Solesmes et Dom Guéranger par Dom Louis Soltner – 4 – confirmation

    Trop conscient de l’humilité de son œuvre, Dom Guéranger se souciait peu de faire parler de lui. Il répugnait à solliciter de Rome l’approbation officielle que ses amis parisiens, et surtout Mme Swetchine, le pressaient de demander. « Il faut être enfant avant d’être grand, disait-il, et encore tous les enfants ne grandissent pas. » Mieux valait présenter au Saint-Siège une œuvre offrant des garanties suffisantes. Une première démarche entreprise néanmoins en 1835 aboutit à un échec.

    Le i r juillet 1836, au lieu des vœux annuels, les solesmiens émirent des vœux pour cinq ans. Le petit règlement de 1833 fut remanié et englobé dans un projet de constitutions. Les vocations étaient encore peu nombreuses, mais paraissaient moins chancelantes que les premières ; le gouvernement semblait considérer Solesmes avec une certaine bienveillance ; de Rome, où il était allé après son mariage, Montalembert appelait Dom Guéranger. L’heure n’était-elle pas venue maintenant d’assurer au monastère une stabilité plus grande et de lui faire franchir le seuil de l’âge adulte ?

    Montalembert se dépensa pour préparer les voies à son ami, gagnant à sa cause plusieurs hauts personnages. Dom Guéranger le pria de prévenir la susceptibilité romaine sur un point particulier : son air encore trop jeune. Il importait de bien préciser que le prieur allait sur ses trente-trois ans…

    Dom Guéranger quitta Solesmes le 12 février 1837, en compagnie du P. Charles Brandès, un converti du luthéranisme, ami de Montalembert des Victoires. Après quelques préparatifs dans la capitale, ce fut la descente vers Marseille, avec arrêts à Auxerre, Fourvière et Notre -Dame de la Garde. Les voyageurs s’embarquèrent pour Gênes et Livourne, puis Dom Guéranger, qui supportait difficilement la mer, gagna Rome par voie de terre, éprouvant à Florence la déception de manquer de quelques heures la rencontre de Montalembert.

    Le samedi saint 25 mars, à 5 heures du matin, Dom Guéranger arrivait dans la Ville Éternelle. Il se rendit aussitôt à Saint-Pierre et déposa sur les marches de la Confession le dossier constitué en vue de l’approbation, ainsi que la clef du monastère. Sa prière connut alors une intensité extraordinaire : il se sentait au centre du monde chrétien, au principe de l’unité de l’Église. « L’âme de Dom Guéranger, remarque Dom Delatte, était faite pour goûter cette saveur de triomphe que les fidèles recueillent à Saint-Pierre de Rome. »

    Par respect pour la décision romaine qu’il ne voulait pas présumer, le prieur quitta l’habit bénédictin et reprit la tenue de prêtre séculier. Son emploi du temps se chargea bientôt de visites sans nombre, de séances de travail pour retoucher ses textes, tandis que ses multiples pèlerinages aux sanctuaires de Rome prenaient plutôt l’aspect de délassements. Dom Guéranger sut se concilier le redouté cardinal Sala, préfet de la Congrégation des Évêques et Réguliers, peu favorable à la prolifération des congrégations nouvelles en France. Il dut résister aux avances de l’abbé de Saint-Paul-hors-les-murs, Dom Bini, qui espérait faire de Solesmes une branche rénovatrice de la congrégation bénédictine du Mont-Cassin. Dom Guéranger, lui, tenait farouchement à sa liberté : « Nous ne ferons rien sans notre indépendance monastique. >• Réaction bien française, sans nuance aucune d’hostilité ; mais surtout expression d’une volonté de retour à l’esprit originel de saint Benoît.

    La cause solesmienne trouva ses plus chauds partisans parmi les membres de la Compagnie de Jésus. Deux noms méritent d’être retenus : celui du Père Général, le Père Roothan – dont la cause de béatification devait être introduite au 20e siècle – et celui du Père Rozaven, consulteur de la Congrégation des Évêques et Réguliers. Ce dernier avait précisément fait échouer la première demande d’approbation formulée par Solesmes en 1835, en raison de la réputation mennaisienne du monastère. Dom Guéranger parvint, non sans peine, à le rassurer. Dans le même temps, du reste, il dut prouver aux prélats romains que Solesmes n’était ni gallican ni janséniste. Son ouvrage sur les Origines de l’Église romaine, qu’il avait pris soin d’apporter tout frais sorti des presses parisiennes et qui était censé être le fruit des travaux de la communauté solesmienne, servit de brevet d’orthodoxie.

    Au cours de la première audience qu’il accorda au prieur de Solesmes le i t avril, Grégoire XVI laissa entendre qu’il n’admettrait pas que fût repris le titre de Congrégation de Saint-Maur. C’était pourtant celui que Dom Guéranger pensait adopter pour montrer précisément qu’il n’était que le restaurateur d’une institution déjà approuvée par l’Église. Mais les Maurini avaient laissé le souvenir de déviations doctrinales. S’il s’aperçut que leur histoire véritable était mal connue au-delà des Alpes, Dom Guéranger dut néanmoins s’incliner devant la volonté du pape. Il proposa donc le titre de Congrégation de Solesmes, auquel Rome préféra celui de Congrégation de France.

    On a dit que la position de Solesmes vis-à-vis du gouvernement français inquiétait le Saint-Siège, très soucieux d’une bonne entente avec les Etats. Prévenu par Montalembert, le Marquis de Latour Maubourg, ambassadeur de France, se chargea d’apaiser ces craintes.

