user avec ménagement des choses qui sont mises régulièrement à son usage, les considérant comme des objets qui lui sont prêtés et dont il doit avoir soin par probité et par délicatesse.

    Les Frères étant ainsi éclairés sur l’extension et sur la pratique de la sainte pauvreté ‘y prépareront avec une sainte ardeur, heureux de renoncer déjà en désir aux biens et aux avantages matériels de ce monde, afin de posséder Dieu. Loin d’être troublés par les éventualités du temps présent, où les complots des ennemis de notre foi se dirigent principalement contre la naissance de l’état religieux, ils s’estimeront très honorés en pensant que le Seigneur daignerait compter sur eux comme il compta sur ses Apôtres qu’il envoya par le monde, comme des agneaux au milieu des loups, après leur avoir fait laisser leurs barques et leurs filets.

    Afin de montrer la simplicité avec laquelle ils aspirent à devenir les pauvres de jésus Christ, ils commenceront tout aussitôt à bannir de leurs conversations les termes qui expriment la propriété. Ils réduiront ensuite le plus qu’il leur sera possible l’usage des objets qui leur appartiennent, s’accoutumant à se contenter du strict nécessaire. S’il leur arrive de perdre, de détruire ou de détériorer quoi que ce soit de ce qui est à la communauté, ils s’en accuseront au Chapitre et en feront pénitence comme les profès. Quand ils ressentiront les privations qu’impose la pauvreté religieuse dans la nourriture, l’ameublement et le reste, ils se réjouiront en songeant que c’est là ce qu’ils sont venus chercher, et s’endurciront gaiement aux sacrifices qu’impose le renoncement aux aises et à la propriété.

    C’est ainsi que les Frères se prépareront à émettre le vœu de la sainte pauvreté, et mûriront dans l’esprit de leur vocation. Le moyen de s’entretenir dans ces sentiments surnaturels sera la méditation sur la vanité des biens naturels, dont la mort sépare l’homme pour jamais ; la contemplation de la vie de Notre Seigneur, qui, étant riche, comme dit l’Apôtre, s’est fait pauvre à cause de nous ; enfin le souvenir de tant de rois et de princes, de reines et de princesses qui ont renoncé aux couronnes, à l’opulence, à tout ce qui pouvait flatter les sens et la vanité pour devenir enfin pauvres et détachés de tout ce qui passe, s’estimant heureux et fiers de ressembler au Sauveur et d’acquérir par ce moyen la véritable richesse, l’honneur durable et le trésor éternel.

2. De la chasteté

    Le second conseil évangélique est celui de la sainte chasteté, que Notre Seigneur nous intime, lorsqu’il loue ceux qui ont renoncé aux jouissances des sens, à cause du royaume des cieux. Saint Paul nous en révèle aussi l’importance, lorsqu’il propose la continence parfaite comme ce qu’il y a de meilleur pour l’homme, parce que cette continence le sanctifie dans son corps et dans son âme. Mais comme la chasteté est une vertu imposée à tout homme en dehors même du saint état de la Religion, bien qu’elle n’arrive à sa perfection que dans celui-ci, il est utile d’exposer ici tout l’ensemble de la doctrine du christianisme sur ce sujet, afin que les Frères puissent saisir dans son entier une matière aussi importante.

    La sainte vertu de chasteté a pour objet de régler les appétits sensuels et de les soumettre à la loi de l’Esprit. Elle maintient l’homme dans sa dignité et fait que son âme reflète toujours l’image de Dieu qui est esprit. Le vice contraire à la chasteté dégrade l’homme et renverse l’économie de sa création, en faisant prédominer l’élément grossier et en étouffant l’âme sous les sens. Rien ne saurait être plus contraire aux vues du Créateur, et c’est pour cela qu’il a voulu joindre le devoir de la continence à l’exercice même des droits qu’il a attribués à l’état conjugal. C’est donc pour obéir à une loi fondamentale de sa condition que l’homme doit tendre constamment à s’affranchir du joug des sens. Et non seulement tout acte extérieur contraire à la sainte chasteté lui est interdit ; mais il est tenu encore de garantir son esprit et son cour de tout désir ou complaisance volontaire à l’égard de ce que cette vertu défend. Telle est même la délicatesse de la sainte chasteté que l’infraction des devoirs qu’elle impose n’admet pas légèreté de matière ; le défaut d’advertance complète ou de consentement parfait peut seul rendre véniel le péché, de mortel qu’il aurait pu être.

