Solesmes et Dom Guéranger par Dom Louis Soltner – 7 – Études

    Après l’église, aucun lieu n’était plus cher à Dom Guéranger que sa cellule. Il s’y retirait avec une joie naïve. C’est là qu’il recevait ses moines et ses amis ; c’est là surtout qu’il travaillait.

    Située à l’angle nord-ouest du prieuré, avec vue sur la Sarthe d’un côté et perspective sur Sablé de l’autre, elle se composait de deux petites pièces. Dans la première se trouvait une commode rustique et un grand bureau chargé de livres et de papiers. Dom Guéranger ne s’y tenait que lorsqu’il devait compulser les in-folio. Il résidait habituellement dans la seconde, une chambrette dont le mobilier consistait en un lit, trois chaises, un prie-dieu, un pupitre – lui aussi couvert de livres -, enfin la célèbre petite table de bois blanc qu’il appelait son « établi », sur laquelle il a écrit la plupart de ses ouvrages et de ses lettres.

    Les notices des dictionnaires biographiques, qui se bornent souvent à énumérer les dates principales et les écrits d’un personnage, ont contribué à donner de Dom Guéranger l’image d’un auteur ecclésiastique assez fécond. Malheureusement, faute d’études approfondies, son œuvre est aujourd’hui trop peu connue, et elle est victime d’idées reçues que l’on se contente de répéter avec assurance. Il est vrai que sa longueur et sa consistance, les thèmes qu’elle aborde, et jusqu’à sa présentation extérieure sont propres à décourager le lecteur superficiel ou trop pressé.

    Avant de présenter le panorama des travaux de l’abbé de Solesmes, il importe de préciser l’idée générale qui en a été le fil conducteur.

    Dès sa jeunesse, Prosper Guéranger eut un goût prononcé pour le travail intellectuel ; il manifesta le besoin de chercher et de scruter la vérité, de la formuler et de la transmettre aux autres. Son éveil à l’apostolat s’accompagna de la conscience aiguë d’un grave problème la carence de formation intellectuelle du clergé. Pour redresser les idées fausses, ne convenait-il pas d’agir d’abord sur ceux qui enseignent le peuple chrétien ?

    Or, la condition du renouveau, l’abbé Guéranger en était persuadé, résidait dans le retour à l’étude de la Tradition. En faire connaître la richesse et la beauté, telle était l’urgence du moment.

    Étudier la Tradition, pour Dom Guéranger, c’est observer « la vie incessante et toujours croissante de la vérité dans L’Église ». Il se passionne à suivre, au long des siècles, la vérité divine révélée qui, identique à elle-même depuis les temps apostoliques, se développe à travers l’enseignement et la pratique de l’Église. A cette recherche, il attribue une efficacité singulière, car vérifier « l’identité des croyances de L’Église actuelle avec celles de L’Église primitive » est l’un des moyens les plus appropriés pour reprendre contact avec les sources vivifiantes de la foi.

    Il ne s’agit donc nullement ici d’attachement sentimental au passé, ni d’archéologisme romantique. A plusieurs reprises, du reste, Dom Guéranger a rappelé qu’il était vain de chercher à faire revivre dans la société moderne les formes philosophiques, littéraires ou politiques du Moyen Age, la seule chose à retenir de ces temps révolus étant leur esprit de foi. Notons en passant que le Moyen Age l’intéressait beaucoup moins que les premiers siècles de l’Église.

    Cette Tradition, Dom Guéranger la trouve avant tout dans la tradition de L’Église de Rome qui en est l’interprète infaillible ; il sait que ces deux réalités ne peuvent se contredire ni se concevoir indépendamment l’une de l’autre. Il la trouve dans les jugements solennels émanant des grands conciles ou du Siège Apostolique seul, dans l’enseignement des papes et des évêques, dans les écrits des Pères de L’Église, dont le langage lui plaît plus encore que celui des recueils canoniques ; dans la liturgie – et c’est le mérite particulier de l’abbé de Solesmes d’avoir mis ce point en lumière ; il la trouve enfin dans « la conduite générale de L’Église à travers le monde », parce qu’elle est infaillible.

