Marie d’Agreda – 3e article

Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.

 

3ème article : Étude du caractère de Marie d’Agréda. Sa correspondance avec Philippe IV d’Espagne. Sa sollicitude pour la reine. La mort du prince héritier et ses apparitions à la vénérable.

 

(Troisième article. – Voir les n°s du 23 Mai et du 6 Juin.)

    L’étude du caractère de Marie de Jésus est nécessaire avant tout, si l’on veut apprécier son œuvre capitale, la Cité mystique. A ce point de vue, M[onsieur] Germond de Lavigne a rendu un véritable service en publiant tout ce qu’il a pu retrouver de la correspondance de la Sœur avec Philippe IV. Il est impossible de n’être pas frappé du ton de simplicité et de détachement qui règne dans toutes les lettres de Marie de Jésus. Elle n’a qu’un seul but : être utile à l’âme du Roi, l’élever au-dessus de ses passions et de la faiblesse naturelle de son caractère, et pour cela, l’entretenir de la grandeur de Dieu, de son souverain domaine sur la créature, et des devoirs de celle-ci envers lui, dans toutes les situations de la vie. Souvent le style de la Sœur s’élève à la dignité du sujet ; on reconnaît cette femme dont l’intelligence était constamment préoccupée des plus hauts problèmes de la théologie ; elle n’est à son aise que dans ces épanchements de son âme tendre et méditative. C’est avec effort qu’elle s’occupe d’autre chose, et en répondant au Roi sur les nouvelles politiques qu’il lui transmet, elle ne fait guère qu’exprimer ses sympathies en détail, à propos de chacune des communications que le prince lui a faites. On sent qu’elle ne sort de ses contemplations que pour obéir à un devoir : elle porte au Roi un sentiment affectueux ; mais cette correspondance si glorieuse et si intime, loin de la flatter, paraît quelquefois un fardeau dont elle aimerait à être déchargée.

Philippe IV, répondant à une lettre où la Sœur avait paru témoigner quelque répugnance à continuer d’écrire, lui disait : « Bien que vous prétendiez que vos lettres me sont inutiles, je ne puis me rendre à votre opinion, parce que l’expérience me prouve le contraire. À toutes, je trouve un grand mérite ; j’en retire grande utilité et excellent profit ; j’y reconnais surtout, de la manière la plus manifeste, l’affection que vous me portez, les vœux que vous faites pour mon honneur, et je vous en suis vivement reconnaissant. Continuez, je vous en prie, sœur Marie, et demandez au Seigneur de m’aider à suivre vos enseignements dont le but et l’effet seront mon salut. » (16 juillet 1657.) Une maladie de la Sœur ayant amené une lacune de quatre mois dans la correspondance, le Roi lui écrivit en réponse à la première lettre qu’elle lui adressa étant convalescente : « Vôtre indisposition m’a causé bien de l’inquiétude et du tourment, surtout quand j’ai su qu’elle était dangereuse ; car je vous porte une vive affection. Il m’eût été bien cruel d’être privé de votre personne, si Notre-Seigneur vous eût appelée au repos éternel ; mais j’ai toujours espéré qu’il ne fermerait pas la porte par où j’espère voir venir le remède de mes plus grands maux, et qu’il ne me priverait pas du secours de vos conseils. Je me suis bien réjoui de voir par votre lettre que vous vous trouviez déjà mieux ; je vous recommande bien instamment d’avoir soin de votre santé, qui m’intéresse vivement. Je vous remercie aussi de la lettre que vous m’avez écrite, et de tout ce que vous me dites avoir fait pour moi et pour cette monarchie au moment où vous étiez le plus souffrante. Je voudrais bien pouvoir mettre vos conseils à exécution, tant ils sont saints et justes. Je suis fort heureux de ce que vous répondez à ma question ; je vous assure que je tiens à remplir toutes mes obligations de chrétien et de roi, et si les effets répondaient aux désirs, je n’aurais rien à demander. Je ferai mes efforts pour suivre vos enseignements et pour les mettre à exécution en tant qu’il me sera possible. Toutes mes actions auront pour but l’accomplissement de la loi de Dieu, ce qui est la fin principale à laquelle chacun doit aspirer ; je mettrai tous mes soins à éviter de l’offenser ; et pour tout cela, je vous demande de m’aider par vos prières, car je suis trop faible pour atteindre le but à moi tout seul. » (20novembre 1657.)