    L’un des soucis majeurs de Dom Guéranger était de s’affranchir des altérations que les siècles avaient fait subir au régime familial du monastère bénédictin. La paternité spirituelle de l’abbé en particulier avait souffert d’institutions copiées sur celles des congrégations centralisées. C’est ainsi que la perpétuité abbatiale avait fait place au système de la triennalité ; celle-ci était devenue si habituelle, que certains hauts personnages de la Cour romaine la croyaient instituée par saint Benoît lui-même ! Il fallut donc une belle hardiesse au P. Rozaven pour affirmer, dans son rapport en faveur de Solesmes, que la perpétuité des abbés était l’un des éléments essentiels de la Règle bénédictine. Il exposa d’autre part les motifs qui devaient incliner à ériger dès maintenant en abbaye une maison aussi jeune que celle de Solesmes.

    Pour éviter l’enlisement de sa cause, Dom Guéranger avait obtenu qu’elle fût confiée à une commission cardinalice de sept membres, qu’il dut visiter et instruire avec vigilance. A l’approche du jour de la décision, le prieur écrivit à ses moines de redoubler de ferveur. Au soir du 9 juillet, tandis qu’il était à genoux devant une madone de la Via delle botteghe oscure – une de ces madones miraculeuses qui avaient versé des larmes en 1796, lors de l’occupation de Rome par les troupes françaises du Directoire, et que l’on fêtait précisément ce jour-là -, il entendit passer derrière lui les carrosses des cardinaux qui se rendaient au Quirinal pour statuer sur les affaires de Solesmes. Il rentra à Saint Callixte, maison appartenant aux bénédictins de Saint-Paul, où il avait pris logement. Avant minuit, on vint lui apporter la réponse : toutes ses demandes étaient accordées. Les Constitutions étaient approuvées, la Congrégation bénédictine de France était reconnue héritière spirituelle des anciennes Congrégations de Cluny, de Saint Vanne et de Saint-Maur ; le prieuré de Solesmes était érigé en abbaye et Dom Guéranger élevé à la dignité abbatiale – ce qu’il n’avait pas demandé ; mais la perpétuité de son abbatiat ne devait être effective qu’après trois scrutins triennaux, et il serait le seul abbé de sa Congrégation à jouir de ce droit.

    Les solesmiens gardent fidèlement la mémoire de ce 9 juillet, en fêtant la Vierge sous le vocable de Mater Providentiae, sans oublier la date du 14 juillet 1837, jour de la naissance officielle de leur Congrégation grâce à la confirmation apostolique.

    Ce qui est remarquable, c’est la rapidité avec laquelle Dom Guéranger avait obtenu cette approbation apostolique. Sans doute, en proposant de relever le plus ancien, le plus vénérable des ordres religieux dans un pays où il avait été florissant, et en exprimant son désir de suivre tout simplement la Règle de saint Benoît, épargnait-il à ses Constitutions les longs examens auxquels s’exposaient en général les nouveaux instituts religieux. Mais cette résurrection officielle des bénédictins en France pouvait être un sujet de stupéfaction pour qui connaissait les scrupules du Saint-Siège à promouvoir une institution dépourvue de situation légale aux yeux du gouvernement de Louis-Philippe.

    Lacordaire, qui était à Rome le compagnon de Dom Guéranger, écrivit à Mme Swetchine : « M. Guéranger est abbé perpétuel de Solesmes, ayant anneau, crosse et mitre, et chef de la Congrégation des Bénédictins de France, affiliée au Mont Cassin. C’est un résultat merveilleux et qui doit nous porter à aimer de plus en plus L’Église romaine, si divinement habile à démêler ses vrais enfants. » Dom Guéranger, de son côté, était profondément impressionné par ce grand acte : par la bouche du successeur de Pierre, L’Église s’était prononcée sur son œuvre. Solesmes recevait mission de mener et de propager en France la vie monastique selon saint Benoît ; Solesmes était ainsi reconnu utile au bien de L’Église ; Solesmes survivrait donc aux difficultés présentes et futures.

    II fallait au nouvel abbé entrer désormais pleinement dans la famille de saint Benoît. Au terme d’une retraite de dix jours, le 26 juillet, en la fête de sainte Anne, Dom Guéranger lut sa charte de profession devant l’autel de la sacristie de la basilique Saint-Paul-hors-les-murs – celle-ci était en effet inaccessible depuis l’incendie de 1823. La colonie française de Rome était présente, avec Lacordaire tout joyeux du succès de son ami. L’abbé du monastère, Dom Bini, qui recevait juridiquement les vœux, commenta la vision d’Ezéchiel sur les ossements desséchés appelés à revivre : « Ossa arida, audite verbum Domini. » Le jeune profès disait plus tard avec humour qu’il ne s’était jamais senti desséché.

    Rien n’était plus indiqué que d’aller ensuite se retremper dans l’atmosphère des lieux qu’avait fréquentés saint Benoît. Le Mont Cassin était trop éloigné, mais Subiaco s’offrait comme le site par excellence de la jeunesse monastique. Dom Guéranger partit de Rome le 27 juillet. L’impression qu’il ressentit dans la sauvage vallée de l’Anio et surtout au Sacro Speco, où il passa en prière une partie de la nuit, fut très profonde. Le 30, au cours de sa première messe pontificale, il reçut la profession du P. Brandès et prit pour thème de son allocution un verset du Livre de Tobie : « Filii sanctorum sumus. Nous sommes les fils des Saints. » Il souligna la continuité de l’œuvre de Dieu à travers les âges. Ses paroles traduisaient surtout sa joie et son humble espérance ; Solesmes était fondé sur le roc qui porte L’Église, sur le Christ, sur saint Pierre, enfin sur saint Benoît. « Cette nouvelle congrégation, redisait-il, ne saurait avoir d’autre vie que celle de l’Église. »

    Dom Guéranger pensait ne revenir à Rome que pour se préparer à regagner la France. C’était compter sans l’épidémie de choléra qui venait d’éclater et fermait les frontières. Il lui fallait aussi attendre le Bref Innumeras inter, dans lequel figurait le texte même des Constitutions ; le copiste avait besoin d’être stimulé sans cesse. L’audience de congé fut accordée par Grégoire XVI le 12 août, et le Bref fut enfin signé le 1er septembre.