    Il suit de là que l’homme doit employer toute son énergie pour maintenir en soi la sainte chasteté, puisque cette vertu lui est si indispensable. ***133Mais deux obstacles se présentent à la traverse et sont cause que cette vertu ne peut exister en nous qu’au prix de la lutte. En premier lieu, l’une des conséquences de la chute originelle a été de nous imposer le poids de la concupiscence, qui détruit l’équilibre entre la chair et l’esprit et tend à faire prédominer la première, tout infirme qu’elle est. En second lieu, le diable a dans une horreur particulière la sainte vertu de chasteté parce qu’elle l’humilie en lui montrant l’homme s’élevant par l’esprit ***malgré sa faiblesse ; c’est pourquoi cet ange déchu nous attaque volontiers par le côté où il nous reconnaît plus faibles.

    L’homme cependant ne doit pas estimer sa condition trop dure, en se voyant obligé de soutenir des combats pour garder une si noble et si courageuse vertu. Dieu n’impose, pas à sa créature un fardeau qu’elle ne pourrait porter. Si grande que soit donc la faiblesse de notre nature tombée, la grâce de Jésus-Christ est mise surabondamment à notre disposition pour égaliser nos forces à la lutte. Nous ne saurions être éprouvés au delà de ces forces : la justice et la bonté de Dieu nous en sont garants, et les tentations auxquelles nous pourrions être soumis, loin de nous inspirer du découragement ou de la pusillanimité, doivent nous animer d’autant plus à la recherche d’une vertu contre laquelle Satan témoigne tant d’acharnement.

    Le devoir de tout homme est de garder la continence selon son état et de vivre dans l’estime d’une vertu si belle et tellement nécessaire que son infraction peut à elle seule plonger l’homme dans le dernier avilissement, ruiner les forces de son corps, aveugler sa raison et lui faire fouler aux pieds les devoirs les plus sacrés. Mais Notre Seigneur qui est venu relever en toutes choses la nature humaine, a daigné nous inspirer une voie plus haute dans laquelle la sainte chasteté ne sert pas seulement à maintenir la dignité dans l’homme et à le préserver du désordre, mais l’élève au dessus de sa condition et l’unit à Dieu. Heureux celui qui comprend et goûte cette parole et qui, à l’abdication des biens terrestres, a pu joindre le renoncement absolu aux jouissances sensuelles qui, dans un état inférieur, sont permises et relevées par un sacrement auguste, à cause de la fin qui les accompagne ! Heureux celui qui par le mouvement de la grâce divine a choisi dès ce monde l’état qui doit être celui de tous les élus dans la Patrie, là où Notre Seigneur nous dit qu’ils seront comme des anges !

    La continence parfaite, embrassée par l’homme dans le but de se conformer au deuxième conseil de Notre Seigneur, a pour but d’établir en lui un nouveau degré de ressemblance avec ce divin modèle. Elle renferme un sacrifice dont Dieu reçoit l’hommage avec une complaisance particulière. Elle fait disparaître ce partage dans lequel consiste, selon saint Paul, l’imperfection relative du plus saint mariage. Elle fait contracter avec Dieu un lien éternel qui imprime à la personne tout entière un signe de gloire, qui nie s’effacera jamais et lui vaut de la part de Dieu un amour qu’il ne donne pas à d’autres. Elle conservera à Dieu non plus seulement des choses inanimées, comme le fait la pauvreté religieuse, mais la créature humaine, qui désormais est engagée à Dieu comme l’épouse l’est à l’époux. État de liberté à l’égard des sens qui sont purifiés et sanctifiés, parfum de la terre qui se mêle sans effort à celui du ciel, objet de respect de la part des hommes même profanes, à ce point que les païens lui ont rendu hommage !

