Solesmes et Dom Guéranger par Dom Louis Soltner – 6 – Vie liturgique

    « La prière est pour l’homme le premier des biens ». La Préface générale de l’Année liturgique s’ouvre sur l’affirmation toute simple de cette vérité intangible. « On demeure saisi de sa portée et de sa force religieuse, écrit Dom Capelle ; dès ses premiers mots, on pénètre jusqu’au centre de la vérité d’où tout va rayonner. Cette page admirable détermine avec une majestueuse aisance la première place de la liturgie dans le christianisme : nécessaire, la prière n’est possible que par Jésus-Christ et l’Esprit Saint envoyé par lui ; mais l’Esprit Saint réside dans L’Église, et l’incessante voix de L’Église, c’est la liturgie. La chaîne d’or de ce raisonnement est indestructible… »

    On ne saurait mieux présenter la pensée fondamentale qui a guidé Dom Guéranger tout au long de son ouvrage le plus célèbre, celui où il a mis « le meilleur de lui-même » .

    Par tempérament, Prosper Guéranger était prédisposé à préférer la prière sous sa forme liturgique : sa sensibilité affinée le rendait attentif aux signes et aux symboles, au chant comme à toute expression poétique de la foi. Sécheresse et froideur le rebutaient, et c’est une des raisons pour lesquelles le jansénisme lui inspirait une vive répulsion.

    Mais il faut dépasser ce substrat purement humain pour saisir les fondements de la pensée liturgique de Dom Guéranger. Cette pensée, qui apparaît dès 1830 à travers ses premiers articles et qui s’épanouit dans la Préface de l’Année liturgique, ainsi que dans les premières pages des Institutions liturgiques, s’est vraisemblablement élaborée à partir des réflexions nées de la fréquentation du Bréviaire et du Missel romains, au temps de Mgr de la Myre. A cette époque, l’attention de l’abbé Guéranger se portait aussi vers l’étude de la constitution de L’Église, si bien que sa synthèse théologique, qui lui fit entrevoir les rapports du mystère de L’Église avec celui de l’Incarnation, se forma à la lumière de la liturgie.

    Dom Guéranger saisit la source de la liturgie au sein même de la Trinité : Dieu se contemple, s’aime et se loue. Mais l’expression liturgique proprement dite suppose l’Incarnation. Selon l’économie de ce mystère, en effet, les réalités invisibles se font connaître à l’homme au moyen des réalités visibles.

    A son grand acte liturgique et unique – le Sacrifice de la Croix -le Christ fait participer tous ses membres par la vertu du Saint-Esprit. L’assemblée de ces membres, hiérarchiquement organisée, n’est autre que l’Église. En la fondant, le Christ transmet aux Apôtres son pouvoir de dispenser les mystères, son pouvoir liturgique. Les Apôtres organisent des rites, car L’Église visible a besoin de ces signes extérieurs ainsi prend naissance la tradition liturgique.

    C’est pour sa dignité de prière que L’Église, et non pas simplement pour ses aspects extérieurs, que Dom Guéranger aime la liturgie. Et comme il envisage habituellement L’Église tantôt comme Épouse du Christ, tantôt comme société une et universelle, il se placera à ces deux points de vue pour souligner l’excellence de la liturgie.

    En tant que voix de l’Épouse, « la prière de L’Église est la plus agréable à l’oreille et au cœur de Dieu, et partant la plus puissante ». L’Année liturgique a pour but de faire entendre les différents accents de cette voix.

    En tant que « prière à l’état social », prière du Corps Mystique, la liturgie l’emporte encore sur toute autre forme de prière : seule elle exprime et entretient l’unité et l’universalité de la foi, à travers le développement de la tradition, mais à condition de se référer au représentant visible du Christ, seul principe d’unité de l’Église. Soumise à l’autorité du Pontife romain, elle sera symbole d’unité et offrira toute garantie d’orthodoxie. Dom Guéranger illustrera ces principes dans ses Institutions liturgiques.

    En rendant à son siècle le sens de la prière liturgique, l’abbé de Solesmes a réagi contre un double individualisme : un individualisme personnel, en exaltant la supériorité de la prière ecclésiale ; un individualisme national ou régional, en faisant comprendre l’importance de l’unité, laquelle n’est pas l’uniformité.

    Dom Guéranger perçoit les objections : ne risque-t-il pas de sacrifier la personne à la société, d’étouffer la vie d’oraison dans le bruit des cérémonies ? Dès le début de l’Année liturgique, il rassure ses lecteurs

    la prière de L’Église ne peut enlever à lui-même un membre de cette Église. D’une manière analogue, une église particulière ne perdra pas ses traditions légitimes en s’associant à la prière de L’Église universelle.