    A ce moment précis, affaiblies par l’été romain et les fatigues accumulées, les forces de Dom Guéranger s’effondrèrent : à son tour il fut atteint par le choléra et ne dut son salut qu’à la promptitude de ses amis. Lacordaire notamment se montra d’un dévouement admirable. Le mal fut vite jugulé, non sans laisser des traces ineffaçables : toute sa vie, l’abbé de Solesmes fut sujet à de fréquents accès de fièvre, qu’un simple rayon de soleil suffisait parfois à provoquer.

    Pendant ce temps le monastère était aux prises avec de redoutables difficultés matérielles. L’absence prolongée du prieur inquiétait les créanciers. Dom Guéranger tâchait de résoudre à distance les problèmes, mais il fallait un mois pour obtenir sa réponse. Celle-ci s’accompagnait toujours de bonne humeur et d’encouragements : les tribulations n’étaient-elles pas un signe de la bénédiction de Dieu ? Que pouvait-on craindre, du moment que L’Église s’était prononcée ? « Quand bien même il me faudrait mourir et enterrer ici, écrivait Dom Guéranger en pressentant son mal, l’œuvre de Dieu n’en irait pas moins son train, attendu que l’oracle du Siège Apostolique ne parle pas en vain, mais bien par le mouvement du Saint-Esprit, et qu’il faut que tôt ou tard ses paroles s’accomplissent. »

    Le 25 septembre enfin, six mois après son arrivée, il put quitter Rome en compagnie de Lacordaire. Ils mirent quinze jours à gagner Milan, puis ils traversèrent la Suisse et se rendirent chez Montalembert qui résidait alors à Villersexel, en Franche-Comté. Le charme de cette réunion n’empêchait pas le nouvel abbé de songer constamment à son abbaye. A Paris, il se borna à remettre le courrier de Rome au Comte Molé, ministre des Affaires Étrangères, et refusa de demander audience au roi, ce qui eût semblé rechercher l’appui du pouvoir civil.

    Le retour de Dom Guéranger à Solesmes, en la veille de la Toussaint 1837, a profondément marqué le souvenir des premiers moines. Dans le sentiment que s’ouvrait pour eux une ère nouvelle, plusieurs commencèrent alors à tenir une chronique de la vie du monastère. Au-delà de la joie de revoir leur Père, ils éprouvaient fierté et espérance à la pensée de tenir dans L’Église un rôle désormais clairement reconnu.

    Ils s’étaient demandé comment solenniser l’arrivée de leur abbé. Tout se passa fort humblement. Venant par la route de Notre Dame du Chêne, Dom Guéranger descendit de voiture à l’entrée du village, arbora ses insignes pontificaux et pénétra dans son abbaye au son des cloches, tandis que ses moines l’accompagnaient en chantant le psaume In convertendo. Au chœur, l’un d’eux donna lecture du Bref, et l’on célébra les premières Vêpres de la fête en oubliant les inquiétudes passées.

    L’événement fut bientôt connu dans la région. Les premiers temps, on vint par curiosité : un abbé bénédictin semblait un personnage si étrange… Et puis, peu à peu, la nef de l’église abbatiale retrouva sa solitude. Rares étaient alors les visiteurs. Léon Landeau, le jeune patron de la marbrerie de Solesmes, fut souvent le seul assistant aux offices, en compagnie d’un aveugle, ce qui portait les voisins à dire

    « On fait de belles cérémonies au monastère, mais il n’y a qu’un aveugle pour les voir. »

    Le 21 novembre 1837, Dom Guéranger reçut les quatre premières professions, celles des Pères Fonteinne, Segrétain, Gourbeillon et Osouf. A chacun d’eux il remit une médaille offerte par Grégoire XVI, ainsi qu’un exemplaire de la Règle. Les vœux étaient solennels dès la fin du noviciat. Par crainte de ne pas se les voir accorder par Rome, L’Etat français ne les reconnaissant plus, Dom Guéranger avait recouru à un subterfuge : le texte des Constitutions mentionnait seulement que les vœux des frères convers ne seraient pas solennels – ce qui laissait entendre l’inverse pour les moines de chœur.

    Le premier mois d’abbatiat à Solesmes n’était pas encore terminé qu’éclatait un grave conflit entre Dom Guéranger et Mgr Bouvier. Ce que l’on a appelé la « querelle des pontificalia », c’est-à-dire la dispute autour des insignes pontificaux et des privilèges monastiques, est une de ces affaires que l’on est habituellement porté à juger hâtivement, en répartissant les torts des deux côtés. Une étude approfondie du débat porte à une appréciation plus nuancée et plus exacte.

    Il serait fastidieux d’entrer ici dans le détail des événements, depuis cette matinée du 27 novembre 1837 où Dom Guéranger, sur l’assurance que Mgr Bouvier avait donné son assentiment, procéda à la vêture d’une novice au Carmel du Mans et se rendit compte après coup que l’évêque en avait pris ombrage.

    Mgr Bouvier n’avait jamais cessé d’encourager et même de protéger le monastère bénédictin, prenant la plume pour le décharger publiquement de l’accusation de mennaisianisme, lui prêtant un peu d’argent, y venant faire une ordination peu de temps après son sacre en 1834, etc. Mais son tempérament assez autoritaire et sa mentalité administrative rendaient malaisée toute discussion avec lui, surtout quand il était convaincu que ses droits étaient en cause. Gallican ou non – on ne s’entend pas toujours sur la portée du terme -, il ne comprenait pas la signification de l’exemption religieuse.

