Mémoires autobiographiques de dom Guéranger – Solesmes

Le Prieuré de Solesmes

Dans le cours du printemps de 1831, les journaux insérèrent dans leurs annonces la mise en vente du Prieuré de Solesmes, qu’ils qualifiaient d’abbaye. Ce monastère, acheté en 1791 par M. Le Noir de Chantelou qui résidait à La Flèche, avait passé en 1829 entre les mains de M. Salmon, riche propriétaire à Sablé, auquel s’étaient associés dans l’acquisition MM. Thoré, du Mans, et Emmanuel La Fautrardière, de Sablé. Ces messieurs avaient acheté le monastère au prix de 32,000 f, dans l’espérance de placer avantageusement cette propriété. Ils avaient songé à un petit-séminaire ; mais les bâtiments étaient par trop insuffisants, et d’ailleurs Précigné se développait. Une exploitation industrielle leur sembla devoir amener la solution qu’ils cherchaient. On projeta entre autres d’utiliser le monastère par une verrerie ; mais cette idée n’eut pas plus de succès que les autres ; et les acquéreurs se virent réduits à mettre Solesmes en vente par la voie des journaux.

Cette nouvelle me causa une vive impression. Ce monument tant aimé de mon enfance, exposé à passer peut-être par d’étranges vicissitudes, ces belles statues qui allaient changer de maître et périr peut être sous les coups de la bande noire, tout cela m’inquiétait. Je pensai, faute de mieux, à l’abbé de La Mennais qui avait déjà plusieurs établissements, et j’écrivis à l’abbé Gerbet pour l’engager à proposer cette acquisition à son maître. Il me répondit par des remerciements, ajoutant que M. de La Mennais n’avait pas de fonds pour une telle œuvre.

L’annonce de Solesmes en vente continuant de paraître sur les journaux, ce qui prouvait que les acheteurs ne se présentaient pas, je ne pouvais me déprendre de la pensée de voir utiliser et sauver cette maison. Tout à coup, vers le mois de juin, l’idée me vint que si je pouvais y réunir quelques jeunes prêtres, nous y rétablirions l’ordre de Saint Benoît avec l’office divin et les études. Mes fonctions auprès de l’évêque et mon séjour à Paris avaient suspendu chez moi les aspirations que j’avais ressenties au séminaire. Elles se ranimèrent tout à coup et ne me quittèrent plus. Je m’en ouvris à M. Heurtebize, qui m’écouta volontiers ; j’en parlai aux deux vicaires du Pré, MM. Forget et Sargeul, au vicaire de la cathédrale M. Morin, en leur proposant de s’adjoindre au projet, et ils ne s’en montrèrent pas éloignés. Toutefois aucun d’eux n’était assez résolu pour me donner l’entière certitude de l’avoir pour associé. La divine Providence conduisait tout, et l’année ne devait pas s’écouler sans une rencontre qui me fit passer du désir à l’action.

J’avais promis à M. Cosnard d’aller visiter sa famille à Sablé ; Solesmes que je voulais revoir fut pour moi un motif de plus d’entreprendre ce petit voyage. J’arrivai chez mes hôtes le 22 juillet, jour de Sainte Madeleine. M. Cosnard, ancien notaire à Saint Denis d’Anjou, s’étant fixé à Sablé, habitait provisoirement chez ses sœurs, Mademoiselle Manette et Mademoiselle Perrotte Cosnard. Il avait deux filles, Mlle Euphrasie dont j’ai déjà parlé et Mlle Marie qui avait été élevée comme sa sœur au Sacré-Cœur du Mans. M. Cosnard était remarquable par son exaltation politique dans le sens légitimiste. Il était toujours sous l’impression de la catastrophe de Juillet, et ne savait pas parler d’autre chose ; très honnête homme et chrétien, mais d’un esprit aussi court que possible, avec une obstination sans pareille. Sa sœur, Mlle Manette, remplie d’intelligence et d’un caractère vif, était fort calme sur la politique ; quant à Mlle Perrotte, très douce d’humeur, elle se préoccupait moins encore des événements du jour.

La principale relation de cette famille était avec M. Fonteinne, vicaire de Sablé. J’avais connu ce jeune prêtre au Séminaire, où il était d’un cours au-dessus de moi ; mais je n’avais eu jusqu’alors avec lui que des relations tout à fait fugitives. Depuis environ deux ans, il était dans son vicariat, ayant pour curé M. Paillard, ancien Principal du collège d’Ernée, personnage qui reparaîtra dans ces récits, et qui n’avait pour son vicaire qu’une bienveillance assez médiocre.

Une heure après mon arrivée à Sablé, M. Fonteinne vint en visite dans la famille Cosnard. Je fraternisai volontiers avec lui, et bientôt je me rendis compte de la situation morale de la maison où j’étais admis comme un hôte agréable. M. Fonteinne était abonné à L’Avenir ; il le donnait à lire aux sœurs de M. Cosnard qui goûtaient l’esprit de ce journal, et leur frère s’apercevant que cette lecture était loin de les confirmer dans les idées légitimistes, se montrait assez indisposé contre M. Fonteinne, d’autant qu’il craignait que la contagion ne s’étendît bientôt jusqu’à ses filles. Il voulut me sonder sur mes idées politiques, et je me crus obligé de déclarer que la cause des Bourbons de la branche aînée me semblait perdue sans retour, et que selon moi, le seul intérêt qui pût désormais rallier les catholiques était l’intérêt de l’Église catholique.

Dès le soir de mon arrivée, je témoignai le désir de visiter Solesmes au plus tôt et M. Fonteinne s’offrit pour être de la partie. Le lendemain de bonne heure, j’étais sur la route avec lui et toute la famille Cosnard. Ce fut pour moi une impression aussi délicieuse que vive de revoir l’antique monastère, le chemin ombragé qui y conduisait alors, l’aride Poulie, les rochers de l’autre rive de la Sarthe ; mais rien n’égala l’émotion que j’éprouvai en me retrouvant en face de ces statues si expressives qui avaient tant frappé mes regards d’enfant, et qui peut-être allaient bientôt périr sous les coups de la bande noire. Les émotions que j’avais ressenties en présence des ruines de Marmoutier se réveillèrent en moi, et j’engageai M. Fonteinne à unir sa belle et bonne voix à la mienne pour chanter les trois premières strophes du Rorate. Je le priai ensuite d’ajouter, toujours avec moi, les deux derniers versets du Psaume 50, Benigne fac, et tunc acceptabis. Les assistants étaient émus ; mais ils étaient loin de se douter de la prédestination qui se déclarait mystérieusement à cette heure solennelle.

