Du Naturalisme dans l’Histoire (7e article – 4 juin 1858)

 

    Les hérésies, qui occupent une si large place dans l’histoire, à partir du règne de Constantin, sont une des pierres d’achoppement contre lesquelles le naturalisme ne manque jamais de venir se heurter. L’historien chrétien voit dans ces manifestations de la résistance de l’orgueil humain au joug de la foi, une triste preuve de notre faiblesse et aussi de notre libre arbitre, auquel la grâce n’impose pas de contrainte. Il reconnaît dans les fausses apparences de raison que les sectes mettent tour à tour en avant, une épreuve nécessaire pour la foi des fidèles, qui ne méritent ce nom que parce qu’ils sont résolus à n’écouter jamais que l’Église en matière de christianisme. Il voit dans l’apparition de ces dangereux météores de l’erreur, l’accomplissement des oracles prononcés par le Seigneur et par ses disciples : ce qui l’étonnerait serait de ne pas voir s’élever des hérésies, puisqu’elles ont été prédites. Il admire comment chaque nouvelle secte qui sort du christianisme n’a jamais qu’une durée plus ou moins bornée, et après avoir fait beaucoup de bruit, finit toujours par retomber sur elle-même et se dissoudre ; comment ce qui devait amener la ruine de la foi chrétienne, si elle n’était pas de Dieu, produit au contraire, à chaque fois, un nouveau développement de lumière au sein de l’Église, par les travaux des docteurs, les réfutations savantes, les décisions solennelles. Enfin, il déduit, d’après les faits, le caractère particulier de l’hérésie, je veux dire la conspiration sans cesse reprise contre la société chrétienne ; car il est d’expérience que toute hérésie, humble dans ses commencements et ne parlant qu’à l’oreille, tente bientôt l’alliance avec les pouvoirs publics, et si elle l’obtient au moyen de ce genre de flatterie que l’Église n’a pas en son pouvoir, ne tarde pas à diriger la persécution contre les partisans de l’ancienne foi.

     Telles sont les vues que fournit au chrétien l’étude des hérésies, et tout en regrettant la terrible nécessité (oportet et hæreses esse) dont elles procèdent, il les comprend, et s’attache avec une énergie toujours croissante à l’Église qui demeure comme parle l’Apôtre, « la colonne et l’appui de la vérité » (1 Tim. 3, 15). Mais l’historien atteint de naturalisme trouve au contraire dans les hérésies une occasion de se scandaliser. À ses yeux, sans doute, les hérétiques ont tort, puisque l’Église ne les a pas suivis ; mais les querelles théologiques, déjà assez ennuyeuses, sont un temps d’arrêt pour l’esprit humain ; elles font descendre l’intelligence, la retiennent dans son essor. Il est vrai de dire que les historiens en question ne se sont pas toujours donné la peine d’approfondir beaucoup les doctrines d’Arius, de Macédonius, de Pélage, de Nestorius, d’Eutychès et des autres ; encore moins savent-ils ce que la doctrine catholique a gagné de clarté et de précision à cette rude palestre de la controverse ; mais il leur semble qu’il y a là beaucoup de temps et de forces perdus. En général, ils n’aiment pas les discussions abstraites ; dès qu’on les sort du fait dramatique, ils ne reconnaissent plus l’histoire. Leur symbole de foi dort si tranquillement dans leur tête ! Il est bien un peu indécis quant aux limites, mais ils ont l’heureuse foi du charbonnier, tout lettrés qu’ils sont ; ainsi ils vivent en règle avec leur conscience et avec l’Église. Dans le fait, à voir combien ils sont blessés, effarouchés de rencontrer des discussions un peu vives sur les matières religieuses dans un journal, dans un livre contemporain, on comprend aisément qu’ils préféreraient ne pas trouver dans l’histoire du christianisme le récit de tant de controverses auxquelles la paresse de leur esprit ne leur permet pas de prendre leur part d’intérêt. S’ils y réfléchissaient, cependant, ils comprendraient que le catholicisme étant la vérité divinement révélée aux hommes, rien n’est plus digne d’attirer l’attention du chrétien que les complots et les ruses de l’erreur pour altérer ce dépôt sacré, que les labeurs des docteurs de l’Église pour déjouer ces odieuses intrigues dont l’effet serait d’anéantir l’œuvre du Christ sur la terre. À leur manière de voir, la carrière des Pères de l’Église doit avoir été assez mal employée, car la plupart de leurs immortels écrits sont des controverses religieuses ; commencée dans les traités spéciaux, la discussion se poursuit dans les sermons, dans les homélies, jusque dans les lettres. Ces symboles solennels dressés dans les conciles, les décrétales majestueuses qui portent à toutes les Églises les oracles du Siège apostolique, toute cette rédaction si ferme et si calme est le produit de mille discussions provoquées par l’erreur ; sans les hérésies et tous les troubles qu’elles ont amenés, nous n’aurions pas joui sitôt de ces admirables formules qui se sont succédées de siècle en siècle, toujours plus lumineuses et plus complètes. Que l’historien chrétien ne manque donc jamais de signaler ce sublime progrès de la synthèse révélée, toujours la même qui fut au commencement, mais toujours plus précise à la suite de chaque émission de l’erreur.

