Solesmes et Dom Guéranger par Dom Louis Soltner – 2 – Prêtre séculier

    Au mois de juillet 1826, l’abbé Guéranger fut ordonné sous-diacre et commença à réciter le Bréviaire : il en éprouva joie et fierté. Ce n’était plus le Bréviaire romain, mais celui qu’avait promulgué en 1748 Mgr de Froullay, évêque du Mans.

    Le 21 novembre, un premier sermon, prononcé chez les Dames du Sacré-Cœur, laissa au débutant un souvenir assez pénible, un trou de mémoire l’ayant obligé à sortir son manuscrit de sa poche. Comme l’incident se renouvela les fois suivantes, il renonça à apprendre par cœur et se contenta désormais de noter quelques idées qu’il développait simplement. Il sera toujours goûté, non pas dans la grande éloquence mais dans ce genre plus simple et plus direct, où la clarté et surtout l’ardeur du cœur séduisaient les auditeurs.

    Au printemps 1827, Mgr de la Myre partit prendre les eaux à Bourbonne. Son secrétaire se rendit à Angers pour recevoir le diaconat des mains de Mgr Montault, qui l’accueillit avec une bonté particulière. Après avoir passé près de lui la fête de Pâques, il revint au Mans attendre le grand jour de l’ordination sacerdotale, pour laquelle son évêque lui avait obtenu une dispense d’âge de dix-huit mois.

    Le 7 octobre, l’abbé Guéranger était ordonné prêtre par Mgr de Montblanc dans l’oratoire du palais archiépiscopal de Tours, sans aucun déploiement liturgique. Comme il l’a raconté plus tard, l’ordinand s’aperçut avec frayeur au cours de la cérémonie que l’évêque oubliait de lui imposer les mains ; il dut insister pour que le prélat regardât de plus près les rubriques.

    Son pèlerinage solitaire de l’après-midi sur les ruines de Marmoutiers lui réservait une émotion d’un autre genre. La scène a été souvent racontée : à genoux devant l’autel de saint Martin, le jeune prêtre récita le Rorate, tandis que lui revenaient ses pensées de séminariste sur la grandeur de la vie monastique. A cette heure, il était surtout navré du spectacle de désolation, et sa peine augmenta encore lorsqu’au sortir de la chapelle, une vieille femme lui dépeignit les actes de vandalisme dont elle avait été témoin, tels ces coups de marteaux qui firent volet en éclat les verrières du chœur…

    Le surlendemain, en présence de sa famille, l’abbé Guéranger célébra sa première messe dans la chapelle Notre-Dame, au chevet de la cathédrale du Mans. Une nouvelle ferveur l’enveloppait. Pour se préparer au sacerdoce, il avait choisi les écrits de M. Olier. Les auteurs de l’École française seront toujours l’objet de son admiration.

    A dater du jour de son ordination, il prenait le rang de chanoine ainsi en avait décidé son évêque. La décision provoqua une petite crise de jalousie chez certains membres du Chapitre : le nouveau venu n’atteignait pas encore ses vingt-trois ans ! Ce n’était pas la dernière fois que sa jeunesse lui vaudrait quelques ennuis !

    La Saint Julien 1828 demeurera toujours chère à l’abbé de Solesmes, comme le jour où il lui fut accordé de prier avec L’Église romaine en adoptant définitivement ses livres liturgiques, et de pouvoir ainsi « pénétrer toujours plus avant dans le sens intime de L’Église ». En lui permettant d’user du Missel et du Bréviaire romains, Mgr de la Myre le mettait en possession d’un trésor encore caché au diocèse du Mans. Ce trésor fructifierait : on en aurait la preuve deux ans plus tard. De cette fréquentation quotidienne de la prière de L’Église devaient un jour sortir des ouvrages dont l’influence serait déterminante pour rétablir en France l’unité liturgique.

    Au mois de mai 1828, Mgr de la Myre quitta Le Mans pour n’y revenir qu’à la fin de l’année et envoyer à Rome sa démission. Son secrétaire le suivit dans les déplacements nécessités par son état de santé et ses relations familiales. Pour la première fois de sa vie, l’abbé Guéranger quitta sa province et s’éloigna des siens, ce qu’il ressentit fortement. Mais ces voyages élargirent ses horizons, lui firent entrevoir de multiples aspects du pays et connaître d’autres représentants du clergé français. Un esprit aussi éveillé que le sien devait profiter pleinement de cet enseignement pratique.