    Dom Guéranger, au contraire, la comprenait si bien, qu’il y voyait l’une des conditions essentielles à l’existence des ordres religieux. Et comme il était l’intransigeance même à l’endroit des principes, il ne pouvait pas ne pas résister poliment mais fermement à son évêque.

    L’exemption, on le sait, soustrait pour une part un homme ou une communauté à l’autorité épiscopale pour les placer sous la dépendance immédiate du Saint-Siège. Elle manifeste donc le droit du pape à exercer directement sa juridiction sur tous les fidèles, elle souligne son pouvoir universel et souverain sur les catholiques, et par conséquent devient signe de l’unité de l’Église. Les évêques de France avaient perdu l’habitude de prendre en considération un tel privilège peu compatible avec les « maximes » de L’Église gallicane. Dom. Guéranger n’en était que plus résolu à le revendiquer.

    Il est possible aussi que les trente-deux ans de l’abbé de Solesmes aient excité une secrète jalousie dans l’entourage de l’évêque du Mans, à qui l’on pouvait murmurer l’insidieuse interrogation : Y aura-t-il désormais deux évêques dans le diocèse ? Le conflit ne porta d’abord que sur les insignes – croix pectorale, crosse et mitre -, ainsi que sur le nombre des cérémonies de rite pontifical. Mgr Bouvier tint à en réglementer l’usage à l’intérieur même du monastère et à les interdire à l’extérieur. S’appuyant sur le droit et l’histoire, Dom Guéranger s’efforça d’éclairer le prélat. Un abondant courrier fut échangé entre Solesmes et Le Mans. Peine perdue : chacun répétait sans cesse les mêmes arguments. Finalement, Dom Guéranger s’inclina en septembre 1838, tout en soumettant l’affaire au jugement de Rome.

    La résistance de l’abbé de Solesmes rencontra l’incompréhension, suscita même la réprobation de certains de ses amis, qui craignaient que le bruit du conflit n’attirât l’attention du Gouvernement, menaçant ainsi l’existence même du monastère. C’est qu’il ne voyaient dans les pontificalia que de simples signes extérieurs de dignité, dont l’humilité monastique devait, après tout, savoir faire le sacrifice. Sans doute ignoraient-ils qu’en ces premières années d’abbatiat, Dom Guéranger, loin de jouer au prince, servait ses moines à table les jours où il célébrait pontificalement. Toujours attentif à l’importance des signes, il leur expliqua donc les raisons profondes de son attitude : la légitime indépendance des ordres religieux était en jeu, et, à travers elle, c’était l’autorité romaine elle-même que le gallicanisme ambiant s’efforçait de limiter. Oui ou non, les ordres religieux avaient-ils droit de cité dans L’Église de France ? Ou bien n’étaient-ils, comme semblait le penser Mgr Bouvier, que des instituts analogues aux congrégations diocésaines ? Prétextant la non-reconnaissance des vœux solennels par la législation civile, l’évêque refusait de les tenir pour l’engagement irrévocable dans une famille religieuse qui ne relevât que du Saint Siège.

    Au plus fort du conflit, Lacordaire vint se recueillir à Solesmes, du 20 juin au 12 juillet 1838. L’année précédente, à Rome, Dom Guéranger l’avait incité vivement à restaurer en France l’Ordre de Saint Dominique. Ce projet l’avait séduit, mais avant d’arrêter sa décision, il désirait se retirer longuement près de son ami bénédictin. La correspondance de Lacordaire semble bien établir que les conseils de Dom Guéranger furent alors déterminants.

    Très différents l’un de l’autre par tempérament, les deux hommes s’estimaient mutuellement, et surtout s’accordaient parfaitement à concevoir le rôle des ordres religieux dans L’Église et dans la société. Tous deux nourrissaient le désir d’exalter la liberté de L’Église en France et voyaient dans le port de l’habit religieux un signe de cette indépendance. On regrette que ces excellentes relations entre deux des principaux artisans du renouveau chrétien au XIXe siècle aient pâti ultérieurement du libéralisme et des prises de position politiques du P. Lacordaire.

    Ayant terminé sa retraite sur les bords de la Sarthe, le futur dominicain prit la route de Rome, et là-bas s’empressa d’éclairer les esprits, mécontents du bruit que provoquait déjà le petit abbé de Solesmes. Ce dernier souffrait pourtant plus que tout autre de la tension avec son évêque. « Rien n’est plus dur pour un cœur catholique, écrivait-il, que la persécution ecclésiastique. »

    Rome prodigua des conseils de paix. Mais comme les difficultés renaissaient chaque année à l’occasion des ordinations, Dom Guéranger repassa les Alpes au cours de l’été 1843 et obtint le maintien des droits des prélats réguliers. Un Bref lui assura même les privilèges des abbés du -Mont Cassin réputés bénis par le pape, avec droit de conférer les ordres mineurs.

    Mgr Bouvier intervint alors secrètement auprès du Gouvernement, qui voyait d’ailleurs avec un vif déplaisir certaines congrégations religieuses traiter directement avec Rome et échapper ainsi à la juridiction épiscopale, au mépris des Articles Organiques. On était à l’époque où la Chambre résonnait des diatribes de MM. Dupin et Isambert contre les dominicains, les jésuites et les bénédictins, ces bénédictins de Solesmes qui semaient la division dans le clergé de France en agitant la question liturgique, au lieu de se rendre utiles à la société comme les trappistes, les chartreux ou les autres congrégations « commerçantes ». L’atmosphère politique était également troublée par le problème de la liberté d’enseignement. On pouvait donc sans difficulté intimider le Saint-Siège. Lorsque le ministre des Cultes, Barthe, proposa à Mgr Bouvier de dissoudre la communauté de Solesmes, l’évêque protesta qu’il n’envisageait pas une telle extrémité. Il suffisait, pensait-il, que l’ambassadeur de France à Rome manifestât de la fermeté.