Je revins plusieurs fois à Solesmes dans la dizaine de jours que je passai à Sablé, et toujours avec M. Fonteinne. Le 29 juillet, fête de Sainte Marthe, je pris part avec lui et avec la famille Cosnard à une partie de campagne qui eut lieu à Vrigné, très belle ferme de la famille de Juigné, tenue alors par le digne M. Marçais, frère de Madame Gazeau que j’avais connue dans mon enfance, et qui était cousine de Mlles Cosnard. Cette admirable femme qui était la providence des pauvres de Sablé, montra jusqu’à sa mort pour le nouveau Solesmes une sollicitude qui se manifesta par des services de toute nature.

Dans cette journée du 29 juillet, je me liai plus étroitement avec M. Fonteinne, et la sympathie se déclara plus vive. Je lui fis réciter avec moi l’office du jour dans le Bréviaire romain, et il s’y prêta avec empressement. Cependant l’heure n’était pas venue, et je ne me sentis pas porté encore à lui découvrir mes pensées. J’en manifestai quelque chose à Mademoiselle Manette Cosnard ; mais ce fut sans conséquence pour le moment.

Enfin je quittai Sablé et mes hôtes après une semaine environ de séjour, et je rentrai au Mans, non sans avoir promis de revenir à l’automne. Je me retirais heureux d’avoir revu Solesmes, et plus rempli que jamais du désir de réaliser dans cet ancien monastère le projet qui avait de plus en plus toutes mes pensées. Ma jeunesse, l’absence complète de ressources temporelles, le peu de fond qu’il y avait à faire sur ceux que je me proposais de m’associer, rien de tout cela ne m’arrêtait. Je n’y songeais même pas, et je me sentais poussé à aller de l’avant. Je priais de grand cœur pour obtenir le secours de Dieu ; mais il ne me venait pas même en pensée de demander à connaître sa volonté sur l’œuvre projetée. Le besoin de l’Église me semblait si urgent, les idées sur le vrai christianisme si faussées et si compromises dans le monde ecclésiastique et laïque que je ne voyais autre chose que l’urgence de fonder un centre quelconque pour recueillir et raviver les pures traditions. Ma prière était humble et ardente, et j’oserai dire que l’envie de paraître en quoi que ce soit n’entrait pour rien dans mes préoccupations.

Je repris le cours de mes études, de mes relations, de mes prédications, et j’arrivai ainsi au mois d’octobre. J’avais résolu d’aller faire ma retraite à la Trappe du Port-du-Salut, et je réalisai ce projet. On me donna pour confesseur un vieux Père flamand, ancien curé qui me parut assez insignifiant ; mais je ne laissai pas de faire ma retraite de mon mieux. Je m’acheminai ensuite sur Sablé où j’arrivai pour la Toussaint. Je me retrouvai dans la famille Cosnard, et je repris mes relations journalières avec M. Fonteinne. Les voyages à Solesmes étaient naturellement très fréquents, et c’était ordinairement avec ce dernier que je les faisais. Quelque chose au-dedans me poussait à lui faire part de mes projets, et je sentais que je ne résisterais pas longtemps. Enfin, au bout de quelques jours, j’allai m’asseoir avec lui sur la Poulie avant d’entrer au monastère, et je lui dis en lui montrant la façade du jardin :  » Voyez cette maison, comme elle est belle ; j’ai envie d’établir là une maison de prière et d’études. Je songe au rétablissement des Bénédictins dans cet ancien monastère, et plusieurs prêtres du Mans se joindraient à moi « . Cette communication fut accueillie avec un vif intérêt, et la conversation n’alla pas loin sans que M. Fonteinne me dit qu’il s’offrait à moi pour entrer dans cette œuvre, ajoutant avec modestie qu’il ne pouvait être d’un grand secours sous le rapport de la science, mais qu’il pourrait être utile dans les soins temporels dont une maison ne peut se passer. J’acceptai l’offre avec reconnaissance et de retour à Sablé, je fis part de ma conquête à Mademoiselle Manette Cosnard qui était très dévouée à M. Fonteinne et qui s’attacha dès lors au projet avec la solidité de son caractère. Je leur dis que je devais d’abord m’adresser à l’évêque, sans le consentement duquel je ne pouvais rien faire en ce genre, et après une huitaine de séjour à Sablé, je rentrai au Mans, très réjoui de ma nouvelle recrue.

Peu de jours après, je partis pour Paris. Une de mes premières visites fut au bureau de L’Avenir. Je tenais à voir M. de La Mennais et M. Gerbet, et à leur parler de mes projets. Les tendances trop politiques et trop libérales de L’Avenir m’inquiétaient de plus en plus ; mais j’avais confiance dans le catholicisme de ces hommes qui me semblaient plutôt entraînés par les événements que séduits par des doctrines dont je sentais vivement l’opposition avec tout le passé de l’Église. M. de La Mennais avait l’air très préoccupé ; il m’écouta cependant avec bienveillance, et convint qu’il n’y avait rien à faire sans les ordres religieux, ajoutant qu’il avait songé à ce besoin depuis longtemps, et même tenté quelque chose de pareil dans son essai de Congrégation à la Chênaie. Je lui répondis que je ne songeais à rien de nouveau, mais simplement au rétablissement d’une maison de Bénédictins. Il m’objecta que dans cet Ordre, on avait le chœur ; je lui répondis que c’était cela précisément qui me le faisait choisir, et que mes associés avaient le même attrait. En somme, son avis fut bienveillant, ainsi que celui de l’abbé Gerbet. Mais l’un et l’autre avaient autre chose à penser en ce moment.

J’étais arrivé au moment de la crise de L’Avenir. Ce journal avait consumé les fonds provenant de ses actions ; d’autre part, il éprouvait une opposition formidable, moins à cause de ses idées politiques très avancées, que pour la manière dont il avait rompu en visière au parti légitimiste, et pour l’imprudence avec laquelle il poussait le clergé à renoncer au budget des cultes. Dans cette extrémité, M. de La Mennais annonça sur le dernier numéro du Journal qu’il allait partir pour Rome, et demander au Souverain Pontife si les doctrines de L’Avenir étaient les siennes, promettant de renoncer à toute idée qui serait désapprouvée par le Saint-Siège. C’était faire retraite assez habilement. Dans le cas d’un succès à Rome, L’Avenir reparaissait avec succès ; dans le cas contraire, on n’en parlait plus. Il n’y avait d’embarras que pour les actionnaires qui perdraient tout ; ainsi qu’il arriva, au désappointement en particulier de M. Bouvier qui perdit ses trois mille francs qu’il avait exposés pour tenter la fortune d’un côté où elle ne devait pas lui sourire. M. de La Mennais partit pour Rome peu de jours après mon arrivée à Paris, suivi ou précédé de MM. Lacordaire et de Montalembert.

