Solesmes et Dom Guéranger par Dom Louis Soltner – 5 – l’Église romaine

L’ÉGLISE ROMAINE

    Au lendemain du 30 janvier 1875, le sentiment général des amis de Dom Guéranger fut d’avoir perdu « un grand serviteur de L’Église », « un infatigable champion des droits du Saint-Siège » . Sans doute ces expressions se référaient-elles d’abord aux écrits du défunt, notamment à celui qui avait paru couronner son œuvre entière : la Monarchie pontificale.

    C’est en réalité par l’ensemble de sa vie, par toutes ses activités, que Dom Guéranger a mérité ces éloges. En attendant une étude approfondie sur ce sujet, il est possible d’en tracer les lignes maîtresses, telles qu’une première lecture des documents les font reconnaître.

    Si tôt qu’on puisse la saisir, la pensée de Prosper Guéranger semble orientée vers L’Église et tout ce qui touche l’Église. Son milieu familial sensible aux graves événements qui affectèrent les catholiques de France sous la Révolution et l’Empire, ses lectures de jeunesse, le mouvement mennaisien au sein du clergé, ont sans doute été les principaux facteurs extérieurs de cette orientation. Mais le jeune prêtre eut à réaliser lui-même cette synthèse personnelle que l’on retrouve à travers toute son œuvre.

    On a cité plus haut le passage de son autobiographie où il résume sa découverte : alors qu’il risquait de verser dans l’érudition desséchante et de se contenter de la seule perspective de la controverse, la liturgie romaine le fit « pénétrer toujours plus avant dans le sens intime de L’Église ». D’autre part, ses efforts pour rechercher « les idées générales »aboutirent à un regard contemplatif sur les mystères chrétiens l’Incarnation lui apparut comme un soleil dans le rayonnement duquel resplendissait le mystère de l’Église.

    Cette intuition fondamentale, que Dom Guéranger possédait dès l’âge de vingt-cinq ans, se développa sur deux plans : un plan théologique et un plan apologétique. Le premier est celui qui prédomine dans l’Année liturgique. L’Église y est présentée comme L’Épouse du Christ, selon la grande image biblique souvent reprise par les Pères. Pour Dom Guéranger, L’Église est avant tout une personne vivante, indissolublement liée au Fils de Dieu dans son rôle d’intercesseur. Aussi a-t-il des accents émouvants lorsqu’il parle d’elle ou même s’adresse à elle au cours des prières qu’il formule dans son ouvrage après chaque fête des saints.

    De cette Église en prière, il se plaît à vivre les sentiments tout au long des saisons liturgiques ; il exalte sa sainteté qui resplendit en ses enfants glorifiés, il met en lumière son universalité, son unité, sa pérennité d’Épouse « toujours jeune et sans rides », sa liberté enfin, parce qu’elle ne tient son être et ses droits que de Dieu seul.

    Dom Guéranger aurait aimé n’avoir d’autre occupation que d’approfondir tranquillement cette théologie, à la manière d’un « contemplatif ». Les circonstances l’ont amené à se livrer à la controverse ; et comme la guerre fait plus de bruit que la paix, c’est dans le rôle d’apologiste – qui n’est pourtant pas le plus important – qu’il a surtout retenu l’attention. II lui semblait impossible, tout moine qu’il était, de voir déformée l’image de L’Église sans intervenir selon les talents que Dieu lui avait départis.

    Pour cela, il a dû se placer sur le terrain de ses adversaires. Or, les gallicans avaient restreint leur conception de L’Église à celle d’une société humaine respectueuse de leurs « droits ». Dans le souci de définir les rapports juridiques entre L’Église gallicane et L’Église romaine, ils en étaient arrivés à couper l’ecclésiologie de ses sources vivifiantes.

    Parallèlement, le gallicanisme en France, le fébronianisme et le joséphisme à l’étranger, ainsi que le jansénisme et ses séquelles, avaient entraîné une désaffection à l’égard de la papauté : on ne voyait plus en elle qu’une puissance dont il importait de limiter l’exercice ; on avait perdu de vue son rôle vital dans l’Église.

    Sensible à ces maux, l’abbé Guéranger n’avait d’abord eu d’autre horizon que celui de la discussion scientifique : « Je ne voyais qu’une chose, a-t-il avoué, la véritable constitution de L’Église à venger des altérations que lui faisait subir l’enseignement gallican. » Grâce à l’approfondissement de sa pensée théologique, mûrie dans la fréquentation des Pères et surtout dans la pratique quotidienne de la liturgie, il a réussi à soutenir ses savantes controverses sans jamais perdre de vue la réalité surnaturelle du mystère de L’Église du Christ.

    Pour s’en convaincre, il n’est que de feuilleter, par exemple, la Monarchie pontificale. Cet ouvrage avait été pour ainsi dire préparé par des essais inachevés, dont le premier, rédigé en 1853, porte un titre significatif : Des doctrines romaines sur la hiérarchie dans leurs rapports avec l’intégrité de la foi. C’est bien la foi qui importe avant tout aux yeux de Dom Guéranger. Si le gallicanisme lui paraît dangereux, c’est parce qu’en minant l’unité de L’Église, il met la foi en péril et par là fait obstacle à l’œuvre du Christ.