    Si le Saint-Siège refusa de livrer à Paris le Bref Innumeras inter, que l’on eût alors déféré au Conseil d’État et déclaré contraire aux institutions françaises, il retira cependant à Dom Guéranger les droits qui lui avaient été confirmés en 1843. Solesmes demeurait donc assujetti à la juridiction diocésaine. La nouvelle en parvint à l’abbé au début de 1845. C’était l’écrasement après sept années de luttes.

    Pour Dom Guéranger, ce coup fut l’occasion d’atteindre à la vraie grandeur. Loin de se révolter, ou même de biaiser en accompagnant de récriminations privées sa soumission officielle, il écrivit de Paris à ses moines pour leur exposer les faits et leur expliquer calmement, mais non sans taire sa souffrance, le sens de cette épreuve qui paraissait porter atteinte à la liberté de l’Église.

    « Notre Congrégation, dit-il, souffre persécution et la plus cruelle de toutes : car l’autorité du Siège Apostolique s’exerce en ce moment contre elle. » Et il révélait comment Rome avait dû céder aux menaces de Paris contre les ordres religieux. Malgré cette défaite, il voulait demeurer fidèle à sa charge.

    « Nous avons la confiance, concluait-il, que de telles épreuves ne diminueront en rien l’attachement que vous professez tous pour les droits du Siège Apostolique. Vous aimez Rome à cause de saint Pierre et saint Pierre à cause de Jésus-Christ : rien n’est donc changé. Le père commun croit devoir, pour le bien de la paix, nous jeter à la mer. Jonas ne périt pas dans cette épreuve : au troisième jour il revit la lumière. Ayons confiance et crions vers Dieu : le jour de la résurrection viendra. »

    La réponse des Solesmiens fut à la mesure de la foi robuste de leur abbé. Le monastère tout entier s’affermissait donc en cette heure grave, et Dom Guéranger n’en put contenir sa joie : « J’ai été grandement consolé de votre amour persévérant pour le Saint-Siège. C’est le signe et le principe vital de la Congrégation. Cet esprit ne pouvait exister en nous avec réalité sans l’épreuve. »

    Si on le comparait au coup qui avait frappé les jésuites en 1773, remarquait-il, celui qui atteignait Solesmes – aux états de service encore si réduits au regard de ceux de la Compagnie – était bénin. « Soyons donc fils d’obéissance et toujours fidèles et plus que jamais c’est là, je le répète, la glorieuse marque des vrais Réguliers. »

    Une telle fidélité avait de quoi marquer profondément l’avenir d’une famille religieuse. Un pas décisif venait d’être franchi : mise à l’épreuve, la construction s’avérait inébranlable, parce qu’elle était fondée sur la pierre. La tentation de la révolte ou du désespoir était vaincue. D’autres tempêtes pourraient survenir – et Solesmes en subira plus d’une -, le souvenir de l’attitude de Dom Guéranger en 1845 resterait un exemple et une source de force.

    Une grande amitié avait aidé l’abbé de Solesmes à supporter le poids de la lutte : celle de Mgr Fornari, qu’il avait rencontré à Rome en 1837 et qui était nonce à Paris depuis 1842. Ce prélat avait tout de suite perçu avec clarté le rôle que les Réguliers étaient appelés à jouer pour ramener un clergé encore imprégné de traditions gallicanes à une conception plus saine de l’unité et de l’universalité de l’Église. Une telle perspicacité, disait Dom Guéranger, n’est pas très fréquente au-delà des Alpes… C’est en partie grâce à Mgr Fornari que seront rapportées en 1852 les mesures qui, en 1845, suspendirent l’exercice des droits légitimes de l’abbé.

    La souffrance occasionnée par une décision venue de Rome était en quelque sorte glorieuse et exaltante. L’année 1845 ne devait pas s’achever sans que Dom Guéranger traversât une épreuve plus humiliante, l’une de celles qui l’ont brisé même physiquement, mais dont il retira une expérience salutaire.

    En 1841, il avait décidé de fonder à Paris. Mgr Affre, le nouvel archevêque, se montrait accueillant – ce qui ne dura guère plus d’une année – et Dom Guéranger désirait constituer peu à peu la Congrégation de France en échappant à la tutelle de Mgr Bouvier. De plus, Solesmes comptait dans la capitale de solides amitiés, et les études auxquelles se destinaient les solesmiens nécessiteraient des voyages de plus en plus fréquents vers les grandes bibliothèques. « Nous aurons de plus en plus de travaux qui nécessitent le séjour de Paris, écrivait Dom Guéranger à Montalembert. Or, il me semble évident que des moines y courraient les plus grands risques si la maison de leur habitation, même momentanée, n’était pas un monastère où ils puissent se retremper dans l’obéissance et la pratique du service divin et des exercices monastiques. Je vous parle suivant ma conscience d’abbé ». En janvier 1842, Dom Guéranger loua, rue Monsieur, sur le territoire qui avait appartenu jadis à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, un immeuble que l’on aménagea tant bien que mal en monastère. Il commit l’imprudence d’en confier la gestion à un jeune profès, le P. Goussard, possesseur de biens en Amérique et enclin à se croire un talent de grand brasseur d’affaires. Les projets mirifiques de ce religieux enthousiasmèrent d’ailleurs les deux supérieurs successifs du petit prieuré Saint-Germain, Dom Piolin et Dom Pitra, qui discernaient toutefois chez leur actif cellérier un comportement assez peu monastique. Dom Guéranger se figurait naïvement que pour éviter de compromettre Solesmes dans des entreprises risquées, il lui suffisait de ne pas engager sa signature et de n’accorder à ses subordonnés qu’une simple permission.