    En recevant de si hautes notions sur la chasteté religieuse, les Frères ne manqueront pas de considérer que si cette vertu vouée par le religieux est d’un tel prix, son infraction ne pourrait manquer d’être une offense très considérable envers Dieu. jusque dans les moindres détails de cette vertu, le mérite est immense ; une transformation s’est opérée dans la personne tout entière ; unie à Dieu par le lien sacré que Dieu a daigné contrarier avec elle, son premier devoir est la fidélité : il suit de là que non seulement la rupture de ce lien serait un affreux sacrilège, mais encore que tout péché grave ou léger qui rendrait coupable en matière d’impureté un homme non engagé à Dieu, contrarie en sus chez le religieux infidèle cette même malice de sacrilège, selon le degré de la faute ; de même que toute les infractions à la fidélité conjugale sont entachées de la malice de l’adultère.

    Les Frères auront donc soin de tempérer par une sainte terreur le juste enthousiasme que doit leur inspirer le sublime engagement qui leur donnera part à la vie des Anges, et tout en aspirant humblement à contracter le lien qui doit les enchaîner à Dieu pour jamais, ils s’enquerront avec empressement des moyens à l’aide desquels ils pourront le porter avec honneur et fidélité.

    Le premier moyen consiste à reconnaître toute sa vie et en toute occasion que l’homme déchu est incapable d’obtenir et de conserver par ses seules forces le don céleste de la chasteté et que Dieu seul peut nous l’octroyer et le garder en nous. Il est donc nécessaire d’appeler sans cesse à notre aide le secours divin, suppliant avec confiance le Seigneur de vouloir bien nous continuer son secours et redoublant d’instances lorsque le vent de la tentation vient à souffler. Le recours à Marie pour obtenir la chasteté est tout puissant, car elle a reçu une prérogative spéciale pour aider les fidèles dans la garde d’une vertu dont elle est, entre toutes les créatures, la plus complète et la plus magnifique expression, étant appelée par L’Église la Vierge des Vierges. La dévotion aux saints Anges, à saint joseph, à notre saint Patriarche, aux Saints et Saintes qui ont gardé le lys de la virginité est aussi d’un grand secours pour obtenir la conservation du don de chasteté.

    Le second moyen est dans la fréquentation de la divine Eucharistie, qui, étant le corps très pur du Fils de Dieu incarné, a la vertu spéciale d’apaiser en nous les révoltes de la chair. L’effet de cet auguste sacrement étant de transformer l’homme en Jésus Christ, il ne tarde pas à affaiblir la concupiscence ; il spiritualise les tendances de notre cœur, éclaire l’intelligence et dépose dans l’âme le sentiment de la sainteté de Dieu avec le désir de la prendre pour règle. Le démon recule forcément devant son ennemi et, s’il ne cède pas tout d’abord, il sait que son empire est menacé et il ne tarde pas à s’éloigner de toute âme qui s’approche dignement et fréquemment d’un si puissant remède.

    Le troisième moyen est de maintenir et de développer de plus en plus en soi l’esprit de foi qui rend présentes à notre pensée, le jour et la nuit, les salutaires vérités que Dieu a daigné nous révéler. Celui qui se préoccupe sans cesse de la bonté que Dieu a fait paraître pour l’homme dans les mystères de l’Incarnation et de la Rédemption ; celui qui estime à son prix la grâce sanctifiante qui nous assure la possession éternelle de Dieu ; celui qui tremble à la pensée du jugement et de l’enfer, celui-là n’a rien à craindre. Posé sur le roc de la foi, il ne sera pas renversé par la tentation, le plus souvent même elle passera sur lui sans l’avoir ébranlé.