    La contemplation ne peut pas souffrir « de l’éclat et de l’harmonie des chants de la prière liturgique », puisque les psaumes, dont cette prière est tissée, sont inspirés par l’Esprit -Saint pour exprimer tous les états de l’âme en face de son Dieu. « Pour l’homme de contemplation, la prière liturgique est tantôt le principe, tantôt le résultat des visites du Seigneur. »

    Quant à l’année liturgique, elle est « la manifestation de Jésus-Christ et de ses mystères dans L’Église et dans l’âme fidèle ». Elle fait vivre l’homme au rythme des « saisons mystiques » et produit en lui un effet particulier en harmonie avec chacun des aspects du Mystère du Salut. Très sensible au mouvement de la vie et au déroulement de l’histoire vers son terme, Dom Guéranger goûte pleinement cette succession annuelle. Par elle, il revit les étapes de l’attente du Messie, de l’existence du Christ et des origines de L’Église ; par elle aussi il entre dans la compagnie de la Vierge, des Anges et des Saints, personnes aimées dont il s’attache à souligner les relations avec le Mystère du Christ, selon chacun des temps liturgiques.

    Vivre l’année liturgique, affirme-t-il dans la Préface générale, est l’un des plus puissants moyens pour progresser dans l’intelligence des vérités de la foi. Il en a lui-même éprouvé la « puissance rénovatrice » : « La foi du fidèle s’éclaire d’année en année, le sens théologique se forme en lui ; la prière le conduit à la science. Les mystères restent mystères ; mais leur splendeur devient si vive que l’esprit et le cœur en sont ravis, et nous arrivons à prendre une idée des joies que nous apportera la vue éternelle de ces divines beautés qui, à travers le nuage, ont déjà pour nous un tel charme. »

    Enfin – et la notation est ici très personnelle – Dom Guéranger voit dans la liturgie une excellente initiation à la poésie chrétienne, depuis celle des psaumes jusqu’à celle des hymnographes et prosateurs du Moyen Age.

    Dom Guéranger regarde la liturgie avec les yeux d’un contemplatif. Il a vécu et savouré l’année liturgique avant de se mettre à en parler, et même avant d’entreprendre son œuvre monastique. C’est pourquoi, tout imprécis qu’il soit à son origine, le projet solesmien inclut un effort en vue du renouveau de la liturgie en France. L’abbé Guéranger répétait qu’il désirait fonder « une maison de prière et d’études » ; à Mme Swetchine, il annonçait bientôt que Solesmes était « fondé sur la prière et sur la louange divine comme but principal ». S’il ne précisait pas que cette prière était avant tout la liturgie, c’est que, dans son esprit, la chose allait de soi, comme la suite le prouverait.

    Le titre du dernier opuscule que Dom Guéranger ait dicté avant sa mort : L’Église ou la société de la louange divine, semble bien résumer sa conception de la primauté de la liturgie dans la vie monastique. Si L’Église, dans sa participation même à l’œuvre du Salut, est ordonnée à louer Dieu, le monastère, communauté constituée sur le modèle de L’Église, aura dans la liturgie son activité la plus haute et l’aliment de sa contemplation.

    Par ailleurs, Dom Guéranger reconnaît l’influence éducatrice de la liturgie quotidienne. Dans le troisième volume de ses Institutions liturgiques il explique ainsi la floraison artistique qui illustra les monastères du Moyen Age : « Le calme de la solitude, les saintes contemplations, les traditions pieuses, et, plus que tout cela, la célébration journalière des divins offices, maintenaient dans les monastères un fonds de recueillement inspiré, au sein duquel le cœur et la pensée cherchaient à saisir les types sensibles d’un séjour plus heureux encore. »

    C’est toute l’existence du moine qui se déroule sous le porche du ciel grâce à la liturgie. Dom Guéranger nous fait entrevoir ici le secret d’un bonheur qui ne l’a jamais quitté : « La conversation de ces hommes était dans le ciel ; chaque année, ils parcouraient, jour par jour, heure par heure, le cycle de l’année chrétienne ; ils assistaient au développement des mystères qu’il célèbre, attachant à chaque phrase leur âme tout entière. Les chants, la pompe des cérémonies si riches et si variées, accroissaient de jour en jour cette somme d’enthousiasme constamment ravivé dans un renouvellement exempt de fatigue ; ils préludaient sur la terre à la délectable vision qui les attendait dans la gloire. »

    Enfin Dom Guéranger attache de l’importance à l’exemple donné au peuple chrétien par la célébration liturgique dans un monastère. Durant des siècles, rappelle-t-il au début de l’Année liturgique, le peuple a vécu de la liturgie. Celle-ci se réfugia peu à peu chez les moines, qui furent alors considérés comme « députés à la prière sociale de L’Église ». La Révolution a anéanti ces centres de prière. Il convient donc d’en créer de nouveaux, qui soient des foyers rayonnants, propageant le sens liturgique chez les fidèles et les aidant à en vivre.