    Un second essai, un peu postérieur, est intitulé : Formation de L’Église par Jésus-Christ, et caractères essentiels qu’il lui attribue. L’argumentation mérite d’en être reproduite, car elle exprime la pensée maîtresse de Dom Guéranger sur l’unité de L’Église, unité pour laquelle il n’a cessé de lutter. Le Verbe s’est incarné pour ramener à Dieu le genre humain, en réunissant les croyants en une famille unique et universelle

    l’Église. Celle-ci n’a rien de plus cher que de garder la foi au cœur de ses membres. Or, il ne peut y avoir d’unité de foi sans unité de l’Église. Et l’unité de L’Église, modelée sur l’unité trinitaire, ne peut exister sans un principe unifiant : le Christ, pierre angulaire, docteur et pasteur universel. Comme L’Église est une société visible, son principe d’unité doit l’être également. Or, depuis l’Ascension, le Christ est invisible. Mais conformément à l’économie de l’Incarnation, il a voulu se rendre visible en la personne de Pierre, puis en celle des successeurs de Pierre sur le siège de Rome. Ce que le Christ est invisiblement pour L’Église, le pape actuel l’est visiblement.

    Les évêques, en vertu de leur caractère épiscopal – Dom Guéranger emploie déjà ce terme – sont les « coopérateurs du pape au service de l’unité de L’Église ». Si le pape se réserve certains droits, c’est pour le bien de cette unité.

    Précisons tout de suite que Dom Guéranger ne confond jamais unité et uniformité. Il tient L’Église pour un corps organique très diversifié, mais dont les membres ne vivent que s’ils sont rattachés au principe d’unité. Il exalte donc à la fois les prérogatives du Vicaire du Christ et la grandeur de l’épiscopat dont la force est à la mesure de son unité.

    Au sortir d’un XVIIIe siècle dissolvant, il fallait que l’unité essentielle de L’Église fût ainsi rappelée. Dans une réaction vitale, qu’il a d’ailleurs partagée avec sa génération, Dom Guéranger a pressenti que la dureté des temps exigeait que l’on reprît conscience de ce caractère fondamental. « L’Église, écrit-il, à mesure qu’elle avance à travers les siècles et que s’éloignent les jours où retentit sur la terre la parole incréée, a d’autant plus besoin de sentir en elle-même la vigueur du principe qui la conserve et la vivifie. »

    De même que la souveraineté pontificale sert l’unité de L’Église – l’Église étant elle-même au service de la foi de ses membres -, de même l’infaillibilité pontificale, que l’on évoque toujours à propos de Dom Guéranger, est ordonnée à l’infaillibilité de l’Église. Celle ci a trouvé en l’abbé de Solesmes un docteur dont les fortes paroles sont malheureusement trop peu connues. Il a montré L’Église infaillible dans son enseignement et dans sa pratique, notamment dans l’expression liturgique de sa foi. Contre les fausses conceptions de la Tradition ou du « progrès » dans L’Église, il a fortement tris en lumière l’identité, la permanence de la vérité à travers son développement depuis les origines chrétiennes : idée fondamentale qui se retrouve dans la plupart des ouvrages de l’abbé de Solesmes, et qu’illustrait Newman à la même époque, sans que l’on puisse d’ailleurs discerner d’influence réciproque entre les deux hommes. Nous ne résistons pas au plaisir de citer ici une page du Mémoire sur l’Immaculée Conception, caractéristique de la fermeté et de la clarté de Dom Guéranger

    « Si l’on pouvait assigner une période, si courte fût-elle, durant laquelle L’Église cesserait d’être sous l’influence de son divin auteur, durant laquelle elle serait dépourvue de la direction du divin Esprit qu’il a répandu sur elle, c’en serait fait des promesses de Jésus-Christ ; tout l’édifice de la foi chrétienne croulerait par la base.

    « On comprend aisément qu’il ne doit pas être nécessaire au simple fidèle dont l’existence personnelle n’atteindra pas même un siècle entier d’interroger tous les âges qui l’ont précédé, pour connaître ce qu’enseigne l’Église. L’Église de son temps lui répond de la doctrine des siècles passés et de la doctrine des siècles à venir. Autrement, comment parviendrait-il à se former par lui-même une appréciation suffisante de l’enseignement, à travers tant de générations ? Il croit L’Église (credo Ecclesiam), et avec cette foi, il est en rapport intime avec le Verbe divin, avec l’Esprit -Saint qui n’abandonnent pas un seul jour cette Église dont ils ont daigné faire leur instrument nécessaire pour le salut du genre humain.

    « C’est donc une méthode dangereuse que de scinder la durée de L’Église par périodes, lorsqu’il s’agit de son enseignement. L’Église est toujours la même, en quelque période qu’on la considère. La Tradition, c’est l’Église même croyant et professant telle et telle doctrine, et les témoignages que l’on recueille dans les monuments de sa durée ne valent que parce qu’ils représentent la pensée et l’enseignement de cette société invariable dans sa croyance. Si dans tel siècle, les symboles se présentent plus développés que dans tel autre, cela veut dire seulement que cette Église, par le mouvement de l’Esprit Saint qui la dirige, a jugé à propos de préciser davantage, pour l’utilité de ses enfants, ce qui était en elle dès le principe, et nous savons qu’elle est divinement assistée dans l’œuvre de ce développement. Qu’importe que, par suite de la destruction des monuments des siècles antiques, nous ne puissions toujours assigner la marche précise de tel dogme à travers les âges ? Notre zèle à recueillir les témoignages des Pères ne doit pas se ralentir pour cela ; mais quand ces flambeaux viennent à nous manquer, L’Église n’est-elle pas là pour y suppléer avec sa ferme et éblouissante lumière dont les Pères ne sont que quelques rayons épars, qui n’ont de valeur que parce qu’elle est leur centre ? L’Église, toujours divinement assistée, toujours vigilante, toujours pure, toujours « sans tache ni rides », croyant aujourd’hui ce qu’elle croyait hier et ce qu’elle croira demain, mais le percevant et l’enseignant avec une clarté et une précision toujours plus grandes. »