    Le P. Goussard réalisa la prouesse d’acquérir en un mois l’hôtel de Montmorency -Laval à Paris et une immense propriété à Bièvres, sur le diocèse de Versailles, le tout pour la somme de 750 000 francs. Des reventes partielles devaient, paraît-il, assurer des bénéfices considérables. Les amis parisiens de Dom Guéranger applaudissaient, assurait Dom Pitra, qui voyait son abbé enfin débarrassé de tout souci financier. En attendant, on se lança dans les emprunts et on entreprit des travaux d’aménagement démesurés. Bientôt le cellérier se trouva seul maître d’un inextricable réseau de relations avec des banquiers peu scrupuleux.

    Dans l’illusion que sa fondation était en bonne voie, Dom Guéranger en avait demandé à Rome la reconnaissance dès 1843. Par bonheur, le Saint-Siège refusa. Malgré ses longs séjours dans le petit prieuré, l’abbé de Solesmes ne put, en effet, empêcher l’effondrement de cette maison en septembre 1845 : ce fut la ruée des créanciers, la découverte des malversations du P. Goussard, l’évacuation des moines de Paris et de Bièvres.

    Conscient de son imprudence, Dom Guéranger s’efforça de minimiser les torts de ses religieux et d’attirer sur lui-même la réprobation. Plusieurs de ses amis, et même de ses moines, qui l’avaient averti du danger ne se privaient pas de triompher maintenant. Ses lettres à Montalembert témoignent de la profondeur de sa souffrance et de son humiliation. Il préférerait sacrifier sa vie pour sauver une œuvre dont il s’est, dit-il, rendu indigne. « Dieu n’a jamais besoin d’un homme, et un homme perdu, il n’y a pas grande perte. Le malheur dans tout cela, l’unique malheur est de voir compromis un ordre religieux tout entier et, par contrecoup, tous les autres. »

    A cette heure, Solesmes fut sauvé par un groupe d’amis dévoués, en tête desquels se trouva Mgr Fornari en personne : il se porta garant de l’honnêteté de l’abbé de Solesmes, et c’est sous son égide que se fonda l’Avouerie, comité de secours destiné à soutenir les bénédictins de France. Les principaux membres en furent le comte de Montalembert, MM. Baudon, Thayer et de Kergorlay ; ces deux derniers engagèrent dans le sauvetage de fortes sommes, dont ils renoncèrent par la suite à exiger le remboursement. Un jeune avocat, M. Lesobre, prit en main la direction des affaires et réussit à limiter les conséquences du désastre.

    Cette douloureuse expérience fit réfléchir Dom Guéranger. Sans renoncer à son désir de reprendre les grandes études monastiques, il comprit qu’une étape préalable s’imposait : il lui fallait former d’abord plus profondément ses moines et préparer ainsi des cadres à ses futures fondations.

    L’une des conséquences inattendues de l’échec du prieuré de Paris, fut de faire mieux connaître Solesmes en France et à l’étranger. Le comité de secours pria en effet Dom Guéranger d’envoyer plusieurs de ses moines quêter à travers les provinces. Dom Gardereau se dirigea vers la Bretagne, qu’il sillonna des mois durant, tirant son cheval « Souris » par les chemins boueux, frappant à la porte des recteurs et trouvant encore le moyen d’utiliser ses veillées à nourrir une polémique avec les Annales de philosophie chrétienne. Son succès de quêteur dépendit souvent de l’attitude du clergé pour ou contre la liturgie romaine : le nom de Dom Guéranger évoquait tout de suite les Institutions liturgiques qui venaient de faire grand bruit. Dom Gardereau acquit sans tarder une réputation de prédicateur de retraites et de stations d’Avent ou de Carême ; à la fin de sa vie, tous les diocèses de France lui seront devenus familiers.

    Dom Pitra prospecta dans l’Est, pour un résultat financier beaucoup plus maigre, mais, comme on le verra plus loin, avec un bonheur singulier dans la détection des manuscrits, dont l’attrait le mena très vite hors de France. D’autres moines partirent vers le Centre et le Sud Est. C’est ainsi que le P. Camille Leduc, le futur fondateur des Servantes des Pauvres, après avoir fait preuve de réels talents d’administrateur, fut amené à s’occuper un moment de la communauté d’Andancette.

    Ce nom d’Andancette devait évoquer aussi dans la mémoire de Dom Guéranger des souvenirs douloureux, liés à l’affaire du prieuré Saint-Germain. Vers 1843, après bien des réticences, l’abbé de Solesmes avait consenti à aider spirituellement un petit couvent d’une dizaine de « religieuses », près de Valence. Il visita par deux fois la maison et y laissa un moine comme chapelain. Tous ces efforts se heurtèrent aux résistances de la supérieure, femme tyrannique et intrigante, de tempérament peu équilibré. En 1847, l’évêque de Valence fit fermer le couvent. Malheureusement, le P. Goussard avait emprunté d’assez grosses sommes à la supérieure, qui eut beau jeu de parcourir plusieurs provinces en apitoyant les cœurs sur de pauvres religieuses dépouillées par les bénédictins. Endettée elle-même, malgré les remboursements qui lui étaient versés, elle poursuivit Dom Guéranger devant les tribunaux, et, contre toute attente, gagna son procès en 1853. Une fois de plus, le comité de secours sauva Solesmes.