    Il découvrit les beautés de Chartres, l’animation de Paris – qu’il ne parviendra d’ailleurs jamais à aimer -, il admira la fidélité romaine du clergé franc-comtois au sein duquel il se créa des amitiés mennaisiennes : le futur cardinal Gousset, le futur Mgr Doney et d’autres. Il se morfondit à Bourbonne, où il devint « l’aumônier des baigneurs » . Il toucha du doigt la plaie d’une déchristianisation qu’un manceau ne pouvait soupçonner : à Marolles, petit bourg de Seine-et-Oise dépourvu de pasteur, il entreprit de réveiller la foi, régularisa les mariages, et enthousiasma tellement ces pauvres gens abandonnés qu’ils demandèrent à le garder comme curé.

    Mais Mgr de la Myre résidait habituellement à Paris, logeant au Séminaire des Missions Etrangères, rue du Bac, où il recevait la meilleure société. Le secrétaire, qui inscrivait les noms des visiteurs, ignorait qu’il côtoyait plus d’un membre de la secrète association des Chevaliers de la Foi ; la famille de l’évêque du Mans était alliée en effet à celle du comte Ferdinand de Bertier. L’abbé Guéranger se contentait de regarder et d’écouter cette aristocratie qui avait connu la fin du 18e siècle, traversé les troubles révolutionnaires, et se remémorait maintenant les grandeurs d’antan. Il y avait là matière à une intéressante étude de mœurs, matière aussi à une réflexion sur les mérites et les faiblesses de cette société sur laquelle, tout en la respectant et en en goûtant le charme, l’abbé Guéranger ne fondait aucun espoir pour le relèvement chrétien de la France. La Révolution était passée, mais la Restauration n’avait « rien oublié ni rien appris ».

    De ce milieu aristocratique, le jeune secrétaire acquit principalement les qualités d’urbanité : elles devaient le garantir contre une certaine brusquerie et une excessive familiarité où son naturel risquait de l’entraîner.

    Il eut alors le plaisir de revoir Dom Antoine Saulnier de Beauregard, le célèbre abbé de Melleray, dont il avait fait la connaissance à l’évêché du Mans et qui, par une curieuse coïncidence, avait assisté à son ordination. Le souvenir de cette figure monastique très particulière est demeuré présent à Dom Guéranger : « Je n’ai rien vu de plus aimable et de plus piquant que la conversation de Dom Antoine. En tout d’une parfaite convenance, il pétillait d’esprit, avec un parfum d’Ancien Régime, sentant son gentilhomme d’une lieue, et ayant au parfait ce que l’on appelait alors le ton de l’ancienne Cour ; mon évêque, très homme du monde, était pâle auprès de lui, et cependant le moine surnageait toujours. On le goûtait à la Cour et dans les hôtels du faubourg Saint-Germain, et chaque année, le voyage de Paris était de rigueur. Il m’avait pris en amitié, et confia à l’évêque qu’il me convoitait pour Melleray. Celui-ci me dit de me tenir sur mes gardes ; mais il y avait peu de danger : je ne me sentais aucun goût pour la Trappe, où il eût fallu renoncer aux études. »

    Les nombreuses lettres adressées à son frère Édouard sont, avec l’Autobiographie, la meilleure source pour connaître la pensée du chanoine Guéranger durant ses années parisiennes. On le voit suivre de près les événements politiques dans leurs répercussions sur le clergé. La cause des Bourbons lui semblait se dégrader progressivement et sans espoir.

    Une voix continuait à s’élever pour signaler les périls de l’heure et pour indiquer les moyens de régénérer le catholicisme et la société. On était au début de 1829, et Lamennais venait de publier son livre : Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église. Dès qu’il en eut achevé la lecture, l’abbé Guéranger décida d’écrire à l’auteur pour le féliciter et lui soumettre un projet d’études : il s’agissait de rassembler les témoignages de la tradition sur la souveraineté du Pape, en une sorte de traité historico-dogmatique ; on réfuterait ainsi par l’évidence des faits les préjugés courants sur la papauté.