Marie de Jésus répond ainsi à cette lettre de son roi : « J’ai sans cesse de nouveaux motifs de remercier Votre Majesté pour les faveurs continuelles que j’en reçois, et pour la bienveillance avec laquelle elle daigne descendre jusqu’à moi et compatir aux maux qui m’ont accablée. Je suis bien peu de chose pour mériter de telles faveurs. Votre Majesté daigne apprécier mon existence, et moi je la juge tellement inutile que je voudrais pouvoir en disposer et la sacrifier d’abord pour le service du Très-Haut, ensuite pour celui de Votre Majesté. Toute mon attention, toute mon inquiétude, tous mes soins, dans cette vallée de larmes, ont pour but de faire qu’un Dieu dont la bonté est immense et la miséricorde infinie, ne soit pas offensé lorsqu’il nous protège ; que sa sainte foi soit maintenue et observée ; que la couronne de Votre Majesté soit entourée de prospérité, de bonheur, et que Votre Majesté soit sauvée. C’est par ces vœux, formés dans le plus profond de mon cœur, que je veux acquitter la dette que j’ai contractée envers Votre Majesté, ainsi que par une vive et affectueuse compassion des maux et des tourments qui assiègent le cœur royal de Votre Majesté. » (24 mai 1058.)

On comprend que l’influence de cette âme sainte sur le prince ne fut pas tout-à-fait sans résultat, et l’empressement qu’il mit toujours à entendre un tel langage le recommande assurément à l’estime de la postérité. II s’était dévoilé tout entier à Marie de Jésus, dans leur entrevue du 10 juillet 1643 ; il avait avoué des faiblesses coupables, et n’avait pas été blessé du langage de sa sainte confidente. Dans son repentir, il écrivait, peu de mois après, ces lignes empreintes d’humilité chrétienne : « J’espère de la miséricorde de Dieu qu’il aura pitié de nous, et qu’il nous aidera à sortir de la détresse où nous sommes. La plus grande faveur que puisse me faire sa main bénie, c’est de faire retomber sur ma seule personne les châtiments que mes péchés ont attirés à ces royaumes ; car seul je les mérite, et non mes peuples, qui ont été et seront toujours de véritables catholiques. » (4 octobre 1643.) Marie de Jésus avait ressenti une vive sympathie pour la Reine, et elle était heureuse de penser que désormais aucun nouveau chagrin de la part du Roi ne viendrait plus troubler sa vie. Répondant à Philippe, qui lui parlait dans sa lettre précédente du bonheur qu’il avait ressenti de se retrouver en famille, après une absence, elle lui disait : « Bien sainte et bien juste est la joie que votre Majesté a éprouvée en revoyant en santé la Reine notre dame, et les princes ; que le Seigneur les veuille garder sous son invisible protection ! J’aime bien vivement Sa Majesté la Reine, et mon âme se réjouit de savoir que Votre Majesté la juge pour ce qu’elle vaut, et sait l’aimer autant qu’elle le mérite. (8 janvier 1644.) Elisabeth de France ne survécut guère plus d’un an à cette lettre ; car elle mourut le 6 octobre 1645, emportant avec elle les regrets de toute l’Espagne. Philippe IV avait alors quarante ans. L’année suivante, son fils unique, don Balthazar Carlos disparaissait à son tour, étant encore dans les années de l’adolescence, et la couronne allait demeurer sans héritier. Le Roi songea à contracter un nouveau mariage. Son choix se fixa sur l’archiduchesse Marianne d’Autriche, sa nièce, princesse qui était loin d’égaler les qualités qu’on avait admirées et aimées dans la fille d’Henri IV.

Marie de Jésus étendit son intérêt à la nouvelle reine, et s’associa vivement aux espérances du Roi. Celui-ci lui écrivait, le 2 septembre 1632 : « Je ne puis m’empêcher d’appeler votre attention sur la succession masculine de ma maison ; car je vois s’éloigner les espérances que j’avais conçues. Je vous recommande ce soin ; continuez vos prières dans ce but ; car je le crois utile au service de Notre-Seigneur. En effet, autant je donnerai d’héritiers mâles à cette monarchie, autant je poserai de colonnes pour le soutien de la religion catholique. » L’année suivante, les prières de la Sœur semblèrent avoir obtenu le résultat qu’en attendait le Roi ; Marianne d’Autriche était enceinte, après six ans de mariage. Une fausse couche vint renverser le légitime espoir du prince et de la nation. La Sœur, à qui le Roi avait écrit sur son malheur, lui répondait, le 13 septembre 1653 : « La lettre que j’ai reçue m’a réjouie, et en même temps je me suis attristée de la perte de nos espérances, au sujet de la grossesse de la Reine, notre dame. J’avoue ma faiblesse, je ne puis taire l’affection que je professe pour Votre Majesté ; cette amère nouvelle m’a fait verser des larmes, et je n’ai trouvé d’autre soulagement que de me tourner vers le Très-Haut et d’implorer de nouveau sa pitié, en le suppliant de consoler cette monarchie et de donner au plus tôt un héritier à Votre Majesté. Je supplie Votre Majesté de ne pas se laisser abattre par tant d’afflictions, et de ne pas accuser de ces tribulations la fortune adverse. Beaucoup ont succombé dans la prospérité ; bien peu ont pu y trouver la force qu’ils ont acquise dans l’adversité. »

