Conférences sur la vie chrétienne – 4ème conférence

QUATRIÈME CONFÉRENCE.

SOMMAIRE.

La crainte de Dieu s’applique d’abord à la conservation de la grâce sanctifiante.- Importance capitale de la présence de cette grâce dans l’âme. – Vigilance qu’inspire à cet égard la crainte de Dieu. — Les tentations doivent nécessairement nous éprouver. – Il faut veiller et combattre sur tous les points ; — spécialement du côté de la charité envers le prochain. — Influence de l’exemple. — La grâce sanctifiante est un don gratuit de Dieu qui nous divinise. – L’homme ne le conserve qu’en vivant dans la crainte de Dieu.

Nous avons établi que la base de toute vie chrétienne était dans cette disposition fondamentale, la crainte de Dieu. L’homme ne peut se passer de ce sentiment, et il est recommandé dans les Saintes Écritures comme l’âme de la vie de tout homme qui tend à Dieu. Mais ce sentiment, sur quoi se dirige-t-il? Quel ‘est son résultat? Nous parlions de la grâce sanctifiante, nous disions qu’il faut que Dieu habite dans l’âme par cette grâce, qu’elle est notre seul titre à l’amitié de- Dieu et à la gloire éternelle. La grâce existant dans l’âme et nous étant si nécessaire, il s’ensuit que nous devons avoir un soin extrême de la conserver, de la protéger. C’est en effet la seule chose nécessaire au monde: « porno unum est necessarium, » comme dit Notre Seigneur Jésus-Christ, et que nous servirait de gagner le monde, si nous venions à perdre la grâce? Du même coup nous perdrions nos âmes.

NÉCESSAIREMENT la crainte de Dieu s’applique d’abord à la conservation de ce trésor. L’homme sent en effet qu’il est frappé de mort, s’il vient à le perdre ; de même qu’au contraire il a la vie, si cette lampe triomphe des ténèbres. Il suit de là que l’éloignement du péché mortel est le fondement de tout dans la vie chrétienne. L’homme est ignorant, léger, insensible, au point que Dieu ne peut pas compter sur lui, s’il n’a pas une haine profonde pour le péché mortel. Il faut que l’homme s’éloigne du péché mortel, comme dans l’ordre physique il éviterait un danger qui menacerait sa tête. La tête écrasée tout est fini; il n’y a plus à s’occuper d’autre chose. De même, l’âme veille avec soin à se protéger elle-même. Qu’importent tous les malheurs dans l’ordre physique, moral même, pourvu que nous accomplissions bien la traversée de ce monde et que nous arrivions au bout avec ce passeport qui nous assure l’amitié de Dieu, la grâce sanctifiante.

IL suit de là que le chrétien regarde nécessairement comme son premier devoir et son premier intérêt de sauvegarder la grâce sanctifiante, d’éviter le péché mortel. Il évitera donc les occasions de pécher qui nous sont signalées par notre propre expérience ou par celle d’autrui. Le vrai chrétien veille sur le cœur de la place et en même temps sur les abords. Il s’entoure de précautions. il a toujours pour guide la crainte de Dieu, qui le porte à ne pas se lasser. Non seulement il veille sur son ennemi, mais sur les avenues par lesquelles il vient pour lui enlever son trésor. Si la grâce est perdue la miséricorde de Dieu peut la rendre, mais l’homme ne peut la reconquérir tout seul. De là suit une foule de choses dans l’habitude de la vie, dont l’homme vraiment chrétien se préoccupe parce qu’il sait ce qu’il peut perdre, et qu’il n’ignore pas qu’il sera attaqué.

IL sait sa fragilité comme être tiré du néant. Serait-il même en parfait équilibre, du moment qu’il n’a pas l’être par essence, qu’il n’est pas le bien par nature, il est exposé à le perdre. Mais il y a plus : l’ennemi a des intelligences dans la place, par suite de la dégradation originelle. Il faut donc combattre, se défier de soi-même, appuyer d’un côté, quand la barque penche du mauvais,, appliquer là encore la crainte de Dieu. Cela explique une préoccupation qui existe nécessairement quand l’amour de Dieu est réel. Il s’agit de nos plus grands intérêts.

