Dom Guéranger, par Dom Dupont, abbé de Solesmes

Que dit le nom de dom Prosper Guéranger à nos contemporains ? Il y a encore cinquante ans, la majorité des catholiques de France connaissait ou même avait lu l’Année liturgique, cette catéchèse en neuf volumes, grâce à laquelle plusieurs générations de moines, de prêtres et de laïcs dans le monde entier, ont appris à s’associer quotidiennement à « l’Église en prière ». Aujourd’hui, malgré les modifications apportées à nombre de formulaires de messe par la réforme liturgique, et malgré ce qu’on pense parfois, cet ouvrage conserve toute sa valeur et sa fraîcheur pour faire accéder à une compréhension plénière de la liturgie.


Dom Philippe Dupont, abbé de Solesmes depuis 1992

Il y a cinquante ans, on savait aussi que dom Guéranger, après les désastres de la Révolution, a été le restaurateur en France de l’Ordre bénédictin (1833), quand il fonda une communauté dans l’antique prieuré de Solesmes, déserté par les moines depuis longtemps.

L’ÉGLISE

Cet homme jadis célèbre, qui était-il donc ? L’abbé Guéranger, qui avait vu le jour non loin de Solesmes (1805), connaissait bien la silhouette de ce monastère ; durant son enfance et son adolescence, il regrettait de le voir privé de ses habitants. L’intention de restaurer la vie monastique n’était cependant pas le fruit d’un regret du passé ; elle trouve son inspiration profonde dans la méditation du séminariste et du jeune prêtre sur le mystère de l’Église. En effet, l’Église est une « clef’ pour connaître la personnalité de dom Guéranger. Dom Shepherd, un de ses disciples les plus enthousiastes, a dit que « l’amour de l’Église était sa passion dominante ». Oui, toute la pensée de dom Guéranger s’articule autour du mystère de l’Église, comme étant le prolongement de l’Incarnation du Fils de Dieu. C’est à partir de l’Incarnation que sa réflexion théologique se polarisa sur l’Église. Il lui consacra le meilleur de son activité et s’en fera le soutien fidèle. Sa vive conscience du rôle tenu par le successeur de Pierre comme gardien de l’unité visible de l’Église, le transformera en défenseur intrépide de l’autorité du pape. Il inscrira même dans les Constitutions de sa Congrégation que les moines doivent défendre les droits de l’Église : défendre et combattre ce que l’Église défend et combat. Lui-même lutta contre les erreurs de son époque, libéralisme et naturalisme, mais aussi jansénisme et gallicanisme. Plus positivement, il se dépensa à promouvoir la saine doctrine et la vraie dévotion : morale de saint Alphonse de Liguori, culte du Sacré-Coeur, retour à la liturgie romaine. Ce dernier point mérite une mention spéciale tant il est attaché à son nom. Dom Guéranger travailla par la plume à obtenir que les diocèses de France abandon nent les liturgies introduites abusivement aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le retour de notre pays à la liturgie romaine assurait l’unité, la pureté du culte et la sûreté de doctrine, indispensables à l’existence de l’Église. Il participa également à la préparation de grands documents du Magistère : le Syllabus (1864), la définition de l’Immaculée Conception (1854) et celle de l’infaillibilité pontificale (1870). Ce rôle de premier plan joué au sein de l’Église universelle ne l’empêcha pas de prendre une part discrète, mais efficace, à la vie des Églises particulières dans plusieurs synodes diocésains ou provinciaux.

LA FOI, L’HISTOIRE ET LA TRADITION

L’oeuvre de dom Guéranger est à replacer dans le mouvement contemporain, où un retour à la vie chrétienne après la tourmente révolutionnaire s’accompagnait souvent d’idées étrangères à la doctrine authentique. Or la foi de dom Guéranger ne pouvait se satisfaire des erreurs si nombreuses qui se faisaient jour. Dom Guéranger aimait à dire que le Moyen Age était pour lui un idéal, non comme un modèle politique ou social, mais comme un temps où les hommes vivaient dans un climat de foi. Cela explique que sa théologie, quoique formée dans un cadre post-tridentin, ne négligeait aucunement l’histoire et la Tradition de l’Église, et même s’y référait sans cesse. « Je cherche partout ce que l’on pensait, ce que l’on faisait, ce que l’on aimait dans l’Église aux âges de foi ». Pour lui, l’histoire a une importance extrême, car elle est le témoin de l’action de l’Esprit Saint dans la vie de l’Église. Le recours à la Tradition et, spécialement, aux Pères de l’Église était assez nouveau à cette époque. Il donne à la pensée de dom Guéranger une actualité surprenante.