    De la Chênaie, Lamennais répondit par des encouragements, des indications bibliographiques et une pressante invitation à se joindre au petit groupe d’ecclésiastiques qui gravitaient autour de lui pour préparer « la régénération de la société » . Léon Boré, l’un des amis angevins de Prosper Guéranger, était du nombre et lui adressait des lettres d’un romantisme enflammé. Le secrétaire de Mgr de la Myre répondit qu’il n’était pas libre, mais que son caeur le portait à désirer la réalisation de cet idéal.

    Faut-il prendre à la lettre ces effusions de l’abbé Guéranger ? S’il est certainement sincère en appelant Lamennais son « maître », en le regardant comme l’homme providentiel pour la rénovation de la France, en se disant dévoué à ses doctrines, il tient cependant à conserver son indépendance. Il n’y a d’ailleurs jamais eu d’amitié proprement dite entre les deux hommes, mais admiration de la part du disciple, intérêt bienveillant de la part du maître. Leur correspondance, qui s’achèvera en décembre 1832, le prouve suffisamment, ainsi que l’attitude de l’abbé Guéranger après la mort de Mgr de la Myre.

    Le vieux prélat s’éteignit le 8 septembre 1829 au château du Gué à-Trême, au diocèse de Meaux, après avoir renoncé, sur l’invitation de son secrétaire, aux maximes gallicanes et avoir exprimé son attachement aux doctrines romaines. L’abbé se hâta d’envoyer au Chapitre du Mans le procès-verbal de cette protestation de foi.

    Sa liberté recouvrée, Prosper Guéranger ne pouvait-il gagner enfin la Chênaie ? Il se posa la question et en discuta avec l’abbé Gerbet, le disciple le plus éminent de Lamennais. Prétextant son manque de fortune et sa situation à l’égard de son diocèse, il préféra demeurer à Paris. Il obtint un poste à la paroisse des Missions Etrangères qui lui permit de disposer d’un temps suffisant pour ses études et de jouir des grandes bibliothèques. Mais il gardait en lui le désir de revoir sa province du Maine. C’est là un trait caractéristique de Dom Guéranger : il se sent mal à l’aise loin de sa famille ; plus tard, il supportera difficilement de vivre loin de ses moines. Sa mère était morte le 15 juin 1829 après une longue maladie. Il avait eu le cœur déchiré de ne pouvoir même se rendre à ses obsèques.

    Les offres avantageuses qui lui vinrent par l’intermédiaire de la famille de la Myre, telle l’entrée dans la Grande Aumônerie, ne l’intéressèrent pas. Il ne tenait pas à lier sa destinée à une dynastie qu’il sentait ébranlée. Le modus vivendi qui s’établit entre le saint curé des Missions Étrangères, l’abbé Desgenettes, et lui, le satisfaisait pleinement : « Mon curé sait que je veux étudier, et met la plus grande

    obligeance à m’en donner les moyens. » Le ministère se bornait à peu de chose : le catéchisme et les prédications plutôt que les confessions, en raison de l’apparence trop juvénile du vicaire ; quelques cérémonies extraordinaires, comme le pèlerinage annuel au grand calvaire du Mont -Valérien : l’abbé Guéranger en a laissé une description pittoresque, émouvante aussi par l’évocation du vieux roi Charles X chantant de tout son cœur le Domine,
salvum fac regem moins de deux mois avant sa chute.

    Si le vicaire avait eu réellement une vocation à l’apostolat, elle se serait déclarée à Marolles ou à Paris. Au contraire, il rappelle à son frère, que, tout en s’y adonnant avec conscience, il ne se sent aucun attrait pour le ministère. Il veut servir L’Église par l’étude.

    Sur les conseils de Mgr de la Myre, il avait choisi pour directeur de conscience un jésuite célèbre, le P. Varin, qui le fit progresser dans la compréhension de la vie spirituelle. « Sans en avoir une vue bien distincte, je commençais à sentir ce que c’est qu’un religieux. » La maturité de jugement que nous constatons chez Dom Guéranger dès ses premières correspondances de direction spirituelle doit sans doute quelque chose à cette formation.

    Le P. Varin lui fit ouvrir la bibliothèque de la Compagnie, rue de Sèvres. Elle était riche en ouvrages de science ecclésiastique non français. Mais Dom Guéranger ne connaîtra jamais d’autre langue étrangère que l’italien et devra se faire aider de traducteurs pour l’anglais et l’allemand.