    Le programme était grandiose ; sa réalisation ne devait pas se faire du jour au lendemain, mais Dom Guéranger l’entreprit sans perdre de temps. Sur un point, satisfaction lui fut donnée dès le 11 juillet 1833 Solesmes adopta la liturgie romaine, encore ignorée au diocèse du Mans. Ainsi le monastère prêchait-il d’exemple en faveur du retour à l’unité.

    Puis, pendant près de quarante ans, Dom Guéranger se dépensa pour inculquer à sa communauté le sens de la prière de l’Église. Il veilla à ne pas mélanger liturgie et pieux exercices : s’il recommandait rosaire et chemin de croix, il laissait chacun s’en acquitter individuellement ; le « mois de Marie » devait avoir lieu hors du chœur ; aux saluts du Saint-Sacrement, on évitait hymnes et prières supplémentaires ; les moines étaient peu encouragés à s’inscrire aux archiconfréries si nombreuses à l’époque, etc.

    Ces mesures demandent à être bien comprises. Dom Guéranger craignait que l’office divin ne pâtît de ces dévotions. De même, s’il aimait la solennité dans la célébration, il redoutait les superfétations et supprimait les surcharges. Les processions lui plaisaient davantage ; elles furent fréquentes à Solesmes, où elles constituaient la forme habituelle d’intercession pour les intentions graves de L’Église et du monastère.

    Les moines étaient les premiers à lire l’Année liturgique, bien que l’ouvrage ne fût pas écrit spécialement à leur intention ; ils bénéficiaient surtout d’une année liturgique orale qui ne dut pas manquer de sel. Dom Guéranger avait en effet l’art de secouer les esprits et de traquer la routine, mettant tout en œuvre pour éviter que l’on se rende aux offices « comme à une séance de lanterne magique ». Il insistait sur l’indispensable travail de l’intelligence en vue d’une meilleure célébration ; aucune science religieuse, depuis la théologie jusqu’à l’histoire et à l’archéologie, n’était à dédaigner pour une meilleure compréhension des textes et des rites. Au reste, toutes les facultés humaines devaient être mises en jeu.

    Combien de fois l’abbé de Solesmes n’a-t-il pas tenté de communiquer son enthousiasme à ses fils ! « Comment être froid quand on chante des choses pareilles ! », s’écriait-il en faisant ressortir la beauté d’un texte. D’après lui, il n’y a pas de bonne célébration sans un certain enthousiasme. Très tôt il avait compris que « les grandes impressions de l’âme se chantent. » « Les chrétiens sont un peuple chantant qui sent vivement les choses ; il ne se contente pas de les réciter, il les chante. Pour lui, pas de vie morose, pas d’existence prosaïque… »Ce précepte de joie était encore plus impérieux durant le Temps pascal, le temps de l’Alleluia. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire les belles pages de l’Année liturgique sur la mystique et la pratique de ce Temps privilégié.

    A la fin de sa vie, devant les jeunes moniales de Sainte Cécile, Dom Guéranger résumait ce qui avait été réellement son unique souci

    Je suis un homme très occupé, âgé et souvent infirme ; mais je ne croirai pas avoir perdu mon temps, si je puis arriver à établir en vous une sainte passion : de l’enthousiasme pour les choses divines. »

    C’est ce zèle pour le culte de Dieu qui explique les efforts déployés par Dom Guéranger pour améliorer les conditions matérielles de la beauté de l’office. On avait débuté dans le dénuement : de la sacristie du vieux prieuré, il ne restait que des armoires vides ; mais bientôt se forma la chaîne ininterrompue des bienfaiteurs qui témoignèrent de leur foi en la primauté de L’Œuvre de Dieu.

    A la Visitation de Nantes et à celle du Mans revint l’honneur du premier don d’ornements, de vases sacrés et de livres liturgiques. Mme Swetchine prit la relève offrant des objets aussi divers qu’une monstrance en bois sculpté et des rideaux jaunes, bientôt transformés en chapes, qui conféraient aux chantres l’allure de grands serins.