    Le quatrième moyen est dans l’estime et la pratique de l’humilité. Dieu a établi un lien mystérieux entre cette vertu et la chasteté, de même que Satan en a créé un entre l’orgueil et l’impureté. La remarque a été faite de bonne heure par les doseurs spirituels, et l’expérience a constamment prouvé qua cette remarque était fondée. Que les Frères soient donc humbles et ils seront aisément chastes. Sous l’effort de la tentation, qu’ils soient courageux à accepter les humiliations, qu’ils les recherchent et se les imposent ; ils ne tarderont pas à sentir que Satan a perdu sur eux toute sa force et le calme succédera à la tempête.

    Le cinquième moyen consiste dans une sincère délicatesse de conscience qui s’alarme de tout ce qui pourrait menacer la sainte chasteté, soit dans les sens, soit dans l’imagination. Cette délicatesse fondée sur l’esprit de fidélité et non sur le scrupule, ni sur l’étroitesse d’esprit, tient compte des moindres mouvements de l’ennemi et ne se rassure jamais sur ses intentions qui sont toujours aussi perfides qu’elles sont hostiles. Elle sait quels sont les côtés faibles et elle y fait une garde sévère. S’il y a eu quelque avertissement, quelque blessure si légère qu’elle ait été, c’en est assez pour qu’elle veille constamment à ce côté vulnérable. Enfin elle craint toutes les illusions de la fausse conscience, qui ont été la cause du naufrage de tant d’autres.

    Le sixième moyen est dans une domination continue sur les sens et l’imagination, dans la répression courageuse de leurs écarts. La retenue et la modestie du regard sont nécessaires de nécessité absolue à quiconque veut se conserver chaste, en même temps qu’elles sont de la bienséance monastique. La fermeté à l’égard de tout autre sens doit s’étendre aussi loin que l’expérience nous a révélé le péril. Quant à la pensée et à l’imagination, il faut savoir couper court sans hésitation, non seulement à ce qui serait coupable, mais encore à ce qui serait dangereux, et se défier constamment de la rêverie et de l’oisiveté d’esprit.

    Le septième moyen est dans la mortification du corps. La souffrance imposée volontairement à la chair allège son poids et réprime son insolence. On trouvera ***aisément l’énergie nécessaire pour la contrarier, si l’on a pris les devants sur elle par l’habitude de la châtier. Que les Frères s’instruisent donc à l’exemple de notre saint Patriarche qui conquit la chasteté par la souffrance ; qu’ils soient constants dans les pratiques de la pénitence et ils remporteront à leur tour une victoire assurée et durable sur la concupiscence.

    Le huitième moyen est dans l’estime et l’amour de la sainte chasteté. Que les Frères ***142 ***considèrent donc pas comme un joug, mais comme un affranchissement. II y a sans doute des âmes que Dieu conduit par la voie des grandes et longues tentations. En cela il se propose sa gloire et le triomphe de sa grâce : il emploie ces sortes d’épreuves comme un préservatif à d’autres dangers bien autrement à craindre pour ces âmes ; il les maintient dans l’humilité et il leur ouvre un source immense de mérites. Mais telle n’est pas la conduite de Dieu à l’égard du grand nombre. Il est d’expérience au contraire que la chasteté aimée et gardée résolument devient bientôt d’une pratique aisée : les sens reprennes se gouvernent sans grand effort, l’imagination dominée par les pensées de la foi ne s’écarte plus, le cœur purifié cherche Dieu avec simplicité et le trouve. Une préoccupation morose à l’endroit de la chasteté est plutôt dangereuse qu’elle n’est utile : que les Frères se montrent simples et droits sur ce point comme sur les autres, ils y trouveront le repos et la joie de leurs âmes.