    Parallèlement au développement dogmatique, Dom Guéranger discerne, « à mesure que les temps se déroulent et que l’éternité s’avance », une extension du domaine de la charité de L’Église

    « Il fallait de nombreuses générations pour que les trésors de lumière déposés par le Christ dans la mémoire intime de son Épouse fussent mis au jour, de même que les trésors de charité qu’il lui a confiés ont eu besoin des siècles pour s’épancher sur le monde, à mesure que de nouvelles nécessités appelaient de nouveaux secours et de nouvelles ressources que l’âge précédent n’avait pas même soupçonnés. Dieu seul connaît la mesure des développements de doctrine et de charité qu’il a préparés pour son Église, parce que lui seul a le secret de la durée du monde qu’il n’a créé que pour elle. »

    C’est aussi la pérennité de L’Église en tant qu’institution qui retient l’attention de Dom Guéranger. Le développement et le renouvellement continuels de l’Église n’en affectent pas la structure fondamentale. Sa constitution, parce qu’elle a été donnée par Dieu seul, ne saurait être mise en comparaison avec telle ou telle constitution des États de ce monde, comme tentent de le faire les conceptions naturalistes. Vouloir introduire, par exemple, le système parlementaire au sein de L’Église serait méconnaître le caractère véritable de sa hiérarchie.

    En homme du « siècle des révolutions », Dom Guéranger s’est plu à relever la permanence de L’Église face aux vicissitudes des États. Il avait connu de nombreux témoins de l’Ancien Régime pour qui la période révolutionnaire avait signifié la fin d’un monde. Lui-même a vécu sous six régimes politiques différents, il a vu trois fois la France secouée par la révolution. Sans s’arrêter trop longuement sur les motifs de cette instabilité – l’abandon du droit chrétien -, il a saisi l’occasion d’orienter ses lecteurs vers la cité indestructible. Il s’émerveillait devant la succession des papes depuis dix-huit siècles. N’était-ce pas un motif d’espérance ? Dès 1831, il s’écrie : « L’Église seule reste debout, alors que les trônes chancellent ! » A Montalembert qui s’effraie des troubles de 1848, il envoie ces lignes : « La vieille société n’a plus de place que dans l’histoire. Nous marchons vers des régions inconnues. Mais dans cette débâcle, on est heureux de penser que L’Église reste ; elle grandira de tout ce qui tombe autour d’elle. »

    Lorsque l’abandon des États du Pape par les troupes françaises fit trembler les cœurs pour le sort de L’Église et de son chef, Dom Guéranger rassura ses amis, en phrases simples et courtes qui condensent une foi robuste : « Dieu veille sur son Église, je ne crains rien pour elle » ; « De Rome on ne doit pas dire : les dieux s’en vont ». Plus laconiquement encore il rappelait « les promesses » faites à Pierre ce seul mot, en évoquant la parole du Christ, résumait à ses yeux tous les motifs de confiance.

    La liberté de L’Église est peut-être la cause pour laquelle Prosper Guéranger, en bon lecteur du Mémorial catholique, a commencé par s’enthousiasmer. Sans doute son indépendance d’esprit lui faisait-elle ressentir davantage comme une atteinte à la dignité de L’Église toute limitation des droits de celle-ci. Là encore, la théologie devait l’éclairer sur le véritable fondement de cette liberté : la souveraineté. Parce qu’elle ne tient son être que de Dieu seul, l’Église est indépendante de toute autorité temporelle.

    Les pages de l’Année liturgique consacrées aux héros de la liberté ecclésiastique – Hilaire, Grégoire VII, Anselme, Thomas de Cantorbéry – sont volontairement abondantes et adoptent une grande fermeté de ton. L’auteur s’attarde à détailler les domaines dans lesquels cette liberté sacrée doit s’exercer dans une complète indépendance à l’égard de toute puissance séculière : enseignement, administration des sacrements, pratique des conseils évangéliques, relations entre les degrés de la hiérarchie, développement des institutions, administration des biens temporels, etc. Sur tous ces points et sur bien d’autres, L’Église de France subissait des entraves.

    Faut-il pour cela faire de Dom Guéranger un adversaire du Concordat et un partisan de la Séparation ? Ce serait déformer singulièrement sa pensée, car s’il distinguait avec netteté le spirituel et le temporel, il enseignait que l’Église et l’État, souverains chacun dans son ordre, se doivent un mutuel appui. Dans la réalité historique de la France du XIXe siècle, constatait-il, ces principes sont imparfaitement respectés. Mais si L’Église est contrainte à consentir des restrictions pratiques, « les vrais principes n’en sont pas pour autant anéantis ».

    L’attitude de l’abbé de Solesmes à l’égard du pouvoir civil était des plus loyales : « Pour lui, a-t-on écrit, il n’existait qu’une politique

    les intérêts de l’Église. Son cœur était acquis d’avance à tout régime qui voulait comprendre que, selon la parole de saint Anselme , Dieu n’a rien de plus cher que la liberté de son Église. » Même lorsque l’État méconnut les droits de L’Église, comme cela se produisit après 1858, Dom Guéranger lui demeura fidèle, « attaché au pouvoir en tant que pouvoir », sans cesser d’en déplorer les abus.

    D’une manière générale, il refusait de se mêler des discussions politiques : il réservait ses forces pour d’autres causes. « Toute ma vie, écrit-il en 1869, j’ai vécu hors des partis, je n’ai jamais servi d’autre cause que celle de l’Église. » Il invitait ses fils à faire de même.