    Mais qu’il se garde de l’ennui et de la fatigue à la vue des combats incessants qui signalent le passage de l’Église à travers les siècles, et qu’il n’oublie jamais que l’Épouse du Sauveur doit porter et justifier en ce monde son glorieux nom de militante. Combats contre l’idolâtrie, combats contre l’hérésie, combats pour sa liberté ; tout son passé et tout son avenir est là. Ses enfants doivent être faits à la guerre. S’ils rêvaient une Église tranquille, ils seraient déçus. Le siècle de Constantin vit rendre la paix à l’Église, et aucune époque ne fut plus agitée, au point que les saints docteurs se prenaient à regretter les temps des Décius et des Dioclétien. Les époques courtes et rares où l’autorité de l’Église fut le plus respectée ne furent pas exemptes de tempêtes, et aux jours de Charlemagne, comme à ceux d’Innocent III, les flots de l’erreur agitèrent la barque de saint Pierre. Plusieurs aujourd’hui ont de la peine à accepter cette condition ; la polémique les scandalise ; ils s’inquiètent au bruit de la moindre controverse ; il semble que la religion va crouler si on la discute. Nos pères n’étaient pas ainsi, et nous, leurs indignes fils, nous mériterions d’être reniés par eux, si nous demeurions dans cette atonie.