    Il est impossible d’énumérer les noms inscrits sur le livre d’or de la sacristie de Solesmes. La majeure partie des ornements et du mobilier de cette époque provient de dons. Les reliquaires firent l’objet d’une attention particulière. A défaut de valeur artistique, ces imitations gothiques permettaient de vénérer des reliques parfois prestigieuses celles de saint Benoît, de sainte Scholastique, de saint Odon de Cluny, sans oublier la Sainte Épine.

    Dom Guéranger s’intéressait beaucoup aux vêtements liturgiques. Seules trouvaient grâce à ses yeux les chasubles dites « gothiques », dont il dut même prendre la défense près de Rome, où l’on lugeait cette coupe irrecevable. Que l’on mesure son désappointement lorsque des amis non prévenus lui offraient de belles chasubles de drap d’or, roides comme carton, affectant cette forme d’» étui à violon » qu’il avait malmenée dans ses Institutions liturgiques !

    La pénurie de livres de chœur se fit sentir à Solesmes comme en bien d’autres monastères de France. Il fallut attendre la Noël 1846 pour adopter le rite monastique, grâce à un don des bénédictines du Calvaire d’Angers. Dom Guéranger réussit enfin à faire réimprimer le Bréviaire monastique en 186o.

    La question des livres de chant était encore plus ardue. Les moines s’armaient de colle et de ciseaux pour adapter le Graduel et l’Antiphonaire romains au rite monastique. Quand vint le Propre de 1856, on confectionna des « suppléments » manuscrits. Avec leurs grosses rondes, ces cahiers de mélodies témoignent d’un âge héroïque, où l’ardeur n’était nullement refroidie par la pauvreté des ressources.

    On retrouve le même souci de progrès dans le domaine du chant, dont il sera parlé plus loin, et dans celui du cérémonial. Ce dernier valut à Dom Guéranger un courrier abondant, car les problèmes pratiques surgissaient à peu près partout en France, dès lors que la liturgie suscitait un renouveau d’intérêt. Les réponses de l’abbé de Solesmes sont empreintes d’érudition, mais surtout de bon sens. Après avoir indiqué ses références, il soulignait l’insuffisance des livres et en appelait à la réflexion : « Il est un principe qui domine toutes les règles formulées, c’est la convenance. » Des conclusions de ce genre ne sont pas des invitations à la fantaisie.

    Les cérémonies solesmiennes connurent d’abord une période malaisée : le petit nombre des moines, l’absence de traditions, la pauvreté des moyens rendaient inévitables faux-pas et notes discordantes. On voyait même se passer des choses étranges : en plein office, par exemple, mécontent du ton qu’imposait son confrère, un chantre était un jour reparti déposer sa chape à la sacristie. Il faut reconnaître néanmoins que les moines mirent tout leur cœur à réaliser une belle liturgie, leurs lettres à Dom Guéranger en témoignent.

    L’exemple de l’abbé fut ici déterminant : son attitude au chœur, sans être tendue le moins du monde, manifestait son attention à Dieu. Mais c’est à l’autel qu’il semble surtout avoir impressionné ses contemporains. Mme Cécile Bruyère en a tenté une description : « En le voyant célébrer à l’autel, les étrangers eux-mêmes étaient frappés. Quoiqu’il fût plutôt petit de taille, la majesté de son attitude, l’intelligence de ses mouvements étaient inoubliables pour ceux qui l’avaient vu exercer les fonctions sacrées.

    « Il était né pour l’autel, né pour l’interprétation liturgique dont il faisait comprendre les symboles dans les moindres nuances. Jamais de lenteur, jamais d’hésitation, ni aucune de ces fausses notes qui rompent la beauté des rites. Et lui, si vif, y apportait plus que de la patience ; par une possession de lui-même pleine de gravité, il semblait inspirer tout autour de lui cette harmonie parfaite du mouvement et du geste rendue avec une simplicité idéale, qui est la réalisation terrestre du Beau.

    « Souvent des hommes peu chrétiens se sont sentis profondément remués en présence de ce spectacle. La dignité et la grandeur des rites sacrés étaient comprises et ces âmes reconnaissaient que la liturgie de L’Église ainsi interprétée se montre unique dans la noblesse de ses formes extérieures. »

    Alors que les matinées lui étaient pénibles, au point de lui interdire assez vite l’assistance à Matines en dehors des jours de fête, Dom Guéranger avouait perdre toute sensation de fatigue dès qu’il touchait l’autel. « L’autel, c’est mon appui, disait-il. Il est évident que Dieu me soutient par là. » Il demandait même à célébrer la messe conventuelle durant la Semaine sainte afin de tenir le rôle du Christ dans le chant de la Passion.