Pour un prince du caractère de Philippe IV, malheureux et faible, les conseils devaient porter sur deux points : la résignation aux décrets de la divine Providence et la nécessité de s’arracher à sa mollesse naturelle pour remplir, en de telles conjonctures, les devoirs d’un souverain. Marie de Jésus n’épargne à son royal disciple ni l’une ni l’autre de ces deux directions. Philippe IV venait d’apprendre la reddition de Barcelone et l’avait aussitôt mandée à sa pieuse confidente. Avant de le féliciter d’un succès si désiré, et comme si elle eût prévu de nouveaux malheurs, qui en effet ne manquèrent pas d’arriver, elle commence par relever le prix de l’adversité dans les conditions où l’homme est placé en ce monde : « La divine Providence, dit-elle, nous a envoyé les prospérités et les adversités pour notre plus grand bien et pour nous guider jusqu’au salut éternel ; mais la nature humaine, affaiblie et viciée par le premier péché, court de plus grands dangers avec les félicités qu’avec les peines, parce que comme le dit Daniel, les pas des hommes sont mal assurés et ne savent pas les conduire selon le droit jugement ; ils les entraînent suivant leur propension naturelle vers le plaisir, les jouissances, le bien-être, le repos, la richesse ; et la mort vient avant qu’ils soient au but de leurs désirs. Les peines et les tribulations ont pour bon effet de comprimer, de soumettre, de mortifier et de dompter les passions ; elles font l’office de garantie et de lest dans la périlleuse navigation de cette vallée de larmes, pour empêcher la nacelle de l’âme de sombrer, et elles ne lui permettent de contenter ses goûts et sa volonté que lorsqu’elle est arrivée à bon port. » (15 novembre 1652.) Mais l’acceptation des épreuves que Dieu envoie n’autorise en aucune façon la mollesse et la pusillanimité : « Dieu, aime les grands courages, dit la Sœur à son Roi, parce que les grands courages font les grandes choses. Or, les grandes choses produites par l’homme, dans son état de faiblesse, sont une preuve de l’assistance du Tout-Puissant. Je souhaite donc un grand courage à Votre Majesté, parce qu’elle en a besoin pour réparer les malheurs de ses peuples. Or donc, que Votre Majesté s’arme de force ; la force la plus efficace est celle que Dieu donne avec la grâce, et il ne la refusera pas à Votre Majesté, si en la demandant elle exprime ses regrets pour le passé, ses désirs pour l’avenir. »

Je me laisse aller à dépouiller ces lambeaux d’une correspondance malheureusement incomplète ; mais ces citations ne sont pas sans importance. D’abord elles nous révèlent en Philippe IV un roi chrétien qui se complaît à recevoir la leçon d’une simple et obscure femme, parce qu’il reconnaît en elle une vertu supérieure, et il me semble que c’est là un assez beau spectacle ; en outre, elles nous font pénétrer toujours plus avant dans le caractère de Marie de Jésus, et nous la montrent, ce semble, assez exempte de ce qu’on appelle enthousiasme et exaltation. Rien de plus placide que ce style, rien de moins prétentieux que ces conseils ; on sent dans l’âme qui les produit cette tranquillité de l’ordre, résultat des passions assujetties et de l’union intime avec Dieu. J’arrêterais ici cette investigation d’une correspondance royale, si un incident merveilleux qui intéresse à un haut degré les relations de la Sœur avec le Roi, n’avait pas droit de figurer à son tour dans cette analyse. Je veux parler de qui se passa à la mort de don Balthazar Carlos en qui Philippe IV perdit tout-à-coup son fils unique et l’héritier de sa couronne.