    Mais si l’historien naturaliste a coutume de traiter avec un certain dégoût, et comme en courant, les questions agitées dans les crises de l’hérésie, il se dédommage en nous donnant des études d’art sur le caractère des hérétiques : la mode est d’en faire des personnages plus ou moins intéressants. Le fait est pourtant que, généralement, ces hommes d’un génie plus ou moins âpre, bouffis d’orgueil et de ressentiments, souples et dissimulés, n’ont rien qui commande l’estime. Mais on leur trouve je ne sais quoi qui sent l’opposition, et, sous ce rapport du moins, on a pour eux une facile admiration, parce qu’il est convenu aujourd’hui de considérer l’opposition comme ce qui recommande le plus un homme. Ce n’est pas ainsi qu’en jugèrent les saints docteurs, antagonistes contemporains de ces sectaires ; mais les saints docteurs étaient prévenus et passionnés. Il faut se défier, je ne dis pas d’un saint Jérôme, mais même d’un saint Athanase, d’un saint Basile, d’un saint Grégoire de Nazianze, d’un Cyrille d’Alexandrie, d’un saint Bernard ; assurément, les hérétiques étaient meilleurs que ne les font ces controversistes ardents. Et la grandeur de Luther ! et la grandeur de Calvin ! et la grandeur de Saint-Cyran, celle des Arnauld ! Il est vrai que M. Audin, dans ses Monographies, a montré, pièces en main, quels tristes hommes furent Luther et Calvin, et que M. Varin nous a enfin dit la vérité sur les Arnauld. Mais le sentiment catholique eût bien suffi à lui seul pour contenir cette étrange sympathie, modérée, j’en conviens, mais inouïe chez nos pères, qui savaient que, s’il n’est pas rare de rencontrer un homme vertueux chez les hérétiques, jamais un hérésiarque n’eut droit à l’estime. 1 Que le lecteur chrétien se tienne donc en garde contre ces jugements dans lesquels certains historiens cherchent à réunir sur un même personnage, avec le blâme, je ne sais quel intérêt, quand ce personnage est du nombre de ceux qui ont levé l’étendard de la révolte dans l’Église. C’est un meurtrier des âmes, un adversaire de la vérité, et jusqu’à présent (on peut le prouver pour chacun), un caractère odieux. Laissons pour un moment les saints docteurs : écoutons les Apôtres ; ceux-là, du moins, s’ils sont passionnés, le sont dans le Saint-Esprit : « Semblables à des animaux sans raison, nous dit saint Pierre, ils blasphèment ce qu’ils ignorent, leurs discours sont aussi vains que superbes : ils promettent la liberté, tandis qu’ils sont eux-mêmes les esclaves de la corruption » (1 Pet. 2). Saint Jude ajoute les traits suivants : « Ils méprisent l’autorité et blasphèment la majesté, engagés qu’ils sont dans les voies de Caïn, séduits comme Balaam par l’appât du gain : imitateurs de Corée, nuées sans eau ; arbres qui ne fleurissent qu’en automne, stériles, deux fois morts, déracinés. Comme les vagues d’une mer agitée, ils jettent une écume honteuse ; ils sont des astres errants au sein d’une noire tempête » (Jud.). L’histoire des hérésiarques, quand elle est franchement racontée, n’est que le commentaire de ces fortes paroles.

    Un autre caractère des récits empreints de naturalisme ne manque pas d’apparaître, lorsqu’il est question de la conduite des princes à l’égard de l’hérésie. Si un prince s’est montré favorable aux sectaires et qu’il ait eu d’ailleurs des qualités, on peut être assuré que ces dernières ne seront pas oubliées, et que, par une générosité exemplaire, l’écrivain ne fera grâce de rien sous ce rapport au lecteur. Je ne m’en plains pas, assurément ; l’histoire doit être vraie avant tout ; mais, pour l’ordinaire, notre historien se borne à mentionner avec une impression de regret le malheur qu’aura eu le prince en question de se séparer de la ligne de l’orthodoxie. Ce n’est pas là tout à fait ce qu’il fallait faire.

    Un prince qui favorise l’hérésie et l’aide ainsi, à prendre pied dans ses États, fait plus de mal à la société que ne lui rendront de service les qualités dont il peut être doué. La foi est le lien essentiel d’une nation élevée à l’ordre surnaturel par la profession du christianisme dont ses institutions étaient l’expression. Le plus grand malheur pour elle est de déchoir de cette élévation, de redescendre, comme nation, à l’état païen, n’ayant plus qu’un symbole humain et imposé par des hommes ; bien qu’on y retrouve encore, sans unité et sans autorité, des lambeaux de christianisme. Qu’importe que le prince en question ait été heureux dans la guerre, habile dans l’administration, sage dans ses conseils, respecté de ses voisins ; il n’en a pas moins porté à sa nation un coup mortel en l’isolant de la chrétienté, en l’arrachant au royaume de Jésus-Christ, et la sevrant de cette lumière et de cette vitalité qui ne se trouvent qu’au sein de l’unité catholique. Quant aux avantages, même temporels, dont la rupture avec l’Église prive essentiellement un peuple, nous en traiterons ailleurs.