    Au cours des cérémonies, son regard demeurait attentif à tout. Au cours d’une messe de profession qui s’annonçait assez longue, il vit un jour entrer dans l’église son ami, le Père Timon-David, apôtre de la jeunesse de Marseille. Le devinant à jeun, il se pencha de son trône vers l’un de ses moines, le priant de mener le voyageur célébrer sa messe séance tenante et de le restaurer.

    On entendit une fois quelqu’un exprimer son étonnement de ne jamais voir Dom Guéranger « faire son oraison ». C’était ignorer que, longtemps après la fin de Complies, alors que tous ses moines dormaient, il quittait sa table de travail, prenait sa lampe et descendait à l’église. « Avec une vie dévorée comme la mienne, confiait-il, c’est un rafraîchissement que cette prière solitaire et tranquille. » Cette adoration, que le Malin tenta quelquefois de troubler, demeure cachée dans le mystère de Dieu. On sait seulement qu’elle assumait les intentions nombreuses confiées à l’abbé, particulièrement celles de ses moines, avec le souci de ceux qui avaient failli.

    Au reste, il est assez facile de se faire une idée de la manière dont respirait l’âme de Dom Guéranger : nous avons cité plus haut quelques passages de la Préface de l’Année liturgique, où transparaît l’expérience vécue par leur auteur. Dans sa jeunesse, celui-ci avait souffert des méthodes d’oraison par demandes et réponses, il s’accommodait mal des divisions et subdivisions. Dans sa préface aux Exercices de sainte Gertrude, il s’est plu à citer ces lignes du P. Faber, l’auteur spirituel de son temps avec lequel il s’est senti le plus d’affinités : « Nul ne peut lire les écrivains de l’ancienne école de saint Benoît sans remarquer avec admiration la liberté d’esprit dont leur âme était pénétrée. L’esprit de la religion est un esprit facile, un esprit de liberté, et c’était là surtout l’apanage des bénédictins ascétiques de la vieille école.

    Cette liberté d’esprit, cela va sans dire, n’avait rien à voir avec la paresse intellectuelle, et Dom Guéranger n’entendait pas dire que l’âme n’a aucun effort à fournir. Qui venait à l’oraison en se contentant de quelques idées vagues sur Dieu, disait-il, ne devait pas s’étonner de « suer à grosses gouttes ». Il exhortait ses moines à approfondir sans cesse leur théologie, à faire le siège des mystères, comme pour se préparer à la vision béatifique et se trouver « moins dépaysés » en entrant au paradis. Sans ce travail, animé par la charité, l’office divin ne peut porter ses fruits de contemplation.

    Aux moniales de Sainte Cécile, Dom Guéranger dit un jour : « Le grand avantage de la vie monastique, c’est qu’on y avance. Le grand moyen d’y avancer, c’est l’Office divin et la sainte Communion. Combiné avec l’esprit liturgique, alors l’esprit d’oraison se forme et l’on trouve facilement Notre-Seigneur. »

    A qui voudrait découvrir en cette âme quelques traces des états extraordinaires de la vie mystique, la documentation paraîtrait maigre

    Dom Guéranger était trop discret sur sa propre vie intérieure. Il nous a confié l’illumination dont il bénéficia le 8 décembre 1823. On sait aussi qu’en plusieurs circonstances, il eut conscience de recevoir une effusion de grâce : en priant sur la Confession de Saint-Pierre de Rome, en célébrant la messe sur le tombeau de sainte Cécile, en pénétrant sur l’emplacement de la cellule de saint Benoît, au Mont Cassin. En présence de l’effigie du Santo-Bambino de l’Ara Coeli, qu’il jugeait l’objet d’une dévotion trop tapageuse, il éprouva soudain une grâce d’enfance spirituelle accompagnée de larmes, trait tout à fait inhabituel dans son comportement.

    A l’égard des phénomènes mystiques, des révélations privées ou des apparitions, son attitude se gardait autant de la crédulité que du scepticisme de principe : il se faisait rendre compte et réservait son jugement. Sa correspondance ne paraît contenir aucune allusion aux grandes apparitions mariales de son siècle. S’il rendit visite en 1871 à Louise Lateau, la stigmatisée belge de Bois d’Haine, ce fut sur l’invitation d’un prêtre d’Arras, qu’il était venu voir pour d’autres motifs. Il questionna la jeune fille au cours de ses extases, et se retira favorablement impressionné.