Durant mon séjour à Paris, je vis M. de Coux , savant économiste et l’un des rédacteurs de L’Avenir. Je le consultai sur la conduite à tenir dans l’acquisition de Solesmes. Il me conseilla, puisque nous n’avions pas les fonds disponibles pour acheter, de passer un bail avec le propriétaire, à la condition de pouvoir acheter à l’expiration du bail, à un prix fixé d’avance. Cette combinaison fut celle que nous employâmes en effet plus tard ; mais nous étions loin encore de pouvoir la mettre à exécution.

Je vis aussi M. de Montalembert avant son départ. Il goûta vivement mon projet, et voulut bien s’excuser de ne pouvoir contribuer à l’œuvre par une riche offrande, sa fortune très faible alors ne lui permettant pas cette satisfaction. Il me conduisit chez son ami M. le Marquis de [Dreux]-Brézé qui promit spontanément un don de 500 f pour le moment où l’œuvre commencerait. Il tint sa parole un an après avec une entière fidélité.

Je revins au Mans. Durant mon absence, M. Fonteinne s’était abouché avec M. Salmon, principal propriétaire de Solesmes, au sujet de la maison. Il lui dit être chargé par un particulier étranger au pays de négocier au sujet de la maison. M. Salmon mit tout d’abord en avant le prix de 40,000 f. Il dit que le Conseil Général qui devait se tenir en janvier s’occuperait aussi de Solesmes, que l’université voulait faire acheter pour y établir une école normale primaire. Quant au prix que M. Salmon réclamait, il raconta à M. Fonteinne que MM. Huet et Dubignon, agents de la bande noire, lui avaient offert dernièrement jusqu’à 35,000. Leur but était de tout démolir et de vendre les matériaux. Le marché n’avait pas abouti, parce que M. Salmon ayant fait réserve des tables et boiseries du réfectoire et des placards et table de la cuisine, les acheteurs qui voulaient avoir ces objets sans rien ajouter au prix, rompirent la négociation. M. Fonteinne à qui j’avais écrit de Paris sur l’idée de M. de Coux, hasarda quelques mots d’un bail préalable à l’acquisition ; mais il trouva chez M. Salmon la plus grande répugnance à cette proposition. Ce premier entretien avec le propriétaire de Solesmes demeura donc sans résultat ; heureusement il n’était pas le dernier.

De mon côté je sentais qu’il était urgent de faire une ouverture à l’évêque, et de savoir s’il y avait lieu de compter sur son approbation. Je me rendis à l’évêché le 29 novembre, et je fis part au prélat de mon projet. Il m’écouta avec intérêt et bienveillance, et ne se montra pas effrayé de la difficulté des temps. Il me fit remarquer comment lui-même ne craignait pas de se mettre en avant, notamment dans la fondation des Carmélites au Mans. Toutefois, avant de me donner une réponse définitive, il me demanda le temps de la réflexion, et m’ajourna au 7 décembre. Mgr Carron était un homme d’une grande loyauté, ferme dans ses résolutions, et très rempli de zèle pour la liberté de l’Église. Son esprit était ordinaire, ses connaissances peu étendues ; il eût été difficile par là même d’exercer beaucoup d’action sur lui. Enlevé à son diocèse de très bonne heure par la mort, il n’est pas aisé de prévoir quels eussent été dans la suite ses sentiments pour Solesmes.

Le 7 décembre, je me rendis à son audience. Il me dit qu’il avait réfléchi sur mon projet ; qu’il lui était évident que cette réunion formée à Solesmes tendrait à devenir une école ; que mes relations personnelles avec M. de La Mennais donneraient vite à cette école une couleur qui serait un objet de réprobation pour beaucoup de monde ; que personnellement il était loin d’être hostile à l’école de M. de La Mennais ; mais qu’étant le plus jeune évêque de France, il lui répugnait de se donner un air de parti pris dans les discussions qui s’étaient élevées ; ce qui aurait lieu immanquablement le jour où l’on verrait s’ouvrir par son autorité un établissement dirigé dans le sens des doctrines mennaisiennes. J’essayai de répondre au prélat, et de mettre la question dans ses véritables termes ; son parti était pris ; il conclut en disant que les rédacteurs de L’Avenir étant à Rome en ce moment, pour obtenir le jugement apostolique sur leurs idées, une solution ne pouvait manquer d’intervenir ; que l’on saurait enfin dans quel sens il faudrait marcher ; que pour lui, le sentiment du Saint-Siège serait toujours le sien, en quelque sens qu’il fût manifesté ; qu’alors il verrait s’il était à propos de donner suite à mes projets ; mais que jusque-là il ne voyait rien autre chose à faire que d’attendre.

Telle fut l’audience épiscopale du 7 décembre, qui ralentit mon empressement, sans toutefois m’abattre. J’écrivis de suite à M. Fonteinne qui ne tarda pas à rendre visite à M. Salmon. Il lui déclara tout d’abord que la personne qui songeait à l’acquisition de Solesmes pour y former un établissement éprouvait en ce moment des difficultés ; que cela étant, cette personne lui rendait sa parole ; mais toutefois, que les obstacles seraient levés avant 1833. C’était en ce sens que j’avais écrit à M. Fonteinne. Il crut devoir ajouter, et je l’approuvai plus tard, que les obstacles venaient de l’évêque qui jugeait devoir temporiser avant de permettre l’établissement. C’était fournir une excuse très recevable, et convenir en même temps que l’établissement projeté avait un but religieux ; ce qui n’avait pas encore été articulé. M. Salmon parut contrarié, et annonça à M. Fonteinne l’intention de démolir le cloître et les bâtiments de la boulangerie, si la proposition n’était pas maintenue.