    Le naturalisme historique, si rempli de ménagements à l’égard des princes hommes d’État qui se sont décidés pour l’hérésie, l’est en revanche beaucoup moins envers ceux qui, mieux inspirés, ont tenu ferme pour l’orthodoxie, s’ils n’ont pas eu l’avantage d’être aussi distingués que les premiers par les qualités politiques. On dirait que ce n’est rien, dans la vie d’un souverain, d’avoir maintenu la Foi dans sa nation. Les côtés faibles, fâcheux, sont mis en lumière ; à cela, il n’y a rien à dire et on aurait droit de se plaindre du contraire. Mais quel est l’effet produit sur la plupart des lecteurs ? Sauront-ils quelque gré à ce prince incomplet, incapable, vicieux même, si l’on veut, d’avoir du moins rendu à son pays l’éminent service de lui avoir conservé la Foi ? Ils n’y songent même pas ; heureux encore si cette fidélité à l’Église ne leur fait pas l’effet d’une anomalie, d’une sorte de travers. Au reste, le monde juge de cette manière, tous les jours, dans la vie pratique. Quand on a bien tiré sur un homme, relevé tous ses torts, si quelqu’un vient, par malheur, ajouter qu’il est dévot, on peut être sûr que ce dernier trait lui nuira plus que tout le reste. Au fond, cela veut dire que dès qu’un homme n’est pas un modèle de vertu, il y une sorte d’inconvenance à lui de conserver quelques traits du chrétien. L’histoire naturaliste donne une impression analogue, par l’affectation qu’elle met à ne tenir aucun compte de l’utilité majeure que la société retire d’un prince par cela seul qu’il continue les traditions chrétiennes dans son gouvernement. C’est, il faut en convenir, une grande légèreté. Mais elle est très commune aujourd’hui. Dans ce siècle de critique et d’opposition, on oublie vite les services, surtout les plus importants, ceux qui ont moins d’éclat, mais qui décident tout. On se demande rarement à quoi tient l’édifice, tant qu’il ne menace pas de crouler sur nos têtes ; et, dans l’ordre de la religion, on ne songe guère aux moyens par lesquels Dieu la conserve, tant que l’on ne se sent pas à la veille de la perdre. Nous donc, chrétiens, disons avec franchise : Honneur aux princes qui ont défendu la Foi, soutenu l’Église, repoussé l’hérésie ! Si avec cela ils ont été vertueux, qu’un double hommage leur soit décerné ; s’ils ont eu le malheur de ne l’être pas, rendons-leur cependant justice pour ce qu’ils ont fait ; moins ils furent estimables sous d’autres rapports, plus l’équité nous oblige à reconnaître l’heureuse exception qui a paru dans leur vie ; enfin, si nous avons des anathèmes, réservons-les pour ces personnages dont le monde encense les hautes qualités et dont l’influence désastreuse n’a servi qu’à « diminuer les vérités chez les enfants des hommes » (Psalm. XI).