    Peut-on parler de « dévotions particulières » chez un homme qui, vivant intensément la liturgie, donnait à chaque solennité du temporal et du sanctoral l’importance respective que lui attribue L’Église ?

    Nous discernons cependant certaines insistances qui colorent sa spiritualité et qui correspondent à sa pensée théologique centrée sur le mystère de l’Incarnation.

    Dom Guéranger est attiré par ce mystère, parce que, dit-il, l’Amour de Dieu pour l’homme s’y manifeste plus qu’en tout autre. D’où son attachement au culte du Sacré-Cœur, sous la forme liturgique de préférence ; l’influence de la Visitation du Mans n’y fut peut-être pas étrangère. La communion fréquente, que l’abbé Guéranger recommande dès ses premières années de sacerdoce, représente la meilleure manière de répondre au désir du Christ.

    C’est également dans la lumière de l’Incarnation que Dom Guéranger contemple la Vierge : mieux comprendre les privilèges de la Mère de Dieu, c’est posséder une vue plus complète du mystère du Christ. Aussi aime-t-il user des images que lui suggère la tradition patristique : Échelle mystique, Porte du ciel, etc. La rose et les douze étoiles dont il orne son blason procèdent de la même inspiration. Si surprenant que cela paraisse, Dom Guéranger a peu écrit sur Notre Dame, en dehors des belles pages qu’il lui a consacrées dans l’Année liturgique.

    La même perspective christologique se retrouve dans sa « dévotion »au Souverain Pontife. « Le dogme de Marie et le dogme du pontife romain sont frères, a-t-il écrit. Tous deux procèdent du mystère de l’Incarnation. II a fallu une mère au Fils de Dieu ; depuis l’Ascension, il lui faut un vicaire sur la terre. » Jansénisme et gallicanisme avaient cherché à minimiser ces aspects du christianisme : raison de plus pour attirer l’attention sur eux.

    On a quelquefois fait grief à Dom Guéranger de trop s’attarder au culte des saints. Mais pouvait-il toucher de lui-même au calendrier, où le sanctoral était alors très développé ? En réalité, il s’est efforcé de présenter les saints comme entièrement relatifs au Christ, de qui ils sont les membres glorifiés. Parmi eux, il distingue naturellement ceux que leurs hauts faits en faveur des grandes causes de l’Église ont mis en relief : les martyrs de Rome surtout, et, à leur tête, sainte Cécile ; puis les champions des droits du Saint-Siège, tel Grégoire VII, l’épouvantail des gallicans.

    La tradition monastique aime à voir dans la vie angélique l’idéal de la vie contemplative. Dom Guéranger a partagé cette dévotion aux Anges, qui l’aidait à stimuler chez ses moines le désir de voir Dieu et de le louer.

    « Le Psautier, c’est le pain de la liturgie. •> On attribue à Dom Guéranger cette formule, trop originale pour n’être pas sortie un jour de sa bouche. Qu’on relise ses écrits, l’Année liturgique surtout, on y sent une âme imprégnée des sentiments du psalmiste. Les versets viennent spontanément sur ses lèvres. Au dire de témoins, c’est aussi de cette manière que l’abbé de Solesmes accueillait l’annonce de joies ou de contradictions.

    Si l’Écriture Sainte tout entière lui était familière, les livres poétiques étaient l’objet de sa prédilection. Dans ses cahiers de jeune prêtre, la prédominance des citations empruntées à Isaïe et au Cantique des Cantiques est significative. Corrélativement, entre tous les Pères de L’Église, il accordait une préférence à saint Ephrem, parce que le diacre d’Édesse a su chanter sa théologie sous la forme d’hymnes liturgiques d’une grande poésie.

    Bien d’autres détails pourraient encore être rapportés, qui compléteraient la physionomie spirituelle de Dom Guéranger, par exemple sa prédilection pour le psaume 102e, Benedic anima mea Domino, un chant d’action de grâces, pour l’Adoro te, pour l’hymne des Vêpres de Pâques, Ad caenam Agni providi. Durant le Temps pascal, la joie de l’Alleluia ne le quittait pas un instant : cette période de l’année était « son » temps. Quant aux mélodies grégoriennes, elles le suivaient dans sa cellule, où on l’entendait les fredonner en guise de délassement.