    A cette époque, l’abbaye commençait tout juste à sortir de la misère consécutive à l’effondrement financier de 1845, qu’avait encore aggravé la crise économique des années 48. Dom Guéranger avait vécu des heures pénibles. Malgré sa confiance en Dieu, malgré sa sérénité et son optimisme naturels qui lui permettaient de poursuivre au milieu des troubles la rédaction d’ouvrages aussi pacifiants que l’Année Liturgique, il s’était senti comme un père impuissant à nourrir ses enfants. A plusieurs de ses intimes il confia cette tristesse dont il ne voulait rien traduire à l’extérieur. Mais les moines avaient remarqué qu’en l’espace de quelques mois, les cheveux de leur abbé avaient blanchi.

    S’il est difficile de parler de tournants durant les trente-huit années d’abbatiat de Dom Guéranger, on ne peut toutefois méconnaître que la situation de Solesmes vers 1856 n’est plus ce qu’elle était dix ans auparavant. Entre 1850 et 1855 environ, une amélioration s’est produite, dans le sens d’une sorte de stabilisation : Solesmes et son abbé semblent accéder à une ère de plus grande paix après une période relativement agitée.

    Certes, il convient de ne pas forcer le contraste. Ni la querelle des pontificalia, ni les difficultés de la fondation parisienne, ni certaines calomnies locales lancées contre les moines n’empêchèrent le monastère de mener sa vie dans le calme. D’autre part, la pauvreté traquera l’abbé de Solesmes jusqu’à sa mort, et il traversera encore des épreuves pénibles tant à propos de ses fondations que de certains de ses religieux. Mais de l’ensemble des documents qui nous font revivre l’abbaye dans la seconde moitié du XIXe siècle, il se dégage une impression d’affermissement, de rythme mieux établi et de régularité plus continue.

    De multiples causes expliquent ce progrès. D’abord, l’autorité abbatiale de Dom Guéranger est mieux reconnue à l’intérieur comme à l’extérieur du monastère. Pour la nouvelle génération de moines, il est déjà un homme prestigieux dont elle ignore en partie les premiers tâtonnements. Lui-même se montre d’ailleurs plus circonspect pour l’admission des postulants. Enfin, depuis son retour de Rome en 1852, il est abbé perpétuel et son gouvernement ne sera plus soumis au scrutin triennal.

    Les difficultés avec Mgr Bouvier se sont atténuées, surtout à partir du mois de décembre 1851, où Dom Guéranger a été nommé consulteur de deux Congrégations romaines. Et puis, avec l’âge, l’évêque est devenu un peu plus conciliant. Son décès à Rome, à la fin de 1854, entraîne incontestablement un changement de la position de Solesmes dans le Maine : Mgr Nanquette, le nouvel évêque du Mans, exprime publiquement son estime pour le monastère et son abbé.

    La considération que Dom Guéranger s’est acquise en France par ses ouvrages et par sa persévérance en dépit des coups du sort, le Bref que Mgr Gousset, archevêque de Reims, obtient de Pie IX en 1851 pour recommander l’œuvre de Solesmes à l’attention du clergé et des fidèles, le retour du pays à la stabilité politique, son essor économique sous le Second Empire – période de prospérité pour toutes les congrégations religieuses – sont autant de facteurs dont le monastère a bénéficié. Mais il n’est pas possible d’évaluer à leur juste mesure d’autres influences dont seul le premier abbé de Solesmes, en vertu de sa mission de fondateur, aurait pu livrer le secret. Dom Guéranger était trop sensible à l’expression de la volonté de Dieu signifiée dans les événements, pour ne pas comprendre que les épreuves des années passées étaient destinées à le purifier, à l’éclairer et à le confirmer, lui et toute sa communauté. Son but n’avait pas varié, mais, peut-être, dans l’ordre de la réalisation, avait-il compris davantage la nécessité de compter humblement avec le temps.

    Poursuivre le récit de la vie de Dom Guéranger selon un schéma purement chronologique perdrait désormais de son intérêt et risquerait même de donner une fausse idée de sa personne et de son existence. Présenter un moine dans son monastère requiert un mode plus adapté. Il est préférable de saisir d’abord ce qui a constitué le centre de la vie de Dom Guéranger, ce qui en a réalisé l’unité ; puis de voir comment s’organisent autour de ce centre les divers secteurs de son activité, ses relations avec ses moines ou avec ses amis, ses travaux personnels, etc.

    Au seuil de ces nouveaux chapitres, on aimera s’arrêter un instant à considérer l’homme que fut Dom Guéranger. A son sujet, il y a des légendes à détruire et des aspects à découvrir.

    Les reliures noires de l’Année Liturgique qui s’alignaient jadis sur les rayons de nos bibliothèques familiales n’ont-elles pas donné de leur auteur une idée peu engageante ? Ce fut une impression analogue qui s’était imposée à Mgr Fayet, évêque d’Orléans, après qu’il eut reçu une sérieuse leçon de liturgie. Il s’en ouvrit à un père jésuite qu’il savait en relations avec l’abbaye. Le dialogue fut ensuite rapporté à Dom Guéranger :

    « Je me figure l’abbé de Solesmes grand, maigre, sec.

    – Pardon, Monseigneur, il est plutôt petit, et plutôt gras que maigre.

    – Mais au moins il est brun, avec les cheveux très noirs, l’air sévère, empesé ?

    – Je suis fâché d’avoir à dire à votre Grandeur que Dom Guéranger est très blond, qu’il a les yeux bleus, le sourire habituellement sur les lèvres, qu’il est très gai et fort aimable. »

    Dom Guéranger mesurait 1,65 m. Après avoir conservé longtemps un air de jeunesse qu’accentuaient encore ses cheveux blonds, il avait pris un peu d’embonpoint vers la cinquantaine, comme on peut s’en rendre compte sur le portrait peint par J.-E. Lafon en 1865, qui reproduit également fort bien les deux mains, petites et légèrement potelées. Il avait la tête assez puissante et osseuse – sa « tête carrée », comme il disait en plaisantant – le front haut et large, barré d’une forte ride oblique descendant vers la gauche ; les yeux d’un bleu intense qui surprenait ses interlocuteurs, le regard limpide et particulièrement vif.