    L’historien chrétien s’attachera à suivre les effets produits par l’hérésie dans les sociétés qui ont eu le malheur de l’admettre par la trahison des dépositaires du pouvoir. Il en montrera les funestes résultats dans l’Orient, berceau du christianisme. L’arianisme ne fut qu’un incendie passager ; mais les hérésies relatives au mystère de l’Incarnation parvinrent à s’implanter. Le nestorianisme, le monophysisme, le monothélisme ont su durer jusqu’aujourd’hui, à la condition de plonger dans l’abrutissement et de façonner pour l’esclavage les malheureuses provinces qui leur ouvrirent l’accès. Cette persistance des sectes du Ve siècle sur quelques coins de la terre d’Orient ne préjudicie en rien à ce que nous avons avancé plus haut sur la disparition successive des hérésies. Le nestorianisme, le monophysisme et le monothélisme eurent promptement fait leur temps dans les contrées de l’Orient qui devaient garder encore le bienfait de la civilisation durant quelques siècles ; les régions où ces sectes se naturalisèrent ont cessé dès-lors de compter parmi les membres actifs de la famille humaine. Nous parlerons à part du schisme grec et des influences de l’hérésie chez les nations occidentales. Ce que nous voulons émettre dès aujourd’hui, c’est que l’hérésie est le fléau des nationalités, et que l’orthodoxie, quand elle n’est pas traversée dans ses applications, élève les peuples. Que l’historien catholique n’oublie pas surtout de signaler la première cause des grandeurs de la nation franque, dans le bonheur insigne qu’elle a eu, seule des nations barbares, d’entrer tout d’abord dans le christianisme pleinement orthodoxe. Nos ancêtres l’avaient compris, et c’est pour cela qu’ils révéraient saint Rémy comme le père de la patrie. Au reste, les chrétientés de la Gaule avaient eu part à la même prédestination. Fondées successivement, à partir de l’époque apostolique, elles eurent presque constamment des pasteurs orthodoxes, et l’hérésie ne prit jamais racine sur leur sol. Le catholicisme de la Gaule et le catholicisme des Francs s’unirent, et de cette union est sortie notre nation, dont les destinées ont semblé jusqu’ici enchaînées à celles de l’Église.

    Un autre peuple, prédestiné à porter le nom de Catholique, comme notre race celui de Très Chrétienne, avait vu d’abord l’hérésie s’établir dans sa péninsule. C’en était fait de son avenir, s’il ne se fût pas retrempé aux sources pures de la foi. Submergé sous les flots de l’islamisme, il eût eu le sort de l’Égypte, de la Syrie et des autres provinces qui furent une proie si facile pour les califes. La bonté de Dieu intervint à temps ; l’Espagne, docile à la voix du grand Léandre de Séville et aux efforts de son pieux roi Recarède, avait déjà secoué le joug de l’arianisme au moment où les Maures l’envahirent : ils ne pouvaient y rester. La lutte a pu durer huit siècles, mais au bout de ces huit siècles de chevalerie durant lesquels le terrain fut disputé pied à pied, le principe de vie surnaturelle que l’Espagne puisait dans son union avec la chrétienté l’emporta, et le Sarrasin fut rejeté sur la côte d’Afrique. Jetez maintenant les yeux sur les centres hérétiques de l’Orient que le cimeterre du Turc tient asservies, et dites combien de siècles s’écouleront avant qu’il vienne dans la pensée du peuple baptisé qui les habite, que son sort pourrait changer. Elles pourront peut-être changer de maître, devenir Russes de Turques qu’elles sont : que leur importe ? L’hérésie les a moulées pour l’esclavage.

    Si maintenant nous tournons nos regards vers l’autre péninsule, qui nous apparaît si glorieuse, et sur laquelle le Sarrasin n’eut jamais prise, malgré ses nombreux coups de main, à quoi attribuerons-nous ses grandeurs ? N’est-il pas vrai que l’hérésie n’a pas su s’y maintenir ? Elle s’y est dissoute aux rayons de la chaire de Pierre, comme la neige au soleil. Pourtant les Goths, avec leur brillant Théodoric, étaient ariens. Les Lombards, qui pesèrent aussi à leur tour sur l’Italie, étaient ariens ; mais la foi catholique triompha de ces éléments malheureux ; ils furent absorbés, et l’unité de la foi régna bientôt des Alpes à la Sicile. Alors, nous voyons se dessiner ce superbe triangle de nations orthodoxes, la France, l’Espagne, l’Italie ; c’est là que sera la force de la chrétienté, et par là même de l’Europe. Au XVIe siècle, la France se laissera entamer par l’hérésie, mais bien que blessée, elle ne perdra pas sa place au sommet du triangle orthodoxe. Depuis, la foi a subi de cruels ravages dans son sein ; mais sa vocation à l’orthodoxie comme nation est encore assez profondément empreinte en elle pour que nul hérétique n’ose jamais lui demander sa couronne pour la ceindre. Au reste, nous savons assez, en ces jours, que Dieu ne le souffrirait pas. Ce serait le lieu peut-être de parler de l’empire d’Allemagne, de l’Angleterre, des royaumes du Nord ; mais nous y reviendrons à loisir dans cette revue chrétienne de l’histoire. En ce moment, nous sommes en deçà de Charlemagne, et la légère digression que je me suis permise ne doit pas nous entraîner trop loin.