    N’est-il pas remarquable que malgré une existence traversée de peines et de tracas, cet homme n’ait lamais éprouvé le besoin de se remettre à flot, de récupérer ses forces spirituelles en se recueillant dans la solitude, hors de son monastère ? Le découragement, l’état dépressif semblent lui être inconnus. Tristesse et amertume, on le sent à travers certaines lettres, ont pu l’effleurer ; ce ne fut jamais que par instants, et les témoins attestent n’en avoir pas saisi la trace sur son visage.

    Pour expliquer ce fait, on ne saurait invoquer seulement un tempérament optimiste. Sans une grâce d’état, Dom Guéranger aurait-il pu maintenir son âme en paix et transmettre cette paix à son entourage, alors que surabondaient les motifs naturels d’inquiétude ? Les conseils spirituels que l’on relève dans ses lettres permettent de soupçonner quelle fut son expérience personnelle. Nous l’entendrons plus loin recommander à l’un de ses moines tenté par la mélancolie : « Tâchez de vivre avec Dieu, sans effort de tête, mais en ami, car sa conversation n’a point d’amertume. » « Qui se laisse troubler, écrira-t-il à Cécile Bruyère, ne s’appartient plus et cesse d’entendre la voix intérieure de Dieu.

    Lorsqu’en 1843 Montalembert s’effraie pour Solesmes et crie à son abbé : « Je ne vois nulle part cette paix que vous proclamez en tête de toutes vos lettres ! », il oublie que son ami possède en lui-même un centre de paix. « Dieu habite la paix, et la paix est le plus délicieux don du Saint-Esprit », avait écrit le prieur de 1833 à Mme Swetchine.

    Mais le colloque intime et quotidien du moine avec Dieu s’alimentait principalement de l’Office divin et de cette célébration des mystères, que la Préface générale de l’Année liturgique nous a présentés comme la respiration vitale de l’âme. On ne saurait douter qu’à travers ces pages, Dom Guéranger se soit livré tout entier. Ses amis avaient déjà remarqué la manière dont il vivait les grandes fêtes de l’année : elles semblaient le reposer et lui redonner force pour une nouvelle étape.

    Porté par « les eaux merveilleuses de la liturgie », selon sa propre expression, il a su fermer ses oreilles aux voix qui cherchaient à l’inquiéter et ses yeux à certaines distractions de la rive. « L’un des grands bonheurs de notre état, a-t-il un jour observé, est de nous laisser aller au fil de l’eau, car la vie liturgique est un fleuve. »

    L’œuvre accomplie sous l’impulsion de Dom Guéranger en faveur du chant grégorien ne saurait être mieux évoquée qu’à propos de la liturgie ; sans doute pourrait-on la ranger parmi les études que les moines de Solesmes ont entreprises, mais elle touche de si près à l’office divin, que Dom Guéranger lui-même la considérait comme une tâche monastique plus urgente que toute autre.

    Dans ses Institutions liturgiques, il avait signalé que la restauration du chant grégorien devait aller de pair avec celle de la liturgie : elle était un des aspects de l’indispensable retour à l’étude de la Tradition. S’il ne put entreprendre personnellement les recherches, il eut le mérite d’indiquer à d’autres la direction à suivre.

    Pour restituer les mélodies primitives, il préconisa la confrontation des manuscrits. Ce qui nous paraît aujourd’hui la seule méthode valable était à l’époque une hardiesse : nombre de musicologues tenaient ces manuscrits pour indéchiffrables, du moins sans intérêt pour l’Église. Comment de pauvres moines, éloignés des grandes bibliothèques, pourraient-ils retrouver « la leçon primitive de saint Grégoire le Grand » ? .

    Dom Guéranger s’était rendu compte qu’à Rome- même, le chant grégorien était « oublié, mutilé, changé, altéré » . En dépit de leur imperfection, les livres français étaient encore supérieurs aux éditions romaines du XVe siècle, que l’on se contentait habituellement de reproduire. Les diocèses de France, au fur et à mesure de leur retour à la liturgie romaine, se préoccupaient de la question. Des musicologues, des éditeurs consultaient Dom Guéranger et lui faisaient hommage de leurs publications. En 1853, Mgr Bouvier réclama son aide pour préparer le diocèse du Mans à reprendre le véritable chant de l’Église.