Le jeune prince, âgé de dix-sept ans, fut inopinément enlevé à la vie, soit par la maladresse des médecins qui le traitèrent à faux, soit, du moins on l’a craint, par quelque crime, mystérieux enfoui sous les ténèbres d’une intrigue de cour. Dieu manifesta à Marie de Jésus certaines lumières à ce sujet, et le Roi exigea que la Sœur lui déclarât ce qu’elle avait appris d’une manière surnaturelle au sujet du prince si rapidement enlevé à sa tendresse et à ses espérances. Nous avons la relation que Marie de Jésus adressa à l’infortuné père de Balthazar Carlos ; il ne sera pas sans intérêt d’en extraire quelques traits.

La Sœur raconte qu’un mois avant la catastrophe, elle sentit dans l’oraison qu’un nouveau coup menaçait le royaume, et le 6 octobre 1646, trois jours avant la mort du prince, elle connut que ce coup frapperait un membre de la famille royale. Elle ne tarda pas à apprendre, avec toute l’Espagne, que l’héritier de la couronne catholique venait de succomber ; mais Dieu lui fit connaître que le jeune prince était appelé à jouir de la félicité éternelle, après une expiation suffisante à laquelle Dieu voulait qu’elle s’unît pour l’abréger. Peu après l’âme de Balthasar Carlos apparut elle-même à Marie de Jésus, implorant les suffrages de sa charité. Cette âme était accompagnée de son ange gardien, qui appartenait, à une des hiérarchies supérieures et resplendissait d’un éclat éblouissant. Ces apparitions eurent lieu fréquemment ; mais le 26 octobre, dans l’église du monastère, en plein jour, le jeune prince, toujours accompagné de son ange, se montra à la Sœur, et ne se bornant plus à réclamer ses prières, il lui tint ce discours : « Mère, le Très-Haut veut te faire entendre par mon organe d’enfant la véritable science et la vraie prudence. Quand je vivais dans mon enveloppe mortelle, j’ignorais cette science divine, parce que la grossièreté du corps et sa corruption font naître dans les âmes d’obscures ténèbres ; mais dès que j’eus dépouillé le poids de la mortalité, je m’ouvris à une nouvelle lumière que je ne connaissais pas encore, et mon ange lui-même m’initie à beaucoup de choses que je te ferai connaître. Je t’assure, Mère, que depuis que cette science m’est venue, si le Dieu très haut et très puissant m’accordait de revenir au monde et d’y régner, fussé-je même certain de mon salut, je n’accepterais pas volontiers, et à cause des erreurs et des tromperies que je connais maintenant je ne voudrais pas revenir à la vie que j’ai quittée. J’ai grande compassion de mon pauvre père, sachant, comme je le sais, qu’il vit entouré de tant de trahisons, de mensonges, de fraudes et de méchants procédés de la part de ceux qui devraient l’aider. Je voudrais l’éclairer sur tout cela, le faire profiter de la lumière dont je jouis et de la vérité que je vois et qu’on lui cache, afin qu’il connût les périls au milieu desquels il vit. »

Dans une autre apparition à Marie de Jésus, don Balthasar Carlos lui confia que Dieu, dans sa miséricorde, l’avait retiré du monde afin de le soustraire du complot qu’avaient formé les esprits de malice pour le perdre en le livrant aux vices et aux habitudes dépravées, « de manière à le rendre indigne de la divine grâce, et à faire de lui un mauvais roi, gouvernant sans la crainte de Dieu. Déjà, continue le jeune prince, le démon avait choisi et désigné quelques personnes par les mains de qui ses mauvais desseins auraient été exécutés ; mais la Providence du Très-Haut les a déjoués, en hâtant ma mort. Si on n’élève pas l’infante ma sœur Marie-Thérèse dans la crainte de Dieu ; si on ne l’entoure pas de personnes capables de la bien diriger et de lui donner de bons enseignements, il est à craindre qu’il ne lui arrive ce qui m’est arrivé. » Est-il rien de plus émouvant que les accents de cette voix qui monte du sein même de l’expiation, pour rendre grâces à Dieu et témoigner de cette tendre sollicitude que ceux que nous pleurons conservent encore pour nous ? Cette piété filiale d’au-delà de la tombe, cette tendresse fraternelle qui persévère au milieu même des angoisses d’une âme que la justice divine purifie par la souffrance, est quelque chose d’aussi touchant qu’il est instructif. Ces avis solennels partant d’un monde invisible ne furent pas sans influence sur la conduite de Philippe IV, et peut-être leur sommes-nous redevables de ces hautes vertus dont l’auréole entoura la vie tout entière de Marie-Thérèse, et qui l’aidèrent à supporter tant d’épreuves qui l’attendaient à Versailles. Le jeune prince parla ensuite à la Sœur du rôle providentiel de la maison d’Autriche, qu’il dit être « l’appui de l’Église. » On était à la veille du traité de Munster, où la cause de l’Eglise devait, après trente années de guerre sanglante, succomber avec la cause de la maison d’Autriche.