3. De l’obéissance religieuse

    Le troisième et le plus excellent des conseils évangéliques est celui de la sainte obéissance. Il consiste dans le renoncement à la volonté propre pour faire celle d’un supérieur que l’on s’est librement imposé dans le but de se rendre agréable à Dieu. L’obéissance religieuse diffère donc totalement de celle que l’on doit aux parents et qui nous est imposée par la nature, et à plus forte raison de celle du soldat qui peut n’être qu’extérieure et cependant suffire. Elle doit être intérieure et directement voulue, comme procédant du libre choix que le religieux a fait d’elle pour plaire à Dieu auquel elle l’unit intimement. Par la pauvreté religieuse, l’homme se sépare de ce qui n’est pas lui, afin de marcher vers Dieu d’un pas plus dégagé ; par la chasteté religieuse, il diminue les droits qu’il a sur lui-même, et s’approche de Dieu ; mais par l’obéissance religieuse, c’est son être tout entier qu’il abdique, en renonçant à sa volonté qu’il avait, il est vrai, restreinte par la pauvreté et la chasteté, mais qui dans tout le reste était demeurée libre. Cette abdication est faite dans les mains de Dieu, dont le religieux devient alors le bien propre, non plus seulement comme créature, mais comme librement offert et consacré. Un pacte existe désormais entre Dieu et l’âme religieuse ; celle-ci substitue la volonté de Dieu à la sienne propre, et comme Dieu ne lui manifeste pas visiblement ses ordres et qu’il veut au contraire nourrir en elle l’amour par la foi, l’âme cherche et trouve la volonté de Dieu dans celle de la créature sous la dépendance de laquelle elle s’est placée. C’est alors qu’elle arrive à s’unir à Dieu et qu’elle s’établit dans la voie de la charité parfaite ; aucun lien plus étroit ne pouvant exister entre deux êtres intelligents et libres que celui qui résulte de la fusion de leurs deux volontés en une seule. Heureuse donc l’âme à qui la grâce divine a fait comprendre l’ineffable avantage du renoncement !

    Notre Seigneur dans sa sainte humanité, a réalisé cette parfaite obéissance qui est le caractère fondamental de sa vie mortelle, comme elle est l’essence du religieux, en qui Jésus-Christ veut produire son imitation. Si le Fils de Dieu est descendu ici-bas, il y est venu, nous dit-il, pour faire la volonté de son Père. Il nous apprend ailleurs que l’accomplissement de sa divine volonté est sa nourriture, et pour la remplir , il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix.

    Rien donc de plus glorieux que d’obéir à l’exemple même du Fils de Dieu, mais aussi rien de plus salutaire à l’âme. Le péché est notre plus grand ennemi, puisqu’il peut nous priver de Dieu. Or le péché est le produit de la volonté propre. Si donc cette volonté vient à être enchaînée, en sorte qu’elle n’ait plus de mouvement que pour le bien, n’est-il pas évident tue le péché alors expulsé de notre vie, partout où s’étend cette bienheureuse obéissance, qui anéantit notre propre volonté en ce qu’elle a d’humain et de dangereux, pour l’unir à celle de Dieu toujours sainte et toujours favorable à notre véritable intérêt ? C’est alors que l’on accomplit la parole du Seigneur qui nous recommande de haïr jusqu’à notre âme, c’est-à-dire notre volonté, et de nous séparer d’elle, si nous voulons le servir en sécurité et nous attacher intimement à lui.

    Convaincus de cette doctrine, les Frères aimeront cette vertu de l’obéissance qui apporte. tant d’avantages. l l’aimeront comme leur gloire, ils l’aimeront comme le principe de leur sécurité. Mais pour la pratiquer avec persévérance, ils comprendront que l’esprit de foi leur est nécessaire avant tout. La foi seule peut leur découvrir Dieu lui-même dans la personne et dans les commandements du Supérieur. Qu’ils vivent donc de la foi, qu’ils s’élèvent au dessus de la chair et du sang : ils obéiront avec joie et avec constance et leur obéissance sera reçue de Dieu.