    Telle sera la méthode de Dom Guéranger. Elle ne procède aucunement d’un mépris à l’égard de la méthode spéculative, à laquelle au contraire, il rend hommage, à condition qu’elle s’accompagne de ce que nous appellerions aujourd’hui la « théologie positive ». Loin d’être une simple satisfaction de la curiosité, ou une dérobade devant le raisonnement théologique, la recherche historique lui paraît indispensable pour saisir le déroulement de la geste de Dieu à travers la vie de L’Église, et, d’une manière plus générale, à travers la marche du monde.

    « Les sciences historiques, écrit-il en 1859, ne sont pas seulement nécessaires pour les questions de controverse mondaine ; nul ne sera vraiment théologien s’il n’est familier avec elles. A l’étude des scolastiques, que rien ne peut remplacer, le théologien, même en dehors de toute controverse actuelle, doit unir la science de l’histoire. Point d’intelligence complète de l’Écriture Sainte, si on ne possède pas les faits du monde ancien ; point de connaissance approfondie des dogmes, si on ne les a pas étudiés dans les Pères et les Conciles. Point de compréhension suffisante de L’Église, si on ne l’a pas suivie, siècle par siècle, dans ses annales, qui sont celles de l’histoire.

    En tant que regard sur la Tradition, l’histoire apporte donc au théologien, et finalement à L’Église, un service inestimable. C’est ainsi, remarque Dom Guéranger, que les grands docteurs scolastiques, tel saint Thomas d’Aquin, dont la Somme, dit-il, « résume l’expérience des siècles », usant du raisonnement philosophique « en se tenant en rapport avec la vitalité surabondante de L’Église, aidaient à cette végétation constante de la Vérité première, qui pousse d’abord des feuilles, puis des fleurs, enfin des fruits dont L’Église constate la maturité par ses décrets doctrinaux ».

    Aider au développement du dogme, du moins le révéler à L’Église de son temps, Dom Guéranger en eut deux fois l’occasion, en faveur de l’Immaculée Conception et de l’infaillibilité pontificale. Tâche pacifique qui lui souriait autrement plus que la controverse et qu’il plaçait bien au-dessus d’elle. Nous venons de l’entendre dégager l’histoire du domaine trop étriqué de la controverse ; de même, il rappelle qu’avant d’être juge des controverses, L’Église développe sans cesse son enseignement, en raison du bien fondamental que représente la mise en lumière de la vérité. Écoutons l’un des plus beaux passages de la Monarchie Pontificale.

    « La définition d’un dogme révélé est un des plus grands bienfaits que Dieu puisse accorder à son Église. Toutes les vérités que Jésus Christ a enseignées sont lumière et vie, et leur déclaration explicite dans le cours des siècles apporte chaque fois au christianisme un nouveau degré de force et de splendeur. Le sentiment de la foi doit donc faire désirer aux fidèles le développement du Symbole, afin d’entrer toujours plus en possession de la vérité que le Fils de Dieu a apportée sur la terre. Le bonheur du ciel consistera dans la vision de la vérité ; la richesse croissante du Symbole des dogmes révélés nous en approche toujours plus ici-bas. »

    L’histoire au service de la vérité, et de la vérité la plus haute : à peine entrevu, cet idéal avait captivé Prosper Guéranger dès sa jeunesse, alors qu’il ne rêvait encore que d’apologétique. Peu à peu, se forma en lui une attitude plus contemplative : la recherche de la vérité pour elle-même. Cependant, ses dispositions naturelles et sa sensibilité à l’argument de tradition le portèrent, même en dehors de la controverse, vers la démonstration historique, destinée à convaincre « par l’évidence des faits ». « Rien n’est plus insolent qu’un fait », a-t-il écrit. Il voyait la vérité incarnée dans les faits, principalement dans L’Église, fait majeur de l’histoire.

    Sans doute est-ce en pensant aux assertions de Dom Guéranger sur cette importance de l’histoire et à son souci de rechercher la vérité à travers les documents de la Tradition, que Blanc de Saint -Bonnet lui a décerné cet éloge en 1875 : « L’abbé de Solesmes était certainement appelé à relever l’histoire de l’accusation si formelle portée par Joseph de Maistre déclarant qu’elle n’était depuis trois siècles qu’une conspiration contre la vérité. Comme il a bien jeté les bases de cette réformation et de cette rectification immense ! »

    Pratiquement, comment Dom Guéranger a-t-il réalisé son idéal d’études au service de L’Église ? Présenter ses œuvres n’est pas toujours chose aisée, du fait de la variété des domaines dans lesquels il a exercé son talent.