    Il avait, malgré tout, un faible pour les Bonaparte et querellait gentiment son ami l’évêque de Poitiers pour son légitimisme. Le revirement de Napoléon III après Plombières le fit déchanter, et sa chute en 1870, le laissa insensible. Plusieurs des solesmiens voulurent alors lui faire embrasser la cause du Comte de Chambord. Il résista, puis finit par consentir, mais c’était surtout une gentillesse à l’égard de ses moines.

    Défendre par ses écrits les droits de L’Église avait semblé à l’abbé Guéranger un idéal capable de polariser sa vie entière. Il était de ces hommes qui ne s’épargnent pas pour rétablir la vérité. « Les polémiques me prennent le peu de forces qui me restent, écrit-il au moment des controverses sur l’infaillibilité pontificale ; mais il faut préférer la cause de la sainte Église. » Il la préférait même, a-t-on dit, à celle de sa propre maison, dont l’existence parut bien exposée lorsqu’il s’attaqua au gallicanisme. Mais tandis qu’il négligeait de répondre aux calomnies qui le visaient personnellement et qu’il se gardait de plaider en public la cause de son monastère, rien ne pouvait le retenir quand la dignité de L’Église était en jeu.

    Il affirmait que l’honneur de servir ainsi L’Église était une grâce que l’on obtient par la générosité, la pureté du cœur et l’union au Christ. Cette référence au surnaturel est typique de Dom Guéranger ; c’est elle qui le porte à formuler dans ses lettres des réflexions de ce genre « L’amour pour le Souverain Pontife est une marque de la bénédiction de Dieu, de même que la froideur en ce domaine annonce que la foi est languissante. » Dans ce même esprit, il faisait hommage au pape de chacun de ses ouvrages.

    S’il était demeuré prêtre séculier, bénéficiant de plus grands loisirs, Dom Guéranger aurait sans doute développé d’une manière plus abondante et plus achevée les thèmes que nous venons d’évoquer. Dieu lui a demandé de servir L’Église par un moyen plus efficace

    non plus en se contentant de composer des ouvrages dont l’intérêt aurait pâli ou disparu avec le temps, mais en façonnant pour ainsi dire un livre vivant et durable. Dom Guéranger, en effet, a gravé sa pensée dans le cœur de ses moines ; il a transmis à Solesmes son zèle pour L’Église ; il a fait de ses fils et de leurs successeurs des témoins de ces aspects essentiels de L’Église, sur lesquels il voulait attirer l’attention de ses contemporains.

    La louange divine, fonction suprême de L’Église, a d’abord été pratiquée à Solesmes, avant d’être présentée dans l’Année liturgique. De plus, en adoptant dès 1833 la liturgie romaine, les nouveaux bénédictins manifestaient leur souci de s’unir à la prière de la catholicité et leur respect de l’autorité apostolique dans un domaine où elle était alors singulièrement méconnue.

    L’unité de l’Église se trouvait aussi représentée par le monastère comme on l’a rappelé plus haut, à propos de l’exemption, dans une France de mentalité gallicane, les religieux, par leur seule présence, témoignaient en faveur de la suprématie romaine. « Chaque jour, écrit en 1832 l’abbé Guéranger à Montalembert, quand nous prêchons les doctrines du Saint-Siège, on nous répond que nous n’avons pas mission pour cela… Il est grand temps de créer cette opposition sainte et canonique que Rome a déposée dans les privilèges des Réguliers. Ce sont les Réguliers qui, disséminés par toute L’Église, sont les voltigeurs du Saint-Siège, les sentinelles attentives et désintéressées, toujours prêtes à élever la voix pour les droits du Père commun, sans rien diminuer de ceux de l’Épiscopat. »

    Après les destructions de l’époque révolutionnaire, la pérennité de L’Église et sa vocation à la sainteté transparaissaient à travers le rétablissement du monachisme bénédictin, idéal de vie évangélique aussi ancien que L’Église elle-même. L’archevêque de Reims le souligna dans son mandement de 185 i en faveur de Solesmes : « Par sa seule présence, l’ordre bénédictin atteste la force et la fécondité des institutions de L’Église ; il est un témoin de sa perpétuité, un argument vivant de prescription. »

    Enfin, sous un régime concordataire qui prétendait juger seul de l’opportunité des ordres religieux, les bénédictins de Solesmes, en refusant d’invoquer l’approbation gouvernementale ou de réclamer une existence légale, de même qu’en portant leur habit jusque dans les rues de Paris, étaient une affirmation visible de la liberté de l’Église.

    Dans l’ordre des activités monastiques, les travaux intellectuels des moines devaient être menés avec désintéressement : les besoins de L’Église déterminaient les points sur lesquels les efforts conventuels ou individuels étaient invités à se porter.

    Solesmes a donc été, dans l’esprit de Dom Guéranger, « une école dévouée au Saint-Siège », et cela en conséquence non pas d’une vocation surajoutée, mais de la vocation monastique elle-même. Cependant cette conception semblait si nouvelle à ses contemporains, que Dom Guéranger pouvait, en 1838, présenter son monastère comme « le seul établissement français qui soit exclusivement romain par le but de son institution, par ses lois fondamentales ». Dans ses Constitutions de 1837, il avait en effet explicité cette finalité.