    Ainsi ils auront soin de s’accoutumer dès l’abord à ne jamais raisonner l’obéissance, mais à l’accomplir simplement, comme s’ils entendaient immédiatement la voix de Dieu, remplis de reconnaissance pour le soin qu’il daigne prendre de les conduire. Si la chose qui leur est commandée ne leur semble pas à propos, ils feront en sorte de dominer leur raison et d’accomplir l’ordre par le motif qu’il vient de Dieu. Ils se garderont de critiquer même intérieurement, et à plus forte raison extérieurement, les injonctions qui leur seront faites ; car ce serait un signe que l’esprit de foi les a abandonnés et qu’ils sont redevenus des hommes charnels.

    Leur obéissance sera prompte, courageuse et sans hésitation. Elle ne verra pas les difficultés et bravera les répugnances. Rien ne réjouit davantage le cour de Dieu que le spectacle de cet abandon, qui témoigne de la confiance et de l’amour que la créature a mis en Lui. Aussi ne devons-nous pas être étonnés des miracles que l’obéissance religieuse a tant de fois opérés : son résultat étant d’unir dans un même acte la volonté du Créateur et celle de la créature, quoi d’étonnant que Dieu agisse lorsque rien ne gêne son action ?

    Les Frères ayant sans cesse devant les yeux le grand précepte du renoncement intimé dans le saint Évangile comme la voie indispensable de la perfection, se tiendront prêts à tout, n’attendant que le signal pour faire à chaque instant le contraire de ce qu’ils faisaient un instant auparavant ; accomplissant avec la même bonne volonté une chose ou l’autre, assurés que ce n’est pas ceci ou cela qui importe, mais uniquement le bon plaisir de Dieu, qui leur révèle ce qui lui est agréable et leur tiendra compte éternellement des moindres témoignages d’abnégation qu’ils lui auront donnés en ce monde.

    l craindront par dessus tout d’influencer les commandements qu’ils reçoivent par leur peu d’empressement à obéir. Si le Supérieur, ayant fait l’expérience de leur manque de générosité, croyait devoir les ménager plus que d’autres, lorsqu’il s’agit d’obéissance, ils regarderont un tel ménagement comme le plus grand malheur qui leur pût arriver ; ils s’humilieront devant Dieu d’avoir mérité cette triste distinction, et ils n’auront pas de repos qu’ils n’aient reconquis le droit d’être éprouvés comme les autres dans la vertu qui plus que toutes les autres constitue l’essence du religieux.

    Que les Frères se gardent avec le plus grand soin de la paresse à l’endroit de l’obéissance, paresse dans laquelle tombent ceux dont le cœur est étroit. Elle consiste à se reposer avec contentement dans la jouissance de la volonté propre, trouvant une sorte de bien-être dans la pensée qu’on fait ce que l’on veut et qu’aucun commandement ne vient troubler notre indépendance. Qu’ils se souviennent de la parole du livre de l’Imitation : Qui se subtrahit ab obedientia, ipse se subtrahit a gratia. Sous l’exercice de l’obéissance, la grâce développe son empire dans l’âme, le mérite croît et se multiplie ; dans l’absence du commandement, l’âme perdrait aisément ce qu’elle a acquis, si elle n’avait soin de tenir toujours en ;état le précieux ressort qui la tient jour et nuit à la disposition de la grâce. Que les Frères s’interrogent donc souvent à ce sujet et que. le désir de demeurer toujours unis à Dieu veille sans cesse en eux pour y maintenir l’esprit d’une vertu qui est le principe vital de toute Religion.