    « Un seul but animait tous mes travaux : la défense des doctrines romaines. » En attendant que cette ardeur produisît ses fruits, Lamennais l’incita à s’essayer en écrivant quelques articles pour le Mémorial Catholique. Cette proposition hâta de manière très heureuse chez l’abbé Guéranger l’éclosion de la synthèse personnelle, sans laquelle ses connaissances ne seraient demeurées qu’au stade de l’érudition. « Mon intelligence, écrit-il, attendait un signal pour partir et rendre fécond l’attrait qui me poussait vers l’érudition. Ce signal, ce fut la Liturgie qui me le donna, bien à mon insu. L’école de M. de la Mennais cherchait en tout les idées générales ; j’entrevis le dogme de l’Incarnation comme centre auquel je devais tout rapporter, et le dogme de L’Église renfermé dans celui de l’Incarnation. Les sacrements, les sacramentaux, la poésie des prières et des actes de la liturgie, tout cela m’apparaissait de plus en plus rayonnant. Je sentais que l’avenir de mon intelligence était dans ces régions. »

    A l’âge de vingt-cinq ans, il se trouvait ainsi en possession d’une pensée personnelle remarquablement unifiée. C’est pourquoi les quatre articles qu’il publia de février à juillet 1830 sous le titre

    Considérations sur la liturgie catholique, contiennent déjà toutes les idées qu’il développera plus tard. Ces pages courageuses, qui s’attaquaient à de fortes positions gallicanes et jansénisantes, établissaient que la liturgie, parce qu’elle est le langage de L’Église, doit être antique, universelle, autorisée et pieuse. Elles témoignent de la précocité et de la sûreté des intuitions de leur auteur, de sa jeunesse aussi – il le reconnaîtra plus tard -, car la polémique qui s’ensuivit avec l’Ami de la Religion et du Roi fut tout juste courtoise. Elle avertissait du moins l’abbé Guéranger qu’il devrait renoncer à son repos s’il voulait déloger le gallicanisme de ses positions.

    C’était encore le fait d’une belle ardeur juvénile que de décider, avec l’abbé Desgenettes, de consacrer le dimanche q, juillet 1830 à la cause romaine. On célébrait la Saint Pierre ; les paroissiens entendirent deux sermons de près d’une heure, l’un sur les droits du pape, l’autre contre les Quatre Articles de 1682. L’abbé Guéranger partit ensuite prendre quelques vacances au Mans.

    Sur ces entrefaites éclata la Révolution de juillet. La violente poussée d’anticléricalisme dont elle s’accompagna obligea les prêtres à se dissimuler sous la tenue laïque. L’abbé Guéranger a raconté lui-même comment, grâce à cet incognito, il put regagner son poste de vicaire des Missions, et par quel stratagème il trompa la vigilance d’un insurgé dont la mère avait demandé les derniers sacrements.

    M. Desgenettes avait fui en Suisse et invitait son ancien vicaire à l’y rejoindre pour diriger un journal. Sur les conseils de Lamennais, l’abbé Guéranger préféra collaborer à l’Avenir, qui venait de se fonder pour remplacer le Mémorial Catholique. Mais déjà, il avait décidé de regagner Le Mans, ayant obtenu de Mgr Carron, le nouvel évêque, d’y poursuivre ses travaux tout en assurant une part de ministère. Ce projet fut mis à exécution dès le début de l’automne, et l’abbé brisa sans regrets sa carrière parisienne.

    Le charme du Maine en plus, les bibliothèques en moins, ce fut un peu la même existence tranquille et studieuse qu’à Paris. L’heureux chanoine honoraire de vingt-cinq ans était tout entier à ses travaux personnels et n’en ressentait aucun scrupule : le diocèse comptait tant de prêtres… Il se prêtait d’ailleurs à tous les services qu’on lui demandait. Toujours à cause de son air de jeunesse, on le préféra dans la chaire plutôt qu’au confessionnal : sermons des solennités à la cathédrale, en présence du Chapitre, sermons dans les paroisses de la ville ou au pensionnat du Sacré-Cœur. Il acquit bientôt la réputation de « prédicateur toujours prêt sur n’importe quel sujet ». Lorsqu’il parlait d’abondance du cœur, il perdait le léger bégaiement qui lui interdisait habituellement la véritable éloquence.