    Puisque le bien de L’Église demandait un effort dans le sens de l’unité, c’est en étant « romain » que Solesmes se montrait « fidèle à L’Église ». Aussi bien, Dom Guéranger a-t-il toujours maintenu cette identité : « Aujourd’hui, écrit-il en 1859, que l’on dise Rome ou que l’on dise L’Église, tout le monde comprend la même chose, parce que tout le monde sait que Rome ne peut pas être d’un côté et L’Église de l’autre. »

    Se contenter de belles déclarations n’était pas dans le genre de l’abbé de Solesmes. Il n’eut rien de plus à cœur que d’insuffler à ses fils les sentiments qui l’animaient : foi inébranlable en L’Église, amour ardent et intelligent, intérêt soutenu pour ses entreprises. « La vie monastique, disait-il, est une effroyable tentation d’orgueil sans l’amour de L’Église, sans la soumission à l’Église. » De certains mauristes gallicans il dit un jour : « Ils étaient très fiers de leur observance, très attachés à leurs exercices, très pieux à leur manière ; cependant il y avait chez eux plus de sécularité que dans une bonne vieille abbaye un peu relâchée où l’on aime encore l’Église. »

    Joies et souffrances de L’Église trouvaient donc écho à Solesmes l’abbé les commentait dans ses conférences ou même prescrivait quelque prière conventuelle à leur sujet : c’est ainsi que, pour exalter la liberté de L’Église, il profita du retentissement provoqué en 1837 par les arrestations de l’archevêque de Cologne et de l’archevêque de Posen, victimes de leur résistance à la bureaucratie prussienne.

    Quant à la soumission, nous savons comment il en donna l’exemple en 1845. Dès 1833, il s’était d’ailleurs clairement prononcé sur ce point, dans une lettre adressée à l’Ami de la Religion qui avait annoncé en Solesmes un foyer de résistance mennaisienne : « Nous exigeons de tous nos frères une entière soumission à toutes les décisions et à tous les enseignements du Siège Apostolique. » Cette volonté s’inscrivit avec insistance dans les Constitutions de 1837.

    La meilleure garantie de survie du monastère résidait en son dévouement à L’Église : telle était la conviction de cet homme de foi. « Solesmes ne périra pas, dit-il un jour à Mme Swetchine, puisque Rome le déclare utile au bien commun de l’Église. » Et vingt ans plus tard, en 1858, il envoyait ces lignes à Dom Pitra : « Malgré toutes les secousses, Solesmes a prospéré et prospérera. Tout faible qu’il est, ce monastère n’a pas été inutile au Saint-Siège, et l’on peut dire sans orgueil que s’il cessait d’exister, les doctrines romaines en éprouveraient en France quelque détriment. Tous les ennemis de Rome le détestent et tous les amis de Rome l’honorent et l’affectionnent. » On hésiterait à reproduire ces paroles, si Dom Guéranger n’avait pas donné des preuves constantes de son éloignement pour toute forfanterie.

    L’attachement de Dom Guéranger au chef de l’Église pourrait laisser croire qu’il rêvait d’être le plus souvent possible aux pieds du Souverain Pontife. Ses quatre voyages à Rome ont eu pour seul motif le règlement de problèmes solesmiens : l’approbation des Constitutions en 1837, l’obtention de la légitime indépendance des Réguliers en 1843 et 1851, l’approbation du Propre de la Congrégation en 1856.

    A Grégoire XVI, qu’il ne vit que trois fois, il devait la résurrection bénédictine en France ; mais il regrettait chez l’ancien camaldule une excessive timidité en face des gouvernements européens. L’avènement de Pie IX en 1846 le laissa dans l’expectative : il ne connaissait pas Mgr Mastaï-Ferretti. Mais le nouveau pape ne tarda pas à entendre parler de l’abbé de Solesmes. Quand celui-ci vint à Rome en novembre 185 i, il fut salué comme « gran liturgista » et bénéficia de cinq audiences en trois mois. Si l’on ajoute les deux entrevues de 1856, le nombre des rencontres entre ces deux serviteurs de L’Église reste malgré tout limité.

    Le journal de Dom Guéranger conserve des notations sur ces conversations. On y devine une parfaite liberté d’esprit. Le pape, « d’une grande affabilité et d’une grande douceur, moins imposant que Grégoire XVI », est détendu, enjoué même, l’âme en paix malgré ses soucis. Quant au moine, on devine que son attitude respectueuse s’agrémente de la simplicité et de la franchise d’un homme qui n’a rien à dissimuler. Naturellement, on parle des affaires de Solesmes, puis des événements de France et d’Italie. Pie IX exprime ses craintes pour le monachisme de la péninsule et fonde des espoirs sur les moines français ; l’abbé offre les derniers ouvrages de son monastère, présente des suppliques pour ses amis, des votums en faveur de la coutume française de communier à la messe de Minuit et pour l’extension de la fête du Sacré-Cœur. On traite aussi d’un travail secret confié à Dom Guéranger en vue de la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception.

    Ce schéma Quemadmodum Ecclesioe – qu’il ne faut pas confondre avec le Mémoire sur l’Immaculée Conception publié en 1850 – ne voulait être qu’une ébauche. L’abbé de Solesmes y travailla en janvier 1852 et reçut l’ordre d’y ajouter une seconde partie, relative aux erreurs modernes. Il obéit, non sans avoir exprimé à Pie IX sa répugnance à jumeler ces deux documents ; et en définitive cet avis prévalut. Assez bref, le schéma de Dom Guéranger est remarquable par son argumentation. « Il représente, écrit Dom Frénaud, l’œuvre d’un moine contemplatif, familier de L’Écriture Sainte et des textes patristiques, qui a longuement médité dans la lumière de la foi sur les grands événements de l’histoire de L’Église, et plus encore sur les prières de la liturgie. » Dom Guéranger partait en effet du constat de la foi de L’Église, telle qu’elle s’exprime surtout dans la liturgie. Et de la lumière de cette foi unanime et persistante, il éclairait les arguments scripturaires et patristiques.