    Le premier objectif de l’abbé Guéranger, en s’attachant à l’étude de la Tradition, avait été de mettre en évidence les droits du Siège Apostolique. On sait que l’ouvrage monumental qu’il projetait alors ne vit jamais le jour ; les matériaux en furent cependant récupérés et utilisés à plusieurs reprises.

    On en trouve déjà les éléments dans les pages de son premier traité publié en 1831 : De l’élection et de la nomination des évêques. Cinq ans plus tard paraissaient les Origines de L’Église romaine, in-quarto de quatre cents pages, dissertation savante et austère sur les anciennes listes des papes. Mgr Duchesne dira plus tard qu’elle « résume fort bien les conclusions acquises jusqu’au commencement du XIXe siècle ». Ce tome Ier, où Dom Guéranger tentait son premier tableau des débuts de L’Église romaine, annonçait une suite, d’autant plus réclamée par les érudits que le livre était fort apprécié. Le tome second ne parut jamais, du moins sous cette forme.

    Une autre piste de recherches avait en effet coupé la route de Dom Guéranger, et comme elle répondait aux plus fortes inclinations de son cœur, il n’avait pas hésité à la suivre. Nous avons dit comment la liturgie lui était apparue comme le moyen direct et pratique de renouer avec la Tradition, tout en fortifiant chez les Français le sens de L’Église, fût-ce au prix d’une empoignade avec le gallicanisme et le jansénisme.

    Les quatre articles publiés en 1830 sous le titre : Considérations sur la liturgie catholique annoncèrent le programme que Dom Guéranger devait développer dix ans plus tard dans ses Institutions liturgiques. Les deux premiers volumes de cet ouvrage si célèbre parurent en 1840 et 1841. Dans la pensée de l’auteur, il ne s’agissait là que d’une introduction historique à une vaste Somme liturgique, qui comporterait l’étude des livres, des symboles, de la langue et du droit de la liturgie, enfin une synthèse théologique.

    Mais en traçant l’histoire de la liturgie depuis ses origines, Dom Guéranger ne put s’empêcher de s’étendre longuement sur les liturgies néo-gallicanes, c’est-à-dire composées en France à partir du XVIIe siècle. Le ton qu’il adopta, tout autant que ses critiques des livres utilisés dans presque tous les diocèses, provoquèrent une levée de boucliers immédiate.

    Ce « tumultus gallicus » laissa l’auteur impavide. II recevait d’ailleurs les félicitations de plusieurs membres de l’épiscopat et non des moindres, tels que Mgr de Bonald, archevêque de Lyon, Mgr Gousset, archevêque de Reims, Mgr Parisis, évêque de Langres.

    L’archevêque de Toulouse, Mgr d’Astros, voulut résumer les accusations contre le petit abbé de Solesmes, coupables de méconnaître le caractère vénérable des liturgies françaises et de soulever les clercs contre leurs évêques. Dans nombre de diocèse, en effet, on commençait à s’échauffer pour ou contre la liturgie romaine ; des prêtres souffraient réellement d’avoir à quitter leur bréviaire habituel ou, au contraire, de ne pouvoir encore utiliser celui de L’Église universelle.

    A ces griefs, Dom Guéranger répondit en 1844 ; sa Défense des Institutions liturgiques, sous forme d’une lettre déférente adressée à Mgr d’Astros, comptait plus de deux cents pages et discutait point par point le reproche d’incitation à la révolte aussi bien que les mérites des livres français. L’année précédente, dans sa Lettre à l’Archevêque de Reims sur le droit de la liturgie, Dom Guéranger avait répondu à plusieurs questions posées par Mgr Gousset. Le sujet était délicat

    Rome n’avait pas condamné les liturgies néo-gallicanes ; ne pouvait-on invoquer la coutume en leur faveur ? L’auteur fut prudent, mais souligna la distinction entre les liturgies légitimes, antérieures au Concile de Trente, et celles qui, créées après celui-ci, n’avaient jamais été soumises à Rome.

    Mgr Fayet, évêque d’Orléans, crut pouvoir écraser l’abbé de Solesmes sous un gros volume moqueur qu’il publia en 1845. En fait, il rendit ainsi un service signalé à la cause romaine, car les trois Lettres qu’il s’attira en réponse, en 1846 et 1847, élevèrent le niveau des débats et réglèrent la question au plan des principes. Ces trois opuscules – qui totalisent quatre cents pages – figurent parmi les chefs-d’œuvre de Dom Guéranger.