LA VIE MONASTIQUE

La Tradition de l’Église le mettait en contact avec le monachisme. Dom Guéranger avait conscience que « l’état religieux est la manifestation la plus complète qu’il puisse y avoir ici-bas du mystère de l’Incarnation » ; et que, parmi les maisons religieuses, les monastères sont « des cellules d’Église, et des cellules privilégiées, vivant en harmonie avec le rythme et les préoccupations de la catholicité entière ». « La vie monastique, disait-il encore, est le Cœur dans le Corps qu’est l’Église ». Certes, les moines n’ont pas d’exclusivité dans ce domaine, mais plutôt une vocation et un devoir. En approuvant la fondation de Solesmes (1837), le pape Grégoire XVI donnait deux orientations implicites à cette restauration. En effet, la nouvelle Congrégation héritait des monachismes clunisien et mauriste. De Cluny, elle recevait l’amour de la liturgie ; de Saint-Maur, elle recevait l’amour des études. Liturgie et études, ces deux activités qui fondent et unifient la vie spirituelle de tout chrétien, allaient marquer l’œuvre de dom Guéranger, dans un sens d’ailleurs conforme à la Règle de saint Benoît.

LES ÉTUDES

Le jeune Prosper Guéranger avait été tenté par le mouvement de Lamennais en faveur du travail intellectuel ; il saura se garder des déviations. Mais il demandera plus tard à ses moines de nourrir leur foi par une réflexion sur les mystères. En cela, il se montrait fidèle aux enseignements de saint Augustin et de saint Anselme : »fides quaerens intellectum » (la foi cherchant l’intelligence). Les travaux dogmatiques et liturgiques de dom Guéranger sont le résultat le plus marquant de son application aux études. Signalons aussi qu’il fournit à l’abbé Migne un collaborateur de premier plan dans la personne du futur cardinal Pitra, pour l’édition monumentale de sa Patrologie.

LA LITURGIE

 Dom Guéranger a mis sa prédilection dans l’étude théologique, spirituelle et historique de la liturgie. En effet, celle-ci possède une valeur dogmatique parce qu’elle est une expression de la foi de l’Église et un instrument de la Tradition. Ce point de vue, nouveau au XIXe siècle, n’a pas aujourd’hui encore donné tous les fruits qu’il porte en soi. Dom Guéranger cependant n’en est pas resté là, car « étant inspirateur de la prière de l’Église, l’Esprit Saint l’est de façon très concrète des formules grâce auxquelles l’Église exprime ses sentiments. Elle ne se contente pas, en effet, de recourir aux Écritures et de leur emprunter la matière de sa prière, […J elle donne passage à l’Esprit qui l’anime, et chante à son tour un cantique nouveau ». L’Église, grâce à ce cantique nouveau, est la « société de la louange divine ». Puisqu’elle est, dans le prolongement de l’Incarnation, l’Épouse du Christ, n’est-il pas de sa nature de chanter les louanges de son divin Époux ? Ainsi, la liturgie ne relève pas seulement de l’intelligence éclairée par la foi ; la liturgie, qui est la prière de l’Église, célèbre les mystères de notre religion. On s’explique l’attachement montré par dom Guéranger à la liturgie, avec laquelle la prière monastique est en parfaite harmonie. Il ne s’en tenait pas à l’aspect extérieur et cérémoniel, mais il cherchait à faire sienne la réalité intime, afin que l’année liturgique opère dans l’âme des fidèles ce qu’elle opère dans l’Église tout entière. L’ecclésiologie de dom Guéranger et sa théologie de la liturgie se sont enrichies mutuellement. C’est là sans doute, au travers du mouvement liturgique dont il fut l’initiateur, l’une des préparations les plus incontestables de la réflexion du concile Vatican II sur l’Église et sur la liturgie. On peut en dire autant de la place attribuée au Saint-Esprit dans l’économie chrétienne par dom Guéranger.

Le retour à la liturgie romaine avait pour conséquence logique le retour aux origines du chant grégorien. Dom Guéranger donna les premiers principes de la restauration grégorienne. Il soutint les recherches musicales, qui sont pour beaucoup dans la célébrité de son monastère.

 Ces aperçus suffisent à montrer combien dom Guéranger demeure actuel. La profondeur et l’étendue de sa personnalité dans les domaines théologique et liturgique se mesurent aussi à la fécondité de son ceuvre, qui, loin de se limiter à quelques monastères, a su engendrer une riche et nombreuse descendance. Son intelligence surnaturelle lui permit d’élaborer une vaste synthèse spirituelle et doctrinale, qui se manifeste surtout dans l’Année liturgique et qui révèle une vie intérieure que, par pudeur, il dissimulait sous un aspect bon enfant. Plus on fréquente dom Guéranger, plus on se met à l’aimer, tant il fait aimer l’Église et le Christ. Parfois, on l’a dépeint comme un ultramontain rigide et intransigeant sur la doctrine ; il se devait d’être ferme pour défendre l’autorité de l’Église romaine, conformément à la volonté du Christ qui a établi Pierre comme chef de son Église ; mais, lorsqu’on apprend à le connaître dans les relations quotidiennes, on découvre en lui un homme paternel et rempli d’attentions pour les autres, dont le charme lui a valu beaucoup d’amis.


Puisse cette brochure faire mieux connaître et apprécier dom Guéranger, qui a mérité une place de choix dans la mémoire vivante de l’Église. Puisse-t-elle surtout donner au lecteur le goût de ce qu’il a aimé. Que l’intercession de ce grand moine nous obtienne une part de son esprit.

+ fr. Philippe Dupont abbé de Solesmes

(Texte tiré de Dieu est Amour, éditions Téqui et Editions de Solesmes, 1995)