Comme on le voit, les affaires avançaient peu, et il fallait se résigner à la volonté de Dieu. Mais avant d’aller plus loin, il faut dire quelques mots de l’impression qu’avaient produite chez certaines personnes du pays mes deux voyages à Sablé. Au presbytère, M. Paillard qui était le curé de la ville, et devint plus tard l’adversaire de Solesmes, était peu bienveillant pour M. Fonteinne son vicaire. Il vit avec déplaisir la liaison que j’avais formée avec ce dernier, bien qu’il fût à cent lieues de se douter de nos projets. Il avait pour ami intime M. Bellenfant, Supérieur du petit-séminaire de Précigné, prêtre respectable, mais d’un esprit très borné. Les deux amis ne comprenaient rien à mon existence dans le diocèse, n’ayant pas idée qu’un prêtre de mon âge pût être autre chose qu’un vicaire de paroisse. Il leur vint dans l’esprit que j’étais à la recherche d’une position, et que l’enseignement devait être le but de mes projets. Mon père et mon frère ayant suivi cette carrière, ils trouvaient tout naturel que moi-même j’en eusse l’attrait. Partant de là, M. Bellenfant que j’étais allé visiter à Précigné, se persuada instinctivement que je louvoyais autour de son petit-séminaire dans l’intention de l’y supplanter quelque jour. Cette idée saugrenue le tourmenta jusqu’à mon établissement à Solesmes, et j’avoue que plus d’une fois j’en ris de bon cœur. Nonobstant le ridicule d’une telle hypothèse, ces deux hommes s’aliénèrent de moi instinctivement, et la suite montra que le diable avait voulu profiter de l’intimité qui régnait entre eux pour préparer contre Solesmes une opposition qui porta les plus tristes fruits.

À la recherche des ressources

L’année 1832 s’ouvrait sous des auspices peu favorables. J’avais fait confidence de mon mauvais succès auprès du prélat à M. Bouvier et à M. Heurtebize, et ils prenaient part à mes ennuis. J’en manifestai quelque chose aux jeunes prêtres sur lesquels je comptais au Mans. Ceci ne contribua pas à les encourager, et j’aurais dû prévoir qu’au moment donné je ne pourrais guère compter sur eux. Comme j’étais loin de me sentir découragé, je poursuivais mes plans de recrutement. Un jeune diacre de la Mayenne, M. Le Boucher, que j’avais entrevu au Mans et à Sablé, me semblait propre à l’œuvre. Je m’ouvris à lui, et je le trouvai dans de très bonnes dispositions. Il m’assura que je pouvais compter sur lui. Je me faisais illusion sur sa valeur intellectuelle et morale ; mais j’étais loin d’avoir alors l’expérience que donnent les fréquentes relations avec les hommes. Le fait est qu’il persévéra, et que si plus tard il dut se retirer, ce ne fut qu’après avoir passé trois années à Solesmes.

Mon imagination travaillait, et je me demandais quel moyen je pourrais prendre pour tourner la difficulté que l’évêque m’opposait. Enfin dans la première quinzaine de janvier, je crus avoir trouvé la solution, et voici ce que je résolus. Écrire dans le plus grand secret au Saint-Père, lui faire part de mon projet, et le prier de vouloir bien me faire savoir qu’il l’avait pour agréable. Par ce moyen, je triomphais de l’évêque qui ne repoussait pas l’idée, et qui même dans sa soumission au Saint-Siège serait heureux d’obéir sans encourir de responsabilité. Pour comble de simplicité, je ne voyais rien de mieux à faire que d’envoyer la lettre à M. de Montalembert qui se trouvait à Rome auprès de M. de La Mennais, en le priant de la présenter lui-même au Saint-Père.

Je me mis de suite à rédiger cette lettre, et je la datai du 18 janvier, fête de la chaire de Saint Pierre à Rome. Je n’ai pas besoin d’ajouter que j’accompagnai cette démarche des plus ferventes prières pour son succès. Dieu m’exauça en ne permettant pas que le bon évêque eût jamais connaissance de ce que j’avais tenté pour éluder sa résistance. Voici la teneur de ma lettre.

Beatissime Pater

Pendant que cette lettre faisait son chemin vers Rome sous le couvert de M. de Montalembert, je fus invité par les religieuses de la Visitation à prêcher dans leur église, le 29 janvier, le Panégyrique de Saint François de Sales, et le jour marqué, je prononçai ce discours qui plut aux religieuses de ce monastère, et ouvrit pour moi avec elles des relations qui se sont resserrées toujours davantage et ont produit les plus heureux fruits.

Je continuais d’étudier assidûment, et je m’occupais surtout de l’ouvrage que j’avais projeté sur la réforme et le renouvellement des études ecclésiastiques. Je ne devais pas finir ce travail ; mais sa préparation m’intéressait vivement et donnait un but à mon activité. Enfin, je reçus une première lettre de M. de Montalembert en réponse à mon message. Elle était datée du 9 février, et après m’avoir fait part des obstacles que M. de La Mennais et ses compagnons rencontraient auprès du Saint-Siège de la part des ambassadeurs de France et de Russie, M. de Montalembert me racontait qu’il avait remis au Cardinal Pacca mon livre sur l’Élection des Évêques et la lettre par laquelle j’en faisais hommage au pape, son Éminence ayant bien voulu se charger de les présenter l’un et l’autre. Elle avait pris la peine de lire le livre elle-même, et en avait été satisfaite. Quant au résultat, il devait être nul, le Saint-Siège ayant fini par accepter les nominations d’évêques présentées par le gouvernement de Juillet. C’était reconnaître que le Concordat de 1801 existait toujours, et que le grave changement introduit dans la charte constitutionnelle en 1830 n’avait rien changé aux droits de patronage du Chef de l’État sur les évêchés. Il s’ensuivait que j’aurais peu de bienveillance à attendre du Cardinal Lambruschini, Secrétaire d’État de Grégoire XVI, lorsque ma grande affaire lui serait soumise.

M. de Montalembert n’avait pas jugé à propos d’en parler au Cardinal Pacca dès l’abord, quoique cette Éminence se fut montrée bienveillante pour mon livre et pour ma première lettre. Il voulait préalablement sonder le terrain, afin de ne rien compromettre. En attendant, il communiqua mon projet au Père Ventura, Général des Théatins, qui lui répondit que la Cour de Rome était en ce moment tellement embarrassée dans ses mouvements qu’elle ne hasarderait pas le plus petit mot d’écrit sur une affaire telle que celle que je proposais, à moins que ce ne fût par la voie reconnue et diplomatique des pouvoirs constitués. Ce n’était donc pas le moment de se promettre du côté de Rome un appui quelconque pour le rétablissement en France d’un ordre religieux.

Une nouvelle lettre que M. de Montalembert m’écrivit, du Mont-Cassin, datée du 30 avril, me révéla la fin de cette affaire, et me confirma la stérilité de ma démarche. Il me disait que vers la fin de mars, il s’était abouché avec Dom Vincent Bini, abbé de Saint-Paul, et qu’après l’avoir convaincu que mon affaire n’avait aucun lien avec celle de M. de La Mennais, il en avait obtenu des assurances de bienveillance. Bini l’avait même invité à dîner à Saint-Paul avec la communauté, et dans cette rencontre, M. de Montalembert avait trouvé pour mon projet beaucoup de sympathie chez les jeunes religieux, mais en même temps peu d’attrait chez les vieux qui insistaient sans cesse sur la destruction toute récente de l’abbaye de Melleray. Néanmoins, Bini promit son appui auprès de la Congrégation des Évêques et Réguliers, dans le cas où le Cardinal Lambruschini informé du projet le prendrait en considération.