    L’islamisme et ses conquêtes viennent, dès le VIIe siècle, réclamer l’attention de l’historien, et un tel sujet offre une abondante source de considérations fécondes. L’écrivain naturaliste raconte les faits ; il entraîne son lecteur sur les pas de ces conquérants que le désert a vomis tout à coup. Dans ses récits on les voit s’étendre comme un déluge, et sans qu’aucune digue ne les arrête, sur diverses provinces de l’empire d’Orient. D’où viennent-ils ? Quelle est la foi providentielle qui les conduit et leur assigne une limite qu’ils ne doivent pas franchir ? Ces questions, l’historien naturaliste ne se les fait pas à lui-même ; comment en pourrait-il donner la solution à son lecteur ? L’historien chrétien, au contraire, lui qui sait que tout en ce monde est dirigé selon le plan surnaturel, n’a garde de laisser passer un fait aussi immense sans l’avoir soumis aux investigations de sa foi. Instruit à l’école des saintes Écritures, il sait que l’asservissement des peuples sous le joug de fer de la conquête est à la fois un châtiment du Ciel pour les prévarications d’un peuple, et un exemple terrible donné aux autres nations. C’est bien le moins, en effet, qu’un chrétien comprenne ce que comprenait un barbare, une espèce de sauvage, Attila, en un mot, qui se définissait lui-même le Fléau d’un Dieu qu’il ne connaissait même pas. Ainsi, n’en doutons pas, l’islamisme n’est point simplement une révolution d’Arabes qui s’ennuient sous la tente, et auxquels un chef habile a imprimé une surexcitation qui les pousse tout à coup à la conquête des villes les plus luxueuses de l’Orient. Non ; mais Dieu a laissé prévaloir pour un temps l’antique ennemi de l’homme, et lui a permis de choisir un organe à l’aide duquel il séduira les peuples, en même temps qu’il les asservira par le glaive. De là, Mahomet, l’homme de Satan, et le Coran, son évangile. Or, quel est le crime qui a poussé ainsi à bout la justice de Dieu, et l’a portée à abandonner ces peuples à un esclavage dont nous ne prévoyons pas encore la fin ? L’hérésie est ce crime odieux, qui rend inutile la venue du Fils de Dieu en ce monde, qui proteste contre le Verbe de Dieu, qui foule aux pieds l’enseignement infaillible de l’Église. Il faut qu’il soit puni et que les nations chrétiennes apprennent qu’un peuple ne s’élève pas contre la parole révélée sans s’exposer à voir châtier, même dès ce monde, son audace et son ingratitude. Alors succombent et Alexandrie, second siège de Pierre et Antioche, où il siégea d’abord, et Jérusalem, qui garde le tombeau glorieux. Dans ces villes fameuses, il y a bien encore un peuple que l’on a vu tantôt orthodoxe, tantôt hérétique, au gré de ses patriarches ; la servitude qu’ont déchaînée les blasphèmes de cette autre population plus nombreuse qui suit les dogmes impies de Nestorius et d’Eutychès, vient envelopper ces restes catholiques d’une église autrefois si florissante, comme les eaux du déluge engloutirent les pécheurs repentants avec la foule des méchants que Dieu avait résolu de perdre, comme la peste, quand Dieu la lance sur un pays, moissonne à la fois les amis de Dieu et ses ennemis.