L’âme et l’ange avaient insisté plusieurs fois auprès de Marie, de Jésus pour qu’elle avertit le Roi des responsabilités qui pesaient sur lui. La servante de Dieu éprouvait une vive répugnance à obéir, pensant avec raison que de telles confidences pourraient avoir des conséquences fâcheuses pour plusieurs personnes de la cour. Elle exprime ainsi ses inquiétudes : « Je leur dis que jamais je n’avais rien déclaré au Roi qui pût nuire à quelqu’un de ses serviteurs ; qu’en ne nommant personne et en déclarant ceux qui l’entouraient coupables de mauvais conseils, je m’exposais à en faire soupçonner qui n’avaient aucun tort. L’âme me répondit que telle était la volonté de Dieu, et que je devais m’y conformer sans crainte. » On a ici une nouvelle preuve de l’extrême délicatesse de Marie de Jésus, et de l’éloignement qu’elle avait pour tout ce qui était de nature à la faire sortir de son obscurité. Au reste, sa vie entière rend témoignage de son humilité, de sa charité, et je dirais presque de son indifférence pour les faveurs extraordinaires dont le Ciel l’avait comblée.

Enfin, après quatre-vingt-trois jours d’expiation, l’âme du jeune prince fut appelée à jouir de la gloire éternelle, le 1er janvier I647, Marie de Jésus étant en prière dans l’église du monastère, vers trois heures de l’après-midi, une radieuse apparition s’offrit à elle dans l’extase. Elle entendit l’ordre céleste donné à plusieurs anges d’amener le jeune prince. A peine cette âme heureuse fut-elle arrivée en présence du Seigneur, qu’au même instant la vision béatifique lui fut communiquée, et qu’elle devint tout à coup plus resplendissante, dit la Sœur, que plusieurs soleils réunis. La Reine des cieux la reçut pour fille, les anges et les saints pour sœur et pour compagne, et il y eut une émotion de joie universelle dans le ciel. Une dernière fois, l’âme glorifiée s’adressa à la Sœur ; c’était encore pour lui donner quelques avis qu’elle devait transmettre au Roi. Marie de Jésus consola le malheureux père, en lui révélant le bonheur dont jouissait enfin ce fils dont la mort lui avait été si amère, et pour obéir aux injonctions qui lui avaient été faites, elle ajouta les conseils qu’on l’avait chargée de transmettre à ce prince, mais encore, ainsi qu’en fait foi la relation, avec une réserve très marquée, comme on le voit par ces paroles finales : « Je n’irai pas plus loin, parce que ce que j’ai dit me semble suffisant. »

On comprend aisément après tout ce qui vient d’être raconté, quelle place devaient tenir dans la vie de Philippe IV ses relations avec Marie de Jésus. Nous avons dit qu’elles durèrent vingt-deux ans, que le Roi écrivit à tous les courriers, et que les réponses de la Sœur ne furent jamais suspendues que par ses maladies. Malheureusement, le manuscrit de la Bibliothèque impériale, outre les lacunes quelquefois de plusieurs années qu’il présente, ne conduit pas la correspondance au delà du 24 mai 1658. Marie de Jésus fut enlevée de ce monde le 24 mai 1665. Philippe IV, déjà courbé sous le poids de tant d’infortunes, reçut cette perte, douloureuse comme le coup de grâce. Il succomba le 17 septembre de la même année, laissant le sceptre des Espagnes à un enfant débile âgé de trois ans, et en qui devait s’éteindre la race de Charles-Quint. Restait la nation espagnole en qui la foi catholique a su maintenir jusqu’aujourd’hui une vitalité qui ne s’est pas épuisée, et qui donne droit de penser que ses destinées sont loin d’être closes. Puisse-t-elle n’oublier jamais ce qu’elle doit à ses princes de la maison d’Autriche, à Philippe II particulièrement ! C’est à lui qu’elle est redevable de la pureté de la foi, et c’est par la pureté de la foi qui est mêlée à son sang qu’elle a pu traverser deux siècles et demi sans être, pour ainsi dire, gouvernée, et gardant, malgré tout, cette énergie intime qui, jusque dans notre siècle dégénéré, a su produire les merveilles de courage qui signalèrent la guerre de l’indépendance, et ces autres merveilles de génie que l’Europe a admirées dans son philosophe catholique Jacques Balmès et dans son publiciste catholique Donoso Cortès. Elle a toujours regardé Marie d’Agréda comme une de ses gloires les plus pures ; elle a soutenu cette gloire, nous le montrerons, au moment même où ailleurs tous les efforts étaient mis en jeu pour la ternir. Marie d’Agréda protège du haut du ciel l’Espagne qu’elle a aimée, et qui lui garde si fidèle souvenir !