    Pie IX n’utilisa pas directement ce document, mais il en retint l’ordonnance générale ainsi que l’argument liturgique, que le bénédictin avait été seul à utiliser.

    Le 5 décembre 1851, Dom Guéranger apprit sa nomination comme consulteur de la Congrégation de l’Index. Une semaine plus tard, il était consulteur de la Congrégation des Rites. Il se hâta d’écrire à Solesmes, voulant faire rejaillir cet honneur sur sa communauté. Il sut par la suite qu’il avait été l’objet d’un « caprizio d’amore » de la part de Pie IX, qui avait même pensé le retenir près de lui.

    De même, en automne 1855, le pape songea à l’élever au cardinalat. Arrivant à Rome au printemps suivant, Dom Guéranger recueillit quelques échos de ce bruit et il en conçut des inquiétudes : le goût de Pie IX pour les choix inattendus était bien connu. Mais une cabale contre le Propre de Solesmes était venue à point pour desservir son auteur près du Saint-Siège. « Vous ne sauriez savoir, écrivit Dom Guéranger à ses amis, le bonheur qu’on éprouve à n’être pas cardinal ;je crois que j’en serais mort d’ennui, d’étiquette, de contrariétés et surtout d’exil. Le Bon Dieu fait bien ce qu’il fait et notre Saint Père le Pape aussi. J’aime beaucoup cet excellent Pie IX, mais je l’aime mieux de loin que de près. Toutes les analogies de la Providence, mon rôle, si j’en ai un, tout me veut en France et à Solesmes. »

    Ce que nous savons des goûts très simples de Dom Guéranger, de sa faiblesse de santé, de ses réticences à paraître dans les cérémonies officielles et de son amour du cloître interdit de douter de la sincérité d’une telle déclaration. Il regretta seulement l’interprétation maligne que certains firent de cette affaire et qu’ils renouvelèrent en 1863 quand ils affectèrent de voir dans la promotion de Dom Pitra au cardinalat un indice de défaveur témoigné à son abbé – ce qui était exactement le contraire de la vérité.

    La réaction de Dom Guéranger, quand il apprit les tractations entreprises en 1855 par son ami Adolphe Segrétain pour faire de lui le premier évêque de Laval, relève d’une conscience identique de sa vocation monastique. Outre qu’il se sentait inapte aux tâches administratives, il estimait que sa mission propre était de demeurer, du fait de sa condition de religieux, « un témoignage vivant de la juridiction universelle du successeur de Pierre ». Il pensait enfin à sa congrégation monastique dont l’existence eût été menacée, si elle avait été privée de lui.

    On a parfois insinué qu’à la suite du voyage de 1856, Dom Guéranger avait gardé une secrète amertume à l’égard de Pie IX et s’était abstenu pour cela de paraître au Concile du Vatican. L’accusation est grave et mérite examen.

    Il est vrai que Dom Guéranger eut le désagrément de ne se voir accorder que les deux tiers des pièces liturgiques qu’il proposait pour le Propre de Solesmes. Mais son attachement au Chef de L’Église n’en fut nullement diminué. Deux conversations avec Pie IX suffirent à dissiper les inquiétudes que certains avaient tenté de susciter dans le cœur du pape à l’égard du moine, dont l’érudition, la franchise et le dévouement continuèrent à le charmer. Quant à Dom Guéranger, tout en appréciant chez Pie IX la simplicité dans la grandeur, il considérait la fonction plus que la personne : selon sa coutume, par-delà les considérations humaines, il ne voyait dans sa foi, que le Vicaire du Christ.

    Il faut pourtant reconnaître qu’étranger aux subtilités de la diplomatie, il estimait comme une sorte de faiblesse ce que l’Italien tient pour de la finesse. De plus, selon lui, la connaissance des traditions monastiques échappait au grand pape et surtout à son entourage. Pie IX percevait-il seulement les signes de sourde hostilité que manifestaient certains membres de sa Curie à l’égard des religieux ? Les monastères en étaient si conscients que plusieurs allaient réclamer la présence de l’abbé de Solesmes au Concile pour défendre leur cause. Rome n’avait-elle pas accueilli avec trop de facilité les doléances d’un moine révolté accusant son abbé de déconseiller le versement du denier de Saint-Pierre ? En termes mesurés mais parfois indignés, Dom Guéranger exprima au cardinal Pitra le regret de voir les meilleurs soutiens de la cause romaine un peu méconnus. Point de vanité dans ces remarques, mais le souci de L’Église, dont les ennemis n’étaient point aveugles.

    « Les faiblesses de L’Église sont rares, a écrit Dom Guéranger, mais l’histoire les enregistre, et les enfants de L’Église n’ont aucun intérêt à les dissimuler, sachant que celui qui a assuré aux pontifes romains l’infaillibilité de la foi dans l’enseignement, ne les a point garantis de toute faute dans l’exercice du gouvernement suprême. »Il est difficile de taxer d’adulation l’auteur de ces lignes ; sa fidélité à L’Église s’enracine dans la foi et n’a rien à voir avec la sentimentalité. « Ils auront beau faire, disait-il encore, je serai toujours au premier rang des défenseurs des principes, bien que je n’aie aucune illusion sur les personnes. » Nous avons là une de ces fortes expressions, typiques de Dom Guéranger.

    Mais, le cœur se révèle dans les actes plus que dans les paroles. En 1858, Dom Guéranger fit pour L’Église l’un des sacrifices les plus douloureux de sa vie : celui de laisser partir Dom Pitra pour Rome. Sans doute le cardinalat du fils vint-il récompenser cinq ans plus tard la générosité du père ; il entraînait aussi la séparation définitive des deux hommes.