    Le flot s’arrête devant Constantinople et n’inonde pas encore les régions qui l’avoisinent. L’empire d’Orient, devenu bientôt, l’empire grec, est mis à même de profiter de la leçon. Si Byzance eût veillé à la foi, Omar n’eût visité ni Alexandrie, ni Antioche, ni Jérusalem. Un délai est accordé ; il sera de huit siècles ; mais lorsque Byzance aura comblé la mesure, le croissant vengeur reparaîtra. Ce ne sera plus le Sarrasin, il est usé ; mais le Turc, et Sainte-Sophie verra badigeonner ses images chrétiennes et peindre par dessus les sentences du Coran, parce qu’elle est devenu le sanctuaire du schisme et de l’hérésie. Mais nous reviendrons sur Byzance. À l’époque que nous repassons, le Sarrasin, après avoir asservi les trois villes saintes, plonge jusqu’à l’Arménie, dont le peuple a embrassé l’erreur monophysite ; il se jette sur le littoral de l’Afrique, souillé par l’arianisme, et d’un bond il arrive en Espagne. Il en sortira de force, car l’hérésie n’est plus là : il faudra seulement du temps. Quant à son audace de pénétrer jusque sur le sol français, il l’expiera durement dans les champs du Poitou. L’Islam s’était trompé ; là où l’hérésie ne règne pas, il n’y a pas place pour lui. En retour de cette prouesse, il recevra dans la Péninsule plus d’une visite de ce Charles-le-Grand, toujours orthodoxe et toujours vainqueur, qui, en chevalier du Christ, vient en aide à ses frères d’Espagne. Arrêtons-nous ici, après avoir salué la justice de Dieu sur l’hérésie et reconnu la vraie cause des triomphes de l’islamisme, et l’unique raison de la permission divine à laquelle il doit d’avoir existé, de n’avoir pas été une secte obscure et éphémère au fond de l’Arabie.

    L’historien chrétien n’oubliera pas non plus de montrer l’islamisme accomplissant une autre mission de justice ; mais cette fois, c’est contre le polythéisme et l’idolâtrie. En dépit de lui-même, Satan devra descendre de plus d’un autel ; car le Coran proclame l’unité de Dieu, la spiritualité de Dieu, l’horreur pour le culte des idoles. La Perse est réduite par le cimeterre à abjurer son sabéisme, auquel elle a immolé tant de martyrs chrétiens. Ce point de vue, que je ne fais qu’indiquer, s’harmonise avec l’ensemble ; car la connaissance du vrai Dieu est un pas vers le christianisme, et la route frayée à travers les débris de l’idolâtrie doit conduire à Jésus-Christ tout homme de bonne volonté.

    C’est ainsi que la miséricorde et la justice s’unissent dans la permission donnée au mahométisme de prévaloir pour un temps. Mais « la lumière a lui dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise. » Que du moins le chrétien comprenne et qu’il rende gloire à cet ordre surnaturel sans lequel l’histoire n’est qu’une énigme indéchiffrable, avec lequel nous suivons siècle par siècle les plans de Dieu.

D. P. GUÉRANGER

 

Dom Guéranger fait paraître en 1859 – 1859 13 articles contre le naturalisme, ils sont disponibles sur domgueranger.net

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-1er-article-31-janvier-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-2eme-article-21-fevrier-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-3e-article-21-mars-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-4e-article-11-avril-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-5e-article-25-avril-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-5e-article-25-avril-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-6eme-article-9-mai-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-7e-article-4-juin-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-8eme-article-29-aout-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-9eme-article-7-novembre-1858/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-10e-article-3-janvier-1859/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-11e-article-27-fevrier-1859/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-12eme-article-1er-mai-1859/

http://www.domgueranger.net/du-naturalisme-dans-lhistoire-13e-article-3-juillet-1859/

Nous y ajoutons l’article paru dans Le Monde le 3 avril 1860 : Du point de vue chrétien de l’histoire.

http://www.domgueranger.net/du-point-de-vue-chretien-dans-lhistoire-le-monde-3-avril-1860/

  1. Nous soulignons.[]