M. de Montalembert ne pouvait ni ne devait rechercher des relations avec cette Éminence qui était hostile à M. de La Mennais et à lui-même, et qui subissait l’influence de la diplomatie russe et française. Il se rabattit donc sur l’excellent Cardinal Pacca. Celui-ci s’intéressa vivement à l’affaire, promettant son concours, à la condition aussi que Lambruschini se montrerait favorable ; ce qui était peu à espérer. Pacca dit en cette occasion à M. de Montalembert que le pape avait reçu mon livre avec bienveillance, mais qu’il avait annoncé la résolution de ne pas le lire, parce qu’un tel livre devait être une protestation contre le parti qu’il venait de prendre relativement à la préconisation des évêques nommés par Louis-Philippe. Quelque temps après, M. de Montalembert apprit par l’Abbé Bini que Lambruschini ayant été informé de mon projet, avait repoussé de la manière la plus formelle l’idée de faire intervenir le pape de la manière même la plus détournée dans sa réalisation. L’Éminence n’y avait vu qu’une tentative imprudente et inutile, et elle avait fait comprendre au Pape que le moindre signe d’encouragement qu’il me donnerait le compromettrait à l’égard du gouvernement, et que par conséquent il fallait s’en bien garder.

Tel fut le rapport de l’abbé Bini à M. de Montalembert. Celui-ci voulut aller jusqu’au bout dans la mission que je lui avais confiée. Il retourna chez le bon Cardinal Pacca, et lui remit enfin ma lettre au Saint-Père, le priant de la présenter lui-même. Son Éminence qui avait déjà annoncé cette lettre à Grégoire XVI, promit de la remettre et de faire connaître à M. de Montalembert l’accueil qui lui aurait été fait. Cet accueil ne fut pas favorable, et ne pouvait pas l’être, dans l’état d’affaissement moral où se trouvait alors la Cour romaine. Ce fut ainsi que ma première démarche à Rome fut frappée d’impuissance, et l’échec fut tel que Pacca dont le caractère était bien autrement ferme que celui des personnes qui entouraient le pauvre pape, se renferma dans un profond silence à l’égard de M. de Montalembert, comme après une affaire manquée.

Je recevais cette affligeante nouvelle dans la première quinzaine de mai, et je me trouvais sans secours en présence du délai que m’avait imposé l’évêque. Je transmis les nouvelles à M. Fonteinne qui avait toujours M. Salmon sur les bras. Il se hasarda à lui dire pour expliquer le retard de conclure, que la personne en question avait voulu consulter le pape sur l’établissement qu’elle projetait à Solesmes et que la réponse n’arrivait pas, par suite des lenteurs ordinaires de la Cour de Rome. Pendant ce temps-là, le péril de voir Solesmes acheté par d’autres et même démoli, allait toujours croissant. M. Huet se présentait de nouveau ; d’autres acquéreurs provoqués par l’annonce qui reparaissait de temps en temps sur les journaux, faisaient des propositions. Ce fut à cette époque que Victor Hugo, qui s’était révélé amateur de l’art chrétien dans Notre-Dame de Paris, fit prendre des informations sur le monument de Solesmes, et eut la velléité de s’en faire acquéreur.

Ces cruelles incertitudes opérèrent une révolution dans mes pensées. Je ne renonçai pas à une idée que je croyais venir de Dieu ; mais je fus travaillé de l’idée de faire l’établissement des Bénédictins au Mans. M. Heurtebize m’y encourageait, en même temps qu’il me donnait plus que l’espérance de se joindre à nous. J’avais toujours la confiance de voir céder d’un jour à l’autre l’inertie de l’évêque. M. l’abbé Moreau trouvait de l’accueil auprès de lui pour son projet de fonder une congrégation séculière, et il était autant et plus que moi regardé comme partisan des doctrines sur lesquelles le Saint-Siège était en demeure de se prononcer.

L’épisode de Précigné

Dans cette situation, mon projet m’était toujours aussi cher, j’attendais avec patience les événements et Dieu me gardait Solesmes. Mais j’allais avoir coup sur coup plusieurs secousses, après lesquelles sa main divine se révèlerait d’une manière indubitable.

La première vint à propos de l’insurrection légitimiste qui ébranla tout à coup plusieurs des départements de l’Ouest, et notamment le territoire dont se composait le diocèse du Mans. La conduite d’un certain nombre d’ecclésiastiques dans la Sarthe et la Mayenne fut des plus imprudentes. Ils embauchèrent des hommes pour l’insurrection, et leur attitude en cette circonstance était plus ou moins soutenue par l’opinion qu’on avait des sentiments légitimistes que professait assez hautement Mgr Carron. Le prélat se trouvait à Laval au moment où l’insurrection produisait dans le département de la Sarthe des signes alarmants pour le gouvernement ; il lui fut signifié de ne pas sortir de la ville qui était en état de siège, ainsi que tout le département de la Mayenne.

En même temps, des visites domiciliaires avaient lieu chez les particuliers, et spécialement chez plusieurs ecclésiastiques. La ville de Sablé était surexcitée par une horreur extrême pour les chouans. La bourgeoisie de cette époque était plus inintelligente encore que celle d’aujourd’hui. Il y avait de ces messieurs qui couraient la campagne avec leur fusil de chasse, dans la pensée de rencontrer des chouans et de se mesurer avec eux. Au milieu de cette effervescence, M. Fonteinne reçut au presbytère la visite de M. Pillerault, juge de paix, qui au nom de la loi le somma de lui livrer ses papiers et correspondances. M. Fonteinne fut redevable de cette visite à la sottise des bourgeois de Sablé qui, ayant entendu dire qu’il avait des sentiments plus montés que les autres prêtres de Sablé, et étant hors d’état de comprendre ce qu’était l’école de l’abbé de La Mennais, avaient pris L’Avenir pour un journal légitimiste. S’ils se fussent donné la peine de prendre des informations auprès de M. Cosnard, le plus ardent légitimiste de Sablé, ils auraient entendu contre M. Fonteinne des anathèmes dont l’emportement aurait pu leur ouvrir les yeux.