Cette illustre servante de Dieu n’avait pas encore achevé sa course que toute la péninsule ibérique connaissait son nom et était fière de ses vertus. La petite ville d’Agréda était devenue célèbre à cause de Marie de Jésus, dont les prières et les mérites la protégeaient depuis tant d’années. La nouvelle de sa mort prochaine fut accueillie comme celle d’une calamité publique. De toutes parts, des processions arrivaient à l’église du monastère, portant sur leurs bannières les saintes images le plus en vénération. Ces pieux fidèles, ne pouvant pénétrer jusqu’à la retraite où la servante de Dieu se disposait, au milieu des souffrances de sa dernière maladie, à se réunir à Dieu, demandaient que l’on déposât en leur nom ces gages de leur piété et de leur confiance près du lit de la mourante, espérant par là obtenir du Ciel qu’elle leur fût conservée. Ce fut au milieu de ces monuments de l’affection des peuples que Marie de Jésus rendit à Dieu sa sainte âme, ayant vécu soixante-trois ans, dont elle avait passé quarante dans la religion et trente-cinq, dans la charge d’abbesse.

Ce n’est pas ici le moment d’examiner la valeur des écrits qu’elle a laissés ; nous y reviendrons à loisir. En ce moment, il s’agit uniquement de savoir si l’on doit considérer Marie d’Agréda comme une de ces âmes qui ont parcouru jusqu’à la fin la voie de la sainteté. Il semble que l’on n’en saurait douter, non seulement à cause des dons merveilleux qui ont brillé en elle, mais surtout à cause des vertus héroïques dont sa vie a été constamment remplie. Le jugement apostolique sur sa cause n’a pas été rendu encore, et je m’empresse de déférer au décret d’Urbain VIII, en déclarant que tout ce que j’ai dit en cette matière ne repose que sur une certitude purement humaine ; mais j’ajouterai que peu après la mort de la servante de Dieu, le Saint-Siège, sur les enquêtes préliminaires, la déclara Vénérable ; que l’Evêque de Tarragona [sic] , Don Michel de Escartin, prononça, comme Ordinaire, dans le sens de la sainteté présumée de sa diocésaine ; que le savant P[ère] Joseph-Ximenès Samaniego, général de l’Ordre de Saint-François et plus tard Evêque de Placentia, écrivit la vie de la servante de Dieu sur les témoignages les plus assurés, et dans la forme requise pour les procédures de la béatification. C’est celle qui est placée en tête de toutes les éditions entières de la Cité mystique, et l’auteur y soutient la complète et incontestable sainteté de Marie d’Agréda. Enfin, une autorité plus imposante encore est celle de Benoît XIV. Ce pontife avait exercé, comme l’on sait, durant trente années, les fonctions de promoteur de la foi, dans la sacrée Congrégation des Rites ; personne avant lui, personne depuis, de l’aveu de tout le monde, n’a possédé plus abondamment la science nécessaire pour juger les causes de sainteté ; son grand ouvrage sur la Béatification et la Canonisation fait loi jusqu’aujourd’hui dans ces matières ; or, Benoît XIV était persuadé de la sainteté de Marie d’Agréda. Dans le bref qu’il adressa au général de l’Ordre de Saint-François, en date du 16 janvier 1748, et dans lequel il relate tout ce qui s’est fait, dans les diverses Congrégations, au sujet de l’illustre Sœur, désirant avancer la conclusion de la cause, il accorde dispense de certaines formes de la procédure ordinaire, et il le fait, dit-il, pour témoigner « de la pieuse affection qu’il nourrit avec raison dans son cœur pour la servante de Dieu ; propter piam affectionem quam erga ancillam Dei merito fovemus. » Je ne tire, en ce moment, qu’une seule conséquence ; c’est qu’il serait peu convenable de parler, irrespectueusement de la personne de Marie d’Agréda.

D[om] P[rosper] Guéranger.