    Vers 1 860, Pie IX lui demanda un rapport secret sur la pensée moderne ; ce travail sera utilisé pour la rédaction du Syllabus de 1864. Le pape aurait aimé revoir son cher abbé de Solesmes et ne manquait pas les occasions de le lui faire savoir, mais toujours indirectement. Les fondations de Marseille et de Sainte Cécile, l’affaissement de sa santé en 1865 et les difficultés financières empêchèrent Dom Guéranger de satisfaire ce désir.

    Les anxiétés du monde chrétien pour l’indépendance temporelle de la papauté ne le laissaient pas indifférent. S’il n’a pas pris la plume pour défendre cette cause, c’est qu’elle était déjà traitée par beaucoup et qu’elle risquait de l’entraîner dans des considérations politiques. Mais il ne perdait aucune occasion d’y faire allusion et consacra un article aux héros de Castelfidardo. Solesmes soutint de son mieux les zouaves pontificaux et assista avec émotion au départ comme volontaire du jeune organiste laïque de l’abbaye.

    Lorsque, le i i décembre 1866, les troupes françaises évacuèrent Rome, les catholiques s’interrogèrent : qu’allait-il advenir de l’invitation adressée par Pie IX aux évêques du monde entier pour la béatification des martyrs japonais et la célébration du dix-huitième centenaire des Apôtres, fixées au mois de juin 1867 ? « Il y a dans les cœurs catholiques, écrivit Dom Guéranger au cardinal Pitra, une confiance surnaturelle qui balance les terreurs. Je m’attends à voir quelque chose de salutaire à L’Église, quelque chose qui déjouera les plans de ses ennemis. Nul n’en a le mot. Mais que ce soit par un miracle ou par les causes secondes, Dieu interviendra. »

    On pensait alors que Pie IX utiliserait ce rassemblement épiscopal pour tenir une sorte de concile en dehors des formes canoniques. Que fallait-il en penser ? Dom Guéranger encouragea Mgr Pie à soutenir le pape en toute hypothèse : la convenance l’exigeait, mais surtout la foi en l’Esprit -Saint, et même le propre intérêt des évêques : « La solidité et la force de l’épiscopat sont dans l’Apostolique », dit-il.

    En fait, la réunion de 186’7 tourna court et l’on s’achemina vers la préparation du Concile du Vatican. L’événement inouï faisait l’objet de nombreuses prévisions pessimistes sur les menées révolutionnaires dans L’Église et autour de Rome. Dom Guéranger ne voulut pas jouer au prophète, mais il exhorta ses amis à se placer dans une perspective de foi solide : « Si le Concile se tient, écrit-il alors, je prévois bien certaines agitations dans son sein ; mais il faut être assuré que le Saint Esprit dirigera tout, et que la vérité se fera jour dans toutes les questions. Je ne saurais admettre que le Saint Père se soit fait une illusion en prenant un si grand parti. »

    La participation au Concile des abbés de monastères rencontra des difficultés ; plusieurs évêques français intervinrent pour que l’abbé de Solesmes y eût sa place. Pie IX, qui, en 1866, l’avait honoré de la cappa magna sur la demande secrète de l’évêque du Mans, le désirait aussi. Tout en regrettant de paraître un privilégié, Dom Guéranger se prépara au voyage. Au dernier moment, il dut y renoncer, pour une trop réelle raison de santé. Cette nouvelle provoqua chez ses amis une vive déception, bientôt dissipée, en janvier 1870, à la lecture de la Monarchie pontificale. On comprit que de sa cellule le moine avait diffusé plus de lumière qu’en venant à Rome. Pie IX reconnut par un Bref la portée du service rendu à l’Église.

    Le 18 juillet de cette année cruciale, au terme de ce que Dom Guéranger appelait « le plus grand événement du siècle », le dogme de l’infaillibilité pontificale était proclamé en la basilique vaticane. La nouvelle en parvint à Solesmes le lendemain soir, pendant la conférence spirituelle. Le Te Deum fut chanté avant Complies, on tira des fusées, et les cloches sonnèrent une heure durant. Mais c’est le dimanche 24 qu’eut lieu la cérémonie solennelle. Dom Guéranger en a consigné le récit dans son journal ; ce passage méritait d’être reproduit parmi les illustrations de ce chapitre.

    Transférée en cette circonstance au bas de la nef de l’église abbatiale, l’effigie robuste du Prince des Apôtres accueille désormais les visiteurs de Saint-Pierre de Solesmes. L’inscription du piédestal semble résumer la foi de Dom Guéranger : « Contemplez le Dieu Verbe, la pierre divinement taillée dans l’or. Etabli sur elle, je suis inébranlable. »En termes antiques, elle rejoint ce qu’il aimait à redire à ses amis « Saint Pierre vit en Pie IX et Jésus-Christ vit en saint Pierre. »

    Centre de la catholicité, Rome a gagné le cœur de Dom Guéranger. En ses dix-huit siècles d’existence, la Ville Éternelle synthétisait pour lui toute l’histoire de L’Église : « Les annales de Rome sont la clef des temps > disait-il. Vision unifiée de l’homme qui est remonté à la source, et qui a découvert dans les vestiges des origines le témoignage de la vérité dont il vit.

    Ce passé, il le trouvait dans les églises où il aimait prier et célébrer la messe. Après la Confession de Saint-Pierre, ses préférences allaient à Sainte-Marie-Majeure et à Sainte Cécile. Mais le passé le plus captivant se cachait sous terre. Au souvenir de la fidélité héroïque, l’histoire des premiers siècles ajoutait le spectacle de la pénétration chrétienne dans toutes les classes de la société, réfutant ainsi les théories qui prétendaient réduire le christianisme à une religion d’esclaves. Or, au XIXe siècle, la connaissance de la Rome souterraine paraissait la meilleure voie pour retracer cette histoire.