    En ce domaine, les intuitions sont insuffisantes, et Dom Guéranger eut vite conscience des limites de sa compétence. Mais il eut le bonheur de voir deux de ses moines s’atteler à la tâche : Dom Paul Jausions, un rennais, et Dom Joseph Pothier, prêtre de Saint-Dié, entrés à Solesmes l’un en 1854, l’autre en 1858. Ils étaient déjà initiés au chant liturgique. Le premier se spécialisa dans la copie des manuscrits, inaugurant pratiquement ce scriptorium grégorien de Solesmes que Dom Mocquereau devait par la suite rendre célèbre.

    En ce temps-là, toute recherche de ce genre exigeait de fréquents voyages, photographie et microfilm étant inconnus. Dom Guéranger ne revenait jamais au monastère sans rapporter quelque manuscrit.

    Bientôt, ce fut le copiste lui-même qui partit butiner. Dom Pothier visita principalement les régions et pays de l’Est, séjournant à Saint Gall pour y transcrire sur lignes, avec une sûreté d’interprétation étonnante, le fameux Codex 359 écrit en neumes purs.

    Une autre tâche semblait encore plus importante aux yeux de Dom Guéranger : avant même de lancer ses moines à la recherche de la véritable phrase grégorienne, il s’était employé à les former musicalement. Mieux valait, pensait-il, interpréter convenablement des livres médiocres, que de chanter des mélodies authentiques sur un rythme qui dénature leur caractère religieux.

    Il avait commencé par interdire de « battre la note », c’est-à-dire de donner à chaque note, comme en musique classique, une valeur égale ou proportionnelle. Le génie propre du chant grégorien exigeait le rythme libre du discours latin, cette allure aisée, souple et naturelle qui est une composante de la beauté. En ce domaine, Dom Guéranger ne manquait pas de sens esthétique. « Il avait su donner aux mélodies grégoriennes, écrit Dom Pothier, un accent, un rythme que personne ne semblait soupçonner. »

    A la veille de fonder Ligugé, en 1853, l’abbé s’excusait auprès de Mgr Pie du chant de ses moines : « Ils ne sont pas bien forts… » Dix ans plus tard, un prêtre manceau, le chanoine Gontier, portait un tout autre jugement : « Je ne crois pas que le plain-chant soit mieux interprété ailleurs ». Un « style de Solesmes » existait déjà, caractérisé par une légèreté qui pouvait paraître excessive à certains auditeurs. Attentif à cette évolution, le chanoine s’attacha à en formuler les axiomes fondamentaux, en cherchant dans l’accentuation du texte et de la mélodie la raison profonde de la liberté du rythme. La théorie suivait la pratique, mais la pratique avait bénéficié des intuitions de Dom Guéranger.

    D’autres efforts contribuaient à cette amélioration : les leçons de chant données par Dom Jausions, la décision prise par Dom Guéranger de n’admettre un moine à la profession que s’il était capable d’entonner, l’impression, en 186,¢, d’un petit livre bien utile pour les chantres, le Directorium chori, qui renfermait les tons communs de la messe et de l’office, avec les règles d’accentuation et de prononciation. Préparé par Dom Pothier et Dom Jausions, ce livre premier-né de la restauration grégorienne ne fut pas promulgué dans le monastère : Dom Guéranger craignait-il le mécontentement du préchantre, Dom Fonteinne, ou discernait-il quelques divergences entre les auteurs de ce travail ?

    Le chanoine Gontier essaya en vain de secouer ces timidités. Puis il supplia Solesmes de publier sans tarder un nouveau Graduel. On y travaillait, mais tout « travail de bénédictin » doit s’accommoder du temps que lui laissent les tâches conventuelles. De plus, Dom Guéranger voulait que fussent d’abord résolus les problèmes d’interprétation. A sa demande, Dom Pothier rédigea une sorte de « méthode » d’exécution rythmique du chant, dont la substance sera reprise dans les Mélodies grégoriennes de 188o. Dom Guéranger approuva le texte en 1869, l’année même où fut achevée la rédaction du Graduel. L’antiphonaire et le processional étaient encore en chantier.

    « Ainsi, conclut Dom P. Combe, à la mort de Dom Guéranger, la restauration grégorienne avait déjà sa charte, dont les principes fondamentaux avaient été formulés par l’abbé de Solesmes, tant au point de vue pratique d’exécution qu’au point de vue de la restitution des mélodies ; et les premiers livres pratiques de chant étaient en préparation. »

    Solesmes n’avait pas encore reçu de Rome la mission officielle de travailler à l’amélioration des livres de chant. Voyant que la beauté du culte divin était en jeu, Dom Guéranger n’eut aucune hésitation : le patrimoine musical de L’Église devait être retrouvé et mis en valeur.