    Que devenait son vaste projet d’ouvrage sur la papauté ? Les problèmes du moment l’avaient relégué au second plan. Déjà se manifestait chez lui cette tendance à faire marquer le pas aux grands travaux entrepris, lorsqu’une cause urgente réclamait son intervention. Cette attitude, qui lui sera souvent reprochée, s’explique par l’ardeur du tempérament, l’attrait pour la variété dans le travail, et surtout par un dévouement total à l’Église.

    Invité à collaborer au nouvel organe de l’école mennaisienne, l’abbé Guéranger publia dans l’Avenir, à la fin d’octobre, deux articles intitulés De la prière pour le Roi. Ils désiraient calmer les inquiétudes des catholiques à propos du Domine salvum fac regem que les légitimistes refusaient à Louis-Philippe. Tout en démontrant que L’Église a toujours prié pour les gouvernants en tant que responsables de l’ordre civil, l’auteur souligna le droit de L’Église à une entière liberté à l’égard du pouvoir temporel.

    Dans la même perspective, il examina ensuite un grave problème suscité par le changement de régime : celui du choix des évêques par un prince éventuellement hérétique ou incroyant. Le Concordat avait envisagé ce cas, et il était opportun de rappeler les principes alors que la religion n’était plus reconnue comme celle du chef de l’État. En quelques mois, l’abbé Guéranger rédigea son premier ouvrage : De l’élection et de la nomination des évêques, qui parut en juin 1831. Lamennais, qui prônait désormais la séparation de L’Église et de L’Etat, affecta d’y voir une critique du système concordataire. En réalité, cet écrit était un traité historique des relations de L’Église et de L’État qui ne méconnaissait pas les mérites du Concordat.

    Dès qu’il eut achevé ce travail, l’auteur revint sur un sujet qui le préoccupait depuis son séminaire : il projeta de rédiger un livre sur la décadence et la restauration des sciences ecclésiastiques en France. Lamennais l’encouragea vivement à réaliser ce plan. Mais, une fois de plus, cette étude ne devait être qu’ébauchée ; on en retrouverait les linéaments dans quelques articles publiés en 1832 dans la Tribune catholique sous le titre : De la théologie.

    Depuis quelque temps, en effet, un nouveau centre d’intérêt était apparu dans l’existence de l’abbé Guéranger. Riche désormais d’une solide formation, il allait être amené, sans l’avoir aucunement cherché, à réaliser son idéal de vie au service de L’Église, par une voie qui, sans exclure celle de la science, la dépassait en grandeur et en efficacité : il était appelé à redonner à la France l’une des grandes institutions traditionnelles de l’Église.

    « Dans le cours du printemps de 1831, raconte Dom Guéranger, les journaux insérèrent dans leurs annonces la mise en vente du prieuré de Solesmes qu’ils qualifiaient d’abbaye. Cette nouvelle me causa une vive impression. Ce monument tant aimé de mon enfance, exposé à passer peut-être par d’étranges vicissitudes… »

    Acheté en 1791 par Henry Lenoir de Chantelou, qui, en 1812, était allé jusqu’à l’Empereur pour que soient conservées à Solesmes les statues de l’église convoitées par le préfet de la Sarthe, le prieuré était passé en 1825 aux mains de trois riches propriétaires de la région. Ils avaient tenté vainement d’en tirer profit : petit séminaire, verrerie, dépôt d’ardoises d’Angers, que n’avaient-ils imaginé ? Le monastère risquait de devenir la proie de ceux qu’on appelait alors « la bande noire » et qui n’hésitaient pas à considérer les monuments les plus vénérables comme de rentables carrières de pierres. L’abbé Guéranger s’empressa de signaler la chose à l’abbé Gerbet. Mais Lamennais avait d’autres soucis que de fonder un établissement dans la Sarthe.