M. Pillerault qui ne le cédait à aucun en exaltation orléaniste, emporta de chez M. Fonteinne un dossier de correspondance dans lequel se trouvaient mes lettres. Il les trouva remplies de mystère ; mais il fut surtout frappé de deux appellations que son esprit ne pénétrait pas. Je parlais sans cesse de M. Machin et d’une certaine bicoque. Or, il s’agissait tout simplement sous ces termes innocents de M. Salmon, et du prieuré de Solesmes. Après s’être creusé en vain la cervelle, le digne juge de paix croyant tenir en sa main les fils de la conspiration, se transporta chez M. Fonteinne et lui demanda officiellement qui était M. Machin et qui était la bicoque. M. Fonteinne répondit qu’il n’avait aucune explication à donner sur les lettres d’un ami qui lui écrivait comme bon lui semblait. M. Pillerault déclara suspecte la correspondance, et l’une des lettres où l’emploi de M. Machin et de la bicoque lui semblait plus mystérieux fut envoyée au parquet de La Flèche, d’où elle revint peu après saine et sauve et inexpliquée.

Ceci n’était que plaisant ; mais à cette heure même les plus graves événements se passaient au petit séminaire de Précigné. Le sous-supérieur de l’établissement, M. Bouttier, devenu plus tard supérieur, homme d’ailleurs recommandable par toutes les vertus, portait le sentiment légitimiste à la dernière exaltation. Il avait électrisé les élèves, et les professeurs étaient pour la plupart aussi passionnés. On ne parlait que de chouannerie, les élèves des cours supérieurs n’aspiraient qu’à prendre le mousquet pour aller se mettre aux ordres de la Duchesse de Berry ; en attendant, on faisait l’exercice à la promenade avec des bâtons en guise de fusils. La folie de ces jeunes gens, aidée de l’imprudence de leurs conducteurs, les poussa un jour à enlever du clocher de Pincé le drapeau tricolore qui s’y trouvait arboré. Au Mans, les légitimistes de la ville faisaient de fréquentes visites au Séminaire, tant à la maison de Tessé qu’à Saint-Vincent, et l’embauchage était l’objet des conversations.

Le supérieur, M. Bouvier, portait le fardeau de l’administration à lui seul dans ce moment critique. Si l’évêque était interné à Laval à cause de ses affections politiques, le grand-vicaire avait trouvé moyen d’être dans les meilleurs termes avec le préfet de la Sarthe, M. Tourangin. Cette conduite était habile et valut à M. Bouvier la faveur du gouvernement ; mais on peut dire aussi qu’elle était sage et pastorale ; car les efforts tentés par les légitimistes ne pouvaient aboutir qu’à leur défaite, et en travaillant à compromettre le clergé dans une cause perdue, ils se rendaient coupables envers Dieu et son Église. M. Bouvier se rendit à Tessé, et déclara aux élèves qu’il dénoncerait et livrerait à l’autorité le premier qui remuerait, et il tint le même langage à Saint-Vincent. L’évêque dut apprendre avec déplaisir cette initiative de son grand-vicaire ; mais M. Bouvier se considérait comme investi d’une sorte de dictature puisée dans l’urgence de la situation.

Tout à coup, (on était au mois de juin) une lettre de M. Bellenfant, supérieur de Précigné, vient lui apprendre que la justice a fait une descente au petit-séminaire, que tout le personnel des professeurs et maîtres d’étude a été conduit par la gendarmerie à La Flèche et mis en détention, et que lui-même aurait déjà subi le même sort, s’il n’eût réclamé, dans l’intérêt des élèves et des familles, le délai suffisant pour écrire à l’évêché et remettre la maison entre les mains de l’autorité ecclésiastique. Au reçu de cette lettre, M. Bouvier m’envoya chercher en ville, et ayant mandé M. Heurtebize dans sa chambre avec moi, il fait appel à notre dévouement et nous demande de partir dès le lendemain matin pour Précigné, à l’effet d’examiner la situation morale du petit-séminaire, nous donnant pouvoir d’ouvrir de suite les vacances si les élèves nous semblaient trop exaspérés pour reprendre les classes, et nous enjoignant de rester en qualité, M. Heurtebize de Supérieur, et moi de Sous-Supérieur, si nous voyions jour à maintenir la maison jusqu’à l’époque ordinaire des vacances.

Nous fûmes aussi interdits l’un que l’autre en recevant un tel mandat ; mais la situation était si extrême que nous ne pûmes en aucune façon le décliner. La crainte qu’un si brusque changement de position n’eût pour moi des suites indéfinies me troubla profondément. Il pouvait y avoir là un renversement complet de tous mes projets ; tout mon désir était que la situation à Précigné fût telle qu’il n’y eût qu’à se montrer et revenir le lendemain. Je recommandais Solesmes à Dieu, et nous nous donnâmes rendez-vous, M. Heurtebize et moi, pour le lendemain cinq heures du matin. M. Bouvier se chargea de nous faire tenir une voiture prête, et de nous procurer un sauf-conduit de la préfecture : car il nous faudrait traverser plusieurs communes qui avaient été autorisées à s’armer pour s’opposer à l’insurrection.

Nous partîmes donc le lendemain comme il était convenu, et dès le grand Saint-Georges nous fûmes arrêtés par la Garde nationale et conduits au poste. C’était à peine si ces paysans voulaient tenir compte de notre sauf-conduit. à Saint Léonard, ils croisaient la bayonnette sur le poitrail de notre cheval. À Chemiré-le-Gaudin et à Fercé, l’accueil ne fut guère plus aimable. À Noyen, on nous conduisit dans une vieille église qui sert de marché, et on nous fit monter dans une loge pratiquée sous les combles, où siégeaient trois municipaux. Les murs de cet ignoble bouge étaient tapissés de vieux fusils et de vieux sabres rouillés. On nous reçut comme des gens suspects ; mais le sauf-conduit du préfet nous couvrait assez pour que l’on ne se permît pas de violence à notre endroit. On nous demanda ce que nous comptions faire dans la commune : nous répondîmes que nous allions dire la messe. Nous prîmes congé et nous rendîmes à l’église paroissiale, où nous trouvâmes le curé qui nous mit au fait de sa position assez peu agréable dans ce moment d’agitation. Il nous emmena déjeuner au presbytère après la célébration de nos messes ; mais nous étions à peine à moitié du repas qu’un fusilier se présenta dans la salle à manger pour nous dire que les municipaux nous priaient de quitter la commune au plus tôt. Ce message armé fut suivi bientôt d’un second, puis d’un troisième toujours plus pressant ; après lequel nous montâmes en voiture, malgré les instances polies du curé, auquel nous ne voulions pas susciter d’ennuis.