MAIS il y a encore de plus les tentations : c’est une loi que Dieu a établie que nous serons tentés. C’est la suite non seulement de la nature créée et de la chute originelle, dont le reatus est effacé par le baptême, tandis que les conséquences physiques ‘de faiblesse et de ruine subsistent ; mais outre cela , il y a des tiers qui cherchent à faire tomber l’homme. Selon les desseins de Dieu nous devons lutter avec des ennemis extérieurs. Pour nous accoutumer à cette pensée et nous empêcher d’en murmurer, le Fils de Dieu a daigné se soumettre à la tentation « Tentatum per omnia pro similitudine absque peccato » dit l’Apôtre; et dans l’Évangile nous le voyons aller au désert  » ut intaretur a diabolo « . Ce n’est donc pas une chose déshonorante ; nous verrons dans l’Éternité les raisons de la conduite de Dieu et pourquoi nous avons été secoués par nos ennemis. En attendant, nos ennemis en veulent au dépôt qui est en nous, et qui nous donne le moyeu d’entrer dans la béatitude éternelle. Ils. ont le dessein d’outrager Dieu, de nous frustrer de notre trésor, de nous empêcher de ressembler à Dieu. Il faut compter là dessus. C’est là une des bases de la théologie ascétique sans laquelle on ne voit rien.

Nous devons donc compter sur la tentation. En sa présence tantôt le serviteur de Dieu peut fuir, tantôt il ne le peut pas, car l’ennemi se dirige droit vers lui. Dans un cas comme dans l’autre il faut se montrer bon soldat. Saint Paul insiste là-dessus. Nous ne sommes pas en ce monde pour nous reposer ; et pour nous assurer la victoire , il nous arme des pieds à la tête. Il nous donne un casque, un glaive, un bouclier. Il représente en un mot le chrétien dans la conservation de la grâce comme quelque un qui est attaqué très rudement et qui a besoin d’être armé chevalier de Dieu dans le plus minutieux détail. Nous voyons .à ce sujet des choses magnifiques de S. Cyprien dans nos leçons de la fête de S. Maurice. Il y a nécessité pour nous de compter là-dessus et de développer toujours plus le sentiment de la crainte de Dieu. Voyez un brave soldat, son motif n’est pas toujours très élevé. Il cherche le regard de son chef. Il craint cet œil fixé sur lui. S’il reculait devant l’ennemi, à la vue de son général, il sait à quoi il s’ exposerait ; ainsi il se bat bien. Le premier degré de la vie spirituelle exige cela. Il faut une vigilance continuelle sans nous lasser jamais; car il s ‘agit d’un intérêt immense.

Prenons grand soin d’éviter certaines pentes par où toute ascèse s’en va. Certaines incuries nous exposent à des surprises qu’an peut payer très – cher. L’homme est tenté en ce monde, et l’ennemi creuse des mines sous tout le terrain de la place forte. Il peut arriver que l’on veille sur certains points de l’âme et que l’on néglige les autres. Cependant la conservation de la grâce sanctifiante exige une vigilance générale ; et il faut comprendre que si elle vient à s’échapper, peu importe que ce soit d’un côté ou de l’autre. On rencontre des personnes scrupuleuses sur un article qui ne le sont pas sur un autre; cependant l’un comme l’autre importe à la conservation de la grâce.

AINSI un côté par où les hommes sont pris facilement, c’est celui de la charité envers le prochain. On laissera s’endormir la crainte de Dieu sur ce devoir extrêmement étendu ; et des maladresses seront faites et compromettront tout. Le diable attend du succès sous, ce rapport. Je ne parle pas de la calomnie. Il y a un sentiment d’honneur qui empêche de charger quelqu’un d’une chose qu’il n’a pas faite. Mais la médisance est extrêmement facile, et par le jugement téméraire on approche très-près de la calomnie. Si en effet on s’ habitue à juger le prochain on arrive jusqu’aux matières sérieuses. Le jugement une fois conçu, facilement on le communique, et comme souvent on se trompe, on arrive ainsi facilement à la calomnie. Il y a encore les rapports qui brouillent les gens et amènent ainsi des situations très – fâcheuses. Il est d’expérience que par ces côtés l’âme est très -exposée à perdre la grâce sanctifiante. Si on avait la véritable crainte de Dieu, on prendrait toujours le parti de celui qui est absent, et on ne manquerait pas de défendre celui qui est attaqué. Alors la grâce sanctifiante ne serait pas exposée.

L’INFLUENCE de l’exemple est encore très grande. Des hommes qui vivent ensemble sont portés à imiter ce qu’ils voient faire autour d’eux, et plutôt le mal que le bien. Telle personne se gênera moins sur un point, on pense qu’on en peut faire autant. Cela semble une liberté. On est ennuyé de combattre, et on cherche le repos de ce côté. Pour nous, nous trouvons de grands secours dans nos connaissances théologiques, mais aussi nous avons plus de responsabilité que ceux qui n’ont que des idées vagues de la loi de Dieu. Il ne faut pas que cet avantage tourne à notre détriment , mais à notre bien. C’est dans sa bonté que Dieu nous a donné plus de lumière sur sa loi. Voyez dans le psaume CXVIII comme le Psalmiste épanche de toutes manières son contentement d’être en possession des divins commandements. Pour les autres, l’exiguïté de, leur doctrine ne leur sera pas amputée. Ils n’ont pas pu faire mieux.