    En 1837, Dom Guéranger ne fit qu’entrevoir ce domaine mystérieux ; il faillit même s’y perdre, en s’aventurant seul dans les galeries inexplorées. Le P. Marchi l’initia à l’archéologie chrétienne en 1843. Mais la grande découverte lui était réservée, le 2 décembre 1851, dans la rencontre du jeune chevalier Jean-Baptiste de Rossi, qui n’était encore qu’au début de sa brillante carrière d’archéologue. Entre ces deux hommes, soucieux de servir L’Église en lui révélant ses gloires primitives, naquit une étroite amitié.

    Dom Guéranger stimula constamment les travaux de son ami. Rossi, en effet, savant loyal et modeste, jalousé pour sa jeunesse et ses succès, était sujet à un découragement chronique. Sans les longues lettres de Solesmes, qui lui procuraient « plusieurs jours de sérénité et d’enthousiasme », il n’aurait peut-être jamais produit ses gros volumes de la Roma sotterranea. Cette correspondance fait apparaître un Dom Guéranger peu connu, passionné d’archéologie, impatient de la progression des fouilles, mais aussi préoccupé des problèmes personnels et de la situation familiale de Rossi, qui aura sur lui ce joli mot : « Il a été pour moi ce que saint Philippe Néri a été pour Baronius. »

    L’archéologue vint à Solesmes en 1856 et 1865 : les conversations durèrent du matin au soir. Qu’on juge alors de l’ardeur des discussions menées par les deux amis à travers la campagne romaine ou dans les galeries nouvellement déblayées. La découverte en 1854 de la crypte des papes, puis de celle de sainte Cécile, qui lui est contiguë, accentuèrent chez Dom Guéranger le désir de revoir Rome. Pie IX, « le nouveau Damase », qui était descendu visiter ces salles prestigieuses, lui accorda de célébrer la première messe souterraine, en face du loculus où avait reposé le corps de l’illustre martyre. La journée du 26 avril 1856 demeura dans le souvenir de Dom Guéranger comme l’une des grandes dates de sa vie.

    Après Rome, l’abbé de Solesmes plaçait en tête de ses préférences les lieux sanctifiés par la présence de saint Benoît. Subiaco avait reçu les prémices de son abbatiat ; vingt ans plus tard, ce fut le pèlerinage au Mont-Cassin, du 30 mars au 4 avril 1856. Pèlerinage unique dans la vie de Dom Guéranger. L’accueil très fraternel des cassiniens, le panorama inoubliable sur la Campanie, la visite des lieux qui évoquaient tant de traits racontés par saint Grégoire, le spectacle des richesses de la bibliothèque, tout l’impressionna fortement et le combla de joie. L’immense abbaye ne comptait plus à cette époque que ao pères et 14 convers. Il en eut le cœur serré, en songeant au passé, et s’interrogea sur le destin paradoxal de la propre maison du Patriarche des moines d’Occident.

    Il était d’autant plus attaché à ce monastère, qu’en ces années le maître des novices du Mont Cassin était un solesmien, Dom Camille Leduc, qui, en raison de sa santé, avait dû gagner l’Italie en 1850. Ses lettres tenaient Dom Guéranger au courant de ses efforts pour débarrasser les jeunes moines des habitudes trop séculières prises au temps des sécularisations révolutionnaires. L’entreprise devait se heurter à des difficultés considérables. Bien des moines d’Italie pressentaient pourtant la valeur du renouveau monastique français

    Dom Guéranger eût aimé les aider, d’autant plus que l’abbé du Mont Cassin l’avait soutenu en 1840 dans sa lutte pour le respect de la vocation propre des Réguliers. Mais il le fit discrètement, car il lui déplaisait souverainement de se donner en exemple et de s’ingérer dans les affaires d’autrui.

    Au retour de son quatrième et dernier séjour à Rome, que les joies éprouvées sur la Voie Appienne et au Mont Cassin lui avaient rendu « plus délicieux que les trois autres », Dom Guéranger confiait à Rossi

    « Le meilleur de mon âme est à Rome » . Solesmes était pourtant son lieu d’élection, mais il voulait dire que Rome le faisait remonter aux origines de L’Église, et qu’à travers les vestiges archéologiques, il retrouvait le christianisme héroïque des temps apostoliques. L’Italie, qui déjà lui plaisait tant par sa luminosité et ses richesses culturelles, prenait pour lui un air de nouvelle Terre Sainte, d’autant plus que la présence du successeur de saint Pierre valait à la Ville Éternelle une présence particulière du Christ.

    Le cardinal Pie a évoqué d’une manière charmante l’ardeur qui saisissait son ami dans la Rome souterraine, où il se sentait vraiment dans son univers, au cœur du monde chrétien :

    « Je le vois encore aux catacombes, m’expliquant le symbolisme des différents poissons avec un tel feu, une telle richesse d’expression, qu’il y passait tout entier. Et comme je lui paraissais un peu distrait, il insista pour me montrer l’importance de son thème, si bien que je finis par lui dire : « Eh ! mon cher Père, je n’ai pas besoin de tous ces poissons. Je vous ai, vous, et cela me suffit. Vous êtes de cette espèce-là. Vous vous plongez dans cette eau, vous en avez dessus, dessous, autour, partout. » De fait, c’est ainsi qu’il se mouvait dans les choses divines.