De Noyen à Sablé, nous ne fûmes pas arrêtés par les gardes nationales ; mais après Parcé, nous rencontrâmes une escouade de la troupe de ligne qui nous hua grossièrement, mais se borna à cette insolence. Nous ne crûmes pas devoir descendre de voiture en traversant Sablé, et nous nous rendîmes directement au petit-séminaire de Précigné. M. Le Supérieur nous attendait, et la préfecture avait prévenu le maire.

Nous écoutâmes d’abord le récit de M. Bellenfant qui nous raconta les scènes qui s’étaient passées, et nous dit qu’il nous attendait pour se rendre en prison. Il nous dépeignit éloquemment l’état violent dans lequel étaient les jeunes gens, l’alarme des familles qui venaient de toutes parts chercher leurs enfants, l’impossibilité de rétablir assez l’ordre dans la maison pour reprendre les exercices scolaires. Nous gardâmes le silence, et annonçâmes au bon Supérieur l’intention d’aller faire visite au maire, M. Rigault, qui était venu nous prier avec instances d’entrer chez lui. Là, une scène nouvelle nous attendait. M. Rigault avait été l’adversaire du petit-séminaire. Son orléanisme décidé autorisait à penser dans la commune que les malheurs arrivés à l’établissement avaient pu provenir de ses démarches. Le renvoi des élèves plus de deux mois avant l’époque ordinaire allait devenir une source de murmures dans la population frustrée des profits qu’elle eût faits durant cet intervalle de temps qui devenait stérile pour elle. M. Rigault ne fut pas moins éloquent pour nous démontrer qu’il fallait de toute nécessité continuer l’année scolaire, que ne l’avait été M. Bellenfant pour nous engager à ouvrir les vacances immédiatement. Madame Rigault enchérit encore sur son mari, et n’épargna pas les compliments à notre endroit pour assurer le succès de son plaidoyer. Après avoir tout entendu, nous nous retirâmes poliment, sans avoir manifesté aucune résolution.

De retour au petit-séminaire, on nous fit souper. Le supérieur nous tint compagnie, et nous pressa pour connaître le parti auquel nous nous étions arrêtés. Il ne nous dissimula pas son opinion et son désir ; il eût voulu nous voir prononcer de suite la clôture de l’année scolaire. On voyait aisément que le préjugé qu’il avait conçu de mon intention de le supplanter à Précigné était devenu une certitude par le choix qu’on avait fait de moi pour me confier cette mission. Il ne doutait pas que je ne l’eusse souhaitée, et cependant Dieu savait combien elle m’avait été pénible. Nous ne crûmes pas à propos de satisfaire son empressement. Nous lui dîmes que nous avions besoin de réfléchir et de nous consulter, et que le lendemain nous lui rendrions une réponse définitive. Cela dit, nous prîmes congé, et nous retirâmes dans notre chambre.

Lorsque nous fûmes seuls, il nous fut aisé de nous accorder sur le parti à prendre. Il n’y avait aucune prudence à vouloir relever une maison qui devait crouler fatalement. Le mal était fait ; il n’y avait qu’à laisser partir pour les vacances cette jeunesse qu’on avait (si follement) émancipée, et qu’à laisser aussi achever leur année de grand-séminaire à ces pauvres étudiants que M. Bouvier nous avait promis, pour remplacer en qualité de professeur les jeunes étourdis qui expiaient en ce moment leurs folies à La Flèche. Leur prison au reste était assez douce. Ils étaient enfermés au presbytère qui était à ce moment inoccupé, et ils s’y trouvaient en compagnie de M. le Marquis de Juigné et de plusieurs autres honnêtes gens, que le gouvernement eut la sagesse de relâcher ainsi qu’eux, après quinze jours environ de captivité.

Le lendemain matin, après avoir célébré la Sainte Messe, nous fîmes part en déjeunant à M. le Supérieur de la résolution que nous avions prise, après mûre réflexion, de déclarer la clôture de l’année scolaire. Cette décision fut accueillie par lui avec une satisfaction très visible. M. Heurtebize l’annonça ensuite à cette jeunesse que nous avions fait réunir, et que cette mesure nous parut satisfaire pleinement. M. Bellenfant nous dit qu’il allait se rendre à La Flèche dans la journée, et lui ayant fait nos adieux, nous montâmes en voiture et reprîmes la route du Mans, remerciant Dieu qui avait daigné nous sauver d’une situation pour laquelle nous n’avions de goût ni l’un ni l’autre. Le retour fut plus pacifique que n’avait été l’aller. Il est vrai que pour ne pas causer d’embarras au brave curé de Noyen, nous nous arrêtâmes à l’auberge du Lion d’or tenue par un certain Desnois qui était fort avancé, mais qui fut enchanté d’héberger nos personnes, notre phaéton et notre cheval. Rentrés au Mans, notre premier soin fut d’aller rendre compte de notre mission à M. Bouvier, qui fut un peu contrarié du parti que nous avions cru devoir prendre, et convint néanmoins qu’il eût été bien difficile de faire autrement.

À peine rassuré sur l’inquiétude que m’avait causée une mission dont l’issue aurait pu être si préjudiciable à mes projets, un nouvel incident vint m’apporter un nouveau trouble. Mgr Carron avait enfin obtenu de quitter Laval et de rentrer dans sa ville épiscopale. À son arrivée, il tint son Conseil, et pourvut aux postes vacants. Le 22 juin, M. Fonteinne recevait de l’évêché l’avis de sa nomination à la cure d’Asnières. Cette mesure qui l’éloignait de Sablé pouvait avoir de graves inconvénients pour notre grande affaire, en éloignant de Sablé M. Fonteinne qui ne pourrait plus surveiller d’une façon aussi directe la situation, ni suivre ses rapports avec M. Salmon. En outre, si l’on voyait jour à ouvrir enfin l’établissement, pouvait-on se promettre que l’évêque céderait volontiers un de ses curés, au lendemain surtout de son installation dans une paroisse ? Cet événement me causa beaucoup d’ennui, d’autant qu’il contristait vivement M. Fonteinne qui attribuait ce brusque changement à l’influence du curé de Sablé des rapports duquel il avait peu à se louer.