    Qu’ils se gardent aussi d’un danger auquel leur obéissance serait exposée, s’ils ne surveillaient activement leurs dispositions les plus intimes : ce danger consisterait à obéir non pour l’amour de Dieu, mais par inclination humaine pour celui qui commande. Il est vrai que Dieu rend souvent l’obéissance plus facile aux religieux par le sentiment d’affection qu’il leur inspire pour leurs supérieurs ; mais alors ils doivent, tout en conservant ce louable ***151 sentiment, s’efforcer de l’élever et de le purifier, afin que le motif dominant qui les fait agir demeure surnaturel et les fasse arriver au mérite que Dieu a en vue pour eux. Ils se représenteront courageusement l’hypothèse où ils seraient placés sous l’obéissance d’un Supérieur pour lequel ils n’auraient pas les mêmes sympathies, et ils prendront la résolution de ne pas agir avec moins de fidélité dans l’accomplissement des obédiences. Par ce moyen, ils acquerront cette indifférence aussi sainte qu’elle est ***nécessaire aux religieux, par laquelle ils se tiendront toujours prêts à se voir accorder ou refuser ce qu’ils désirent ; n’ayant en vue qu’une seule chose : connaître la sainte volonté de Dieu par le commandement et l’accomplir avec bonne grâce et résolution.

    L’amour pour la vertu d’obéissance les rendra dociles non seulement aux volontés du Supérieur, sous l’autorité duquel Dieu les a placés, mais aussi elle les tiendra à la disposition de ceux qui sont préposés à leur conduite ou. aux différents services tant du Noviciat que du monastère. Bien plus, ils se conformeront avec zèle à la prescription de notre saint Patriarche dans la sainte Règle, où il enjoint formellement aux Frères d’être obéissants les uns envers les autres, afin d’anéantir toujours plus la volonté propre, et de faire croître en ses enfants cet esprit d’obéissance qui doit réparer en eux tout le tort que leur a causé la volonté propre.

    Remplis d’estime pour cet esprit fondamental de la Religion, ils demanderont avec instances au Seigneur de les préserver toute leur vie de cette malheureuse tendance qui a arrêté l’essor de plus d’une âme religieuse, et qui consisterait à discuter jusqu’à quel point on engage sa conscience en résistant au commandement de l’obéissance, afin de ne céder qu’à la crainte de pécher formellement. Ces âmes, si elles ne se convertissent, n’arriveront jamais à la perfection qu’elles ont vouée. Pour être agréable à Dieu, l’obéissance doit être le produit de la liberté d’une âme affranchie de l’égoïsme, et non le résultat d’un calcul qui la ferait descendre jusqu’à la spéculation. Réduire sa vie à éviter le mal formel, au lieu de chercher à faire le bien pour lui-même, n’est-ce pas se faire honteusement mercenaire lorsqu’on est à même d’être enfant ; priver Dieu d’une gloire qu’il attend pour prix de la vocation sublime à laquelle il appelle l’âme religieuse ; enfin rétrécir son cœur lorsqu’il devrait au contraire être dilaté par le sentiment de l’amour, dont l’obéissance parfaite est la plus noble et la plus complète expression ?

    Ajoutons en terminant que les vœux de pauvreté et de chasteté, dont la pratique est nécessaire au religieux jusqu’à la mort, sont placés sous la sauvegarde de l’obéissance. Celui qui ne serait pas obéissant de cœur ne tarderait pas à enfreindre la pauvreté, dont les saints assujettissements pèsent si souvent sur la volonté ; et comment serait-il assuré de garder longtemps la. sainte chasteté, s’il n’était docile avant tout aux conseils et aux injonctions de l’obéissance qui auraient pour but de le protéger contre sa faiblesse ?

    De tout ceci, les Frères concluront que l’obéissance est le plus précieux trésor du religieux : qu’il ne saurait jamais l’aimer avec trop d’ardeur, ni la défendre avec trop d’énergie ; car c’est par elle qu’il entre véritablement en possession de la liberté des enfants de Dieu, qui lui est offerte dès ce monde et lui méritera une gloire infinie dans l’éternité.