    «  L’annonce de Solesmes en vente continuant de paraître sur les journaux, poursuit Dom Guéranger, je ne pouvais me déprendre de la pensée de voir utiliser et sauver cette maison. Tout à coup, vers le mois de juin, l’idée me vint que si je pouvais y réunir quelques jeunes prêtres, nous y rétablirions l’Ordre de Saint-Benoît avec l’office divin et les études. Mes fonctions auprès de l’évêque et mon séjour à Paris avaient suspendu chez moi les aspirations que j’avais ressenties au séminaire. Elles se ranimèrent tout à coup et ne me quittèrent plus. »

    On ne saurait trop relever la soudaineté du fait. L’abbé Guéranger avait certainement souhaité plus d’une fois la restauration de la vie bénédictine en France, mais sans imaginer jamais qu’il en serait l’instrument. Une occasion fortuite a fait jaillir en lui une résolution que les seuls motifs humains sont insuffisants à expliquer. Par ailleurs il est remarquable que l’idée de fondation se soit présentée à l’heure où le chanoine du Mans se penchait sur le problème de l’étude de la Tradition. Cette circonstance devait marquer profondément son œuvre monastique.

    De prime abord, le projet paraissait utopique. Pas plus que les autres ordres religieux, les bénédictins n’avaient droit de cité en France. La Révolution avait interdit les vœux de religion, « engagements contraires aux droits naturels de l’homme ». Napoléon n’avait pas voulu de moines, « inutiles » et d’ailleurs inconnus au temps des apôtres. Le lie des Articles Organiques supprimait tous établissements ecclésiastiques autres que chapitres cathédraux et séminaires. La formule définitive destinée à écarter toute discussion avait été trouvée par Portalis, ministre des Cultes sous l’Empire : « Le siècle des institutions monastiques est passé. » Ces mots ne faisaient d’ailleurs qu’exprimer l’opinion générale, pour laquelle le terme même de « moine » évoquait obscurantisme et refus du progrès. Seuls quelques esprits cultivés désiraient la résurrection des mauristes érudits.

    Sous le couvert d’une autorisation royale, un faible espoir était apparu sous la Restauration. Mais réclamer une telle protection au pouvoir civil, n’était-ce pas méconnaître les droits de L’Église et la dignité des grands ordres religieux ? C’est pourtant cette voie qu’avaient choisie les bénédictins en 1816. Dom Verneuil, dernier prieur de Saint -Denys, avait réuni à Senlis quelques anciens mauristes pour leur faire reprendre les exercices réguliers et des activités enseignantes. Sa mort et surtout les habitudes séculières que les moines avaient prises durant les vingt-cinq années de leur exclaustration, avaient entraîné rapidement la fin de cette expérience.

    Pour renaître en France, la vie bénédictine semblait donc attendre une génération nouvelle, libre d’esprit à l’égard de l’Ancien Régime, et par conséquent plus apte à rechercher la pensée de saint Benoît pour l’adapter aux temps nouveaux.

    Dans l’immédiat, en 1834 la situation paraissait peu favorable, et l’Ouest catholique, qui s’échauffait dans l’agitation légitimiste, n’était pas la région la plus indiquée pour faire revivre une institution dont le souvenir ne se dissociait pas encore dé celui de la France monarchique. Les événements survenus à la Trappe de Melleray, au diocèse de Nantes, donnaient à réfléchir : au début d’octobre, les moines avaient été en partie dispersés, et l’abbé Dom Antoine de Beauregard jeté en prison. L’esprit de l’administration du Régime de Juillet 1830 laissait peu d’espoir.

    Indépendamment de cette conjoncture politique, des considérations plus personnelles s’imposaient à l’abbé Guéranger, sans parvenir à le faire reculer. Trente ans plus tard, il se rappellera cette intrépidité toute simple : « Ma jeunesse, l’absence complète de ressources temporelles, le peu de fonds qu’il y avait à faire dans ceux que je me proposais de m’associer, rien de tout cela ne m’arrêtait. Je n’y songeais même pas et je me sentais poussé à aller de l’avant. Je priais de grand cœur pour obtenir le secours de Dieu ; mais il ne me venait pas même en pensée de demander à connaître sa volonté sur l’œuvre projetée. »

    Quelle était donc l’intention profonde qui lui valait une telle assurance ? « Le besoin de L’Église me semblait si urgent, les idées sur le vrai christianisme si faussées et si compromises dans le monde ecclésiastique et laïque, que je ne voyais autre chose que l’urgence de fonder un centre quelconque pour recueillir et raviver les pures traditions. » On le voit, le programme est vaste et encore imprécis. Mais tout de suite apparaît la référence à L’Église, et à L’Église de ce temps. Il ne s’agit pas d’un souci archéologique accompagné de nostalgie du passé, mais de la conviction du rôle indispensable de l’ordre monastique dans l’Église.