Un autre incident ne tarda pas à venir compliquer la situation. M. l’abbé Mortreux, aumônier de la Visitation du Mans, venait d’être nommé à la cure de Bouëre. M. Bouvier songea à me proposer à l’évêque pour ce poste, dont il me fit valoir les avantages particuliers pour moi ; et parce que je resterais au Mans dans ma famille, et à cause des loisirs que ce ministère me laisserait pour l’étude. Si j’acceptais, c’était renoncer à mon cher projet ; mais, répondait M. Bouvier, ce projet était-il réalisable ? En parlant ainsi, M. Bouvier ne savait pas l’échec que j’avais éprouvé à Rome ; autrement, il eût été plus insistant encore. D’un autre côté, si je refusais, n’étant assuré de rien du côté de l’évêque, car je ne me préoccupais pas d’autre chose et ne songeais même pas aux autres difficultés ; si, dis-je, je refusais, et que mon projet n’eût pas de réalisation, je manquais l’occasion de me placer avantageusement et selon mes goûts. Je n’avais rien brigué, pas même désiré, et la chose m’arrivait d’elle-même. N’était-ce pas Dieu lui-même qui s’expliquait, au moment où M. Fonteinne quittait Sablé ? 

Mais la bonté divine ne me tint pas longtemps dans l’incertitude. On était au mois de juillet. Les prisonniers de La Flèche étaient libérés, et l’un d’eux, M. Boulangé, était rentré dans sa famille au Mans. Par courtoisie envers le monastère de la Visitation, M. Bouvier pensa, et il fit partager son idée à l’évêque, qu’il était convenable de présenter aux religieuses deux candidats, et M. Boulangé me fut adjoint dans cette présentation. La communauté m’écarta comme trop jeune, et demanda M. Boulangé qui avait un an de moins que moi. Il est vrai que j’avais l’extérieur plus jeune encore que mon âge. Cette solution toute providentielle me fixa pour jamais ; j’y vis la volonté de Dieu, et je n’eus pas de peine à rentrer dans le courant de mes idées qui n’avait pas été interrompu sérieusement par cet étrange incident.

Les vacances du séminaire étaient imminentes. M. Heurtebize me proposa de parler du projet de Solesmes à deux séminaristes qu’il jugeait assez propres à l’œuvre. L’un d’eux se nommait Audruger et l’autre Daigremont. Ils me semblèrent peu disposés à comprendre la chose, et encore moins à s’y dévouer ; en sorte que j’y fus pour mes avances. D’autre part, je voyais M. Bouvier qui portait toujours intérêt au projet, et dans l’ennui que j’éprouvais de me sentir au milieu d’une situation sans issue, je lui demandai s’il consentirait à présenter à l’évêque un Mémoire que je rédigerais pour exposer les motifs qui me portaient à songer au rétablissement des Bénédictins, et pour l’engager à donner enfin la permission tant désirée. M. Bouvier consentit à accepter le rôle d’avocat officieux dans cette affaire, et je me mis aussitôt à la composition du mémoire que j’achevai, mais qui ne fut pas présenté, par suite de circonstances qui le rendirent inutile et même superflu.

On arrivait au mois d’août. Je quittai le Mans, et je me rendis à Asnières auprès de M. Fonteinne qui me désirait beaucoup. Nous passâmes ensemble une bonne huitaine, durant laquelle nous nous entretînmes presque constamment de Solesmes, sans grand espoir, mais sans nous décourager cependant. Le moment de la Providence approchait : mais elle nous maintenait un bandeau sur les yeux. En fait de sujets sur lesquels je pouvais compter, il ne me restait d’assuré que M. Fonteinne et M. Le Boucher. Solesmes pouvait être acheté d’un moment à l’autre par quelque amateur, et pour l’acquérir moi-même, je n’avais pas un sou.

Après quelques semaines que je passai au Mans, je m’avisai d’entreprendre un voyage à Angers, pour y faire la connaissance d’un prêtre très distingué que j’avais entendu souvent recommander par l’abbé Morel, chanoine honoraire et mon ancien camarade de Lycée. Ce prêtre se nommait Banchereau, et était curé de Montreuil-Belfroy, près d’Angers. On lui avait donné un certain nombre de séminaristes, auxquels il enseignait la théologie dans son presbytère. Je trouvai en lui, jointe à une grande piété, une entente parfaite des matières théologiques, avec un attachement aussi éclairé que profond aux doctrines romaines. Nous nous liâmes d’amitié, et je lui fis part de mes projets. Il les goûta et me donna l’espérance qu’il se joindrait à nous. Après mon départ, une correspondance suivie s’établit entre nous.

Après quelques jours passés auprès de M. Banchereau, je rentrai à Angers chez l’abbé Morel qui me donnait l’hospitalité. Ce fut là que je lus la célèbre encyclique de Grégoire XVI, Mirari vos, qui avait paru à Rome le 15 août, et abordait en France par les journaux de septembre. Je compris de suite que plusieurs des paragraphes de cet immense document regardaient M. de La Mennais et son école, bien qu’aucun nom propre n’y parût. Je n’avais pas grand sacrifice à faire en présence de cette décision qui combattait des doctrines pour lesquelles j’avais peu de goût et que j’avais même combattues ; mais j’avais excusé certaines applications de ces théories, et je me réjouis sincèrement de pouvoir en tout m’unir à l’enseignement du Saint-Siège qui s’expliquait enfin.

Après avoir rempli mon devoir catholique de soumission, autant que je pouvais y être tenu, je songeai à mon projet qu’un tel événement pouvait ou compromettre ou servir. Après avoir imploré le secours de Dieu, je crus devoir écrire d’Angers même à Mgr Carron. Je lui rappelais le motif du délai qu’il m’avait imposé : la crainte qu’il m’avait exprimée de paraître s’engager avec l’école de M. de La Mennais en autorisant une association qui serait suspecte à beaucoup de gens, à raison de mes relations. Je faisais ensuite remarquer au prélat que son désir étant de voir l’unité rétablie sur l’objet de tant de controverses, le moment était arrivé où son vœu allait s’accomplir ; que l’Encyclique apportait la paix en amenant la soumission ; que pour ma part j’y adhérais du fond de mon cœur, et que nul des vaincus ne pouvait regretter une défaite qui rétablissait la paix dans les esprits.

Peu de jours après mon retour au Mans, je reçus la réponse du prélat datée de Laval. Elle était conçue dans les termes les plus bienveillants. Le prélat se réjouissait de la solution que Rome venait de donner aux questions déférées à son tribunal ; il me félicitait des sentiments que je lui exprimais sur l’Encyclique, et terminait en me disant qu’à son retour au Mans, il m’entendrait volontiers sur mes projets.

C’était un grand pas de fait. La crise provoquée par le jugement apostolique fondait Solesmes qui ne pouvait être qu’une école dévouée au Saint-Siège. Après un an d’épreuves, j’allais aborder au port. Je fis part tout aussitôt de l’heureuse nouvelle à M. Fonteinne qui s’en réjouit avec moi.