VOILA encore un point de, gagné. Nous avons passé du sentiment fondamental de la Crainte de Dieu à l’application que nous en devons faire. Nous ne commençons pas par- le culte à rendre à Dieu; nous y reviendrons. La première chose à faire, c’est de rester en relation avec lui, .et par conséquent c’est le péché mortel qu’il faut craindre par dessus tout. ne faut pas s’attendre à conserver la grâce sans effort. Quiconque ne combat pas sera vaincu. Craignons la fausse conscience qui se fait la complice de la faiblesse humaine. Si de mauvaises raisons et de mauvais exemples viennent se jeter à la traverse, nous ne serons pas justifiés pour cela. La grâce ne s’en va pas par le péché véniel; mais le péché mortel, c’est la nuit . Quelquefois l’âme est morte sans qu’on s’en rende compte; mais Dieu le voit. Si la conscience est droite et pure, ce malheur n ‘arrivera pas sans qu’on s’en aperçoive l’œil est brouillé, tout est ténèbres. Il faut donc que l’œil soit lumineux pour que tout soit lumière.

VOILA ce qui se présente à nous aujourd’hui. C’est ainsi que nous enseignons les fidèles. Il y a pour nous également une nécessité de connaître ces lois constitutives de toute vie chrétienne et d’approfondir notre situation. Voilà les premiers principes qui se présentent à nous lorsqu’il s’agit de la vie spirituelle. Et de même que dans l’organisme il y a un principe d’où naît la vie, et lorsque ce principe est sauf on ne court aucun risque, tout va bien ; de même dans l’ordre surnaturel Dieu nous a donné quelque chose- de semblable, la grâce sanctifiante, don entièrement gratuit et bien au dessus de nous. C’est ce qui rend notre responsabilité plus grande. Si Dieu fait société avec nous, vient habiter en nous ;  » ad eum veniemus et mansionem faciemus apud eum.  » C’est une munificence de son amour pour nous, de sa bonté et de sa miséricorde sans nom. Dieu n’était pas obligé de nous élever ainsi. Il pouvait nous laisser dans l’ordre naturel, nous faire du bien, sans nous élever à l’ordre surnaturel, dans lequel Dieu nous accorde cette adoption , qui entraîne tant de conséquences heureuses, mais aussi tant de responsabilité. Le chrétien qui veut marcher, qui veut accroître l’idée que l’Église et la sainte foi lui donnent de lui-même ne doit pas se considérer seulement comme un être supérieur aux autres animaux. Nous sommes divinisés, la sainteté de Dieu a un écoulement en nous et nous établit dans un état tel qu’à la fin de notre vie, nous entrerons de plain – pied dans le Ciel, où la possession de Dieu sera notre héritage.

COMBIEN d’hommes, de chrétiens admirent mille choses et ne se préoccupent pas de celle-là. Ce petit enfant que l’on porte aux fonts baptismaux, lorsqu’il est entré dans l’Église, il était dépourvu de l’union avec Dieu, de l’habitation de Dieu. Tout d’un coup, le voilà nanti de ce trésor; à ce point que s’il venait à quitter ce monde deux heures après son baptême, il entrerait de plain -pied dans la gloire éternelle. Il a reçu en effet l’honneur immense de l’incorporation de son être à Dieu. Les anges qui l’ont vu arriver à l’Église et qui l’en voient repartir, s’extasient en voyant à quel point Dieu a aimé notre race. Ce trésor qui est en lui dormira jusqu’à ce que son cœur parle, que sa raison s’ éveille. Alors la foi dont la notion lui viendra de dehors « fides ex auditu » lui révélera ce qu’il est. Jusque -là il est dispensé de tout , et Dieu le couvre de son amour. Son devoir commence quand le sens intime est formé. A partir de l’âge de raison , il faut que l’ enfant connaisse et goûte la gloire qui est en lui. Il faut qu’à partir de ce moment sa vie s’écoule dans la préoccupation de ne pas perdre ce qui lui est donné si généreusement et de si haut. Et pour cela, il faut qu’il vive dans la crainte de Dieu, qu’ ,il agisse sous 1’œil de Dieu, qu’il pense en conformité avec Dieu ; et grâce à cela, il conservera tout.