    La gaieté était l’un des traits les plus frappants de son tempérament primesautier. Elle s’exprimait non pas sous forme de jovialité, mais à travers un enjouement fin et plein d’humour, ainsi que dans un entrain communicatif ; sans parler du rire franc que connaissait bien aussi Dom Guéranger.

    On trouvait en lui simplicité et grandeur, qu’il considérait d’ailleurs comme le cachet de l’œuvre de saint Benoît ; mais peut-être la première de ces qualités fut-elle d’autant plus remarquée en sa personne, que la seconde ressortait généralement de ses écrits. Il avait horreur de la pose, de la recherche de l’effet. Mais son amour de l’effacement ne provenait nullement de la timidité : cette paralysie ne l’a sans doute jamais atteint. Il jouissait de l’assurance calme des forts, de ceux qui ne se soucient ni de leur popularité ni de leur impopularité, parce qu’ils se savent fermement ancrés sur la vérité.

    Nous sommes incontestablement en face d’un tempérament ardent ; et pourtant Dom Guéranger a donné l’impression d’un homme posé, doué d’un solide équilibre. « Il n’aimait pas, dit Mgr Freppel, ces états de l’âme violents et redoutables où une exagération appelle l’autre. Rien de brusque ni de heurté ne pouvait convenir à cette nature douce et ferme. » De fait, si ses lettres sont énergiques et parfois pressantes, on n’y sent pas la fébrilité, l’anxiété, la nervosité. Leur écriture est d’ailleurs révélatrice. L’ensemble du comportement traduit une vivacité qui sait se garder de la brusquerie, de l’affolement, et sait aussi prendre son temps : « toujours occupé, jamais pressé », constatait Louis Veuillot.

    La sensibilité artistique paraît s’être manifestée chez lui principalement dans le domaine des arts plastiques : ses notes de voyage se gonflent soudain lorsqu’il visite églises et musées. L’architecture surtout le passionne : en présence des cathédrales anglaises ou de Sainte Cécile d’Albi, il ne peut retenir son enthousiasme. Dans la peinture et la sculpture, il s’intéresse à l’expression religieuse, au message de l’artiste plus qu’à ses qualités techniques : ses réflexions sur l’Assomption de la Vierge de Murillo, qu’il place au-dessus de tous les chefs-d’œuvre, sont révélatrices à cet égard. S’il lui a été plus difficile d’acquérir une culture musicale, s’il ne joue d’aucun instrument, il sait apprécier le jeu d’un pianiste ou d’un organiste de passage au monastère, et surtout les chœurs de la Sixtine. Nous le verrons plus loin faire preuve d’un sens esthétique étonnant dans le domaine du chant grégorien.

    Dès son enfance, il s’était senti attiré par la poésie, et sa vision du monde en demeura toujours colorée. On ne dira jamais assez l’attrait de Dom Guéranger pour la variété, son horreur de la monotonie, de l’uniformité, de l’alignement quasi militaire. C’est là un trait de sa personne qu’il convient de noter parce qu’il est lié à une constante de son tempérament : l’attachement à la liberté, le penchant à l’indépendance. Voir en lui un non-conformiste systématique serait naturellement exagéré ; mais il détestait le conformisme mondain, la soumission aveugle à la mode du jour, qui transforme les humains en moutons de Panurge, leur faisant répéter sans les comprendre des formules de convention. Lorsque la vérité était en cause, « il ne craignait pas, dit encore Mgr Freppel, de remonter le courant de l’opinion plutôt que de se laisser entraîner par elle. »

    En 1875, Charles Louvet rendit à Solesmes les quelques lettres qu’il avait gardées de son vieil ami de jeunesse. Il les accompagna de ces notations savoureuses, bien propres à illustrer cette esquisse de portrait de Dom Guéranger

    « Ces lettres pourraient se passer de signature, tant elles portent le cachet de cette nature si riche et si vigoureuse. Vous y verrez avec quelle ardeur et quelle persévérance Guéranger poursuivait ses amitiés. Son cœur était à la hauteur de son esprit ; et l’esprit et le cœur s’appuyaient sur un caractère des plus fortement trempés. Dieu l’avait évidemment créé pour organiser et pour commander. Seulement il lui avait donné une imagination très vive, qui, tout en le rendant charmant au-delà du possible dans ses lettres ou dans sa conversation, le rendait en même temps plus ou moins impropre à un travail long et continu. Il aimait à ne travailler qu’à ses heures et, après le péché, ce qu’il détestait le plus, c’était une tâche à lui imposée et devant être terminée dans un délai fixé.

    « Il avait la véritable indépendance de caractère, c’est-à-dire celle qui s’incline avec un pieux respect devant les grandes autorités et qui se plie difficilement devant les pouvoirs subalternes. Quelques mois avant sa mort il me parlait encore, avec une indignation juvénile, des misères que lui avaient faites les maîtres d’études du Collège royal d’Angers et qu’il ne leur avait jamais pardonnées. Moine et abbé de monastère, il portait allègrement la règle du couvent parce qu’elle venait de Dieu ; mais venue d’un autre, il ne l’aurait pas supportée durant vingt-quatre heures. II a fait un excellent bénédictin ; il aurait fait un soldat détestable. Mais ce qui le distinguait éminemment, c’était la fermeté et la profondeur de sa foi. C’est là que se trouvent l’unité et la gloire de sa vie. Jamais homme ne pourra dire plus que lui : mon âme est solidement fondée dans le Seigneur. »