    La première de ces réponses souligna la valeur dogmatique de la liturgie, laquelle n’est pas simple affaire de discipline relevant du bon plaisir de chaque évêque. La seconde traita des rapports de la liturgie avec la Tradition, dont elle est, selon Bossuet, « le principal instrument ». La troisième rappelait l’importance de l’unité liturgique.

    Les plus profondes pensées de Dom Guéranger sur l’autorité de la liturgie sont contenues dans ces trois traités, et tout lecteur des Institutions liturgiques devra s’en souvenir, sans se laisser décourager par la longueur du texte. Un progrès s’est en effet produit chez l’auteur

    les discussions lui ont fait comprendre que l’on perdait son temps à comparer entre elles les liturgies au point de vue littéraire ou artistique. En réalité, le plus grave défaut des productions néo-gallicanes était de méconnaître la Tradition, en se coupant de l’autorité romaine, seule garante de leur orthodoxie.

    Si Dom Guéranger est attaché à la liturgie romaine, c’est en définitive parce que « seule elle est vierge de toute erreur, comme L’Église qui la promulgue ». Cette infaillibilité n’est communicable à une autre liturgie que par la sanction de l’autorité. « Toute l’autorité qui fait de la liturgie une des sources de la foi vient de l’Église. » Les liturgies nouvelles ont « substitué une autorité restreinte, variable et faillible à l’autorité irréfragable du Siège romain ». Mais elles peuvent acquérir l’autorité infaillible de L’Église « grâce à leur confirmation par le Siège apostolique ».

    Loin de prétendre que tout soit parfait dans les livres romains de son temps, Dom Guéranger envisage l’éventualité d’une réforme du Bréviaire. Logique avec ses principes, il soutient que « cette réforme satisferait à tous les besoins de la liturgie. Elle serait entreprise avec une souveraine autorité, dirigée par cet esprit qui conduit les Pontifes romains dans les choses de la foi et de la discipline générale, dont la liturgie est l’expression ».

    « L’Église, dit-il encore, dans un siècle comme dans un autre, est constamment l’organe de la vérité, et la pureté de ses formes liturgiques et tout aussi divinement garantie de nos jours par l’Esprit -Saint qu’elle le fut au temps de saint Célestin. »

    Les Institutions liturgiques et les opuscules qui les complètent sont parsemés d’assertions de ce genre, traduisant l’idée directrice de leur auteur. Il faut les avoir présentes à l’esprit pour ne pas déformer la pensée de Dom Guéranger en interprétant d’une manière matérielle certaines pages – notamment dans le tome III publié en 1851. S’il défend avant tout la discipline liturgique de son temps, qui est celle du Concile de Trente, et s’il ne parait pas pressentir de grands changements futurs, Dom Guéranger insiste trop sur l’infaillibilité de L’Église dans la liturgie et sur la continuité de la Tradition, pour que l’on puisse utiliser ses écrits contre les décisions romaines contemporaines.

    Cette confiance absolue porte sur l’orthodoxie des livres liturgiques de L’Église, non pas sur leur organisation interne, que Dom Guéranger sait être inévitablement imparfaite. Sur ce point, il juge avec sa liberté d’esprit coutumière. La manière dont s’exécuta le retour à l’unité ne combla pas tous ses désirs. Il avait pris soin de préciser que l’unité n’est pas l’uniformité, que l’idéal était de revenir à ce qu’il nommait « la liturgie romaine française » ; celle-ci permettait de suivre les livres romains pour l’essentiel, tout en conservant les meilleures compositions de vieilles liturgies gallicanes et même des néo-gallicanes. Un sérieux travail d’inventaire des sources et d’étude de la Tradition était la condition indispensable du succès.

    Pratiquement, la Congrégation des Rites préféra hâter le mouvement, en exigeant l’adoption pure et simple du rite romain. Seule fut autorisée l’adjonction de propres diocésains. Dom Guéranger en prit son parti et consentit à aider les diocèses français dans ce travail de composition ou de révision.

    A l’automne de 1841, l’abbé de Solesmes livra au public le premier volume de l’Année liturgique : l’Avent, précédé de la Préface générale. Ce livre fit certainement moins de bruit que le tome second des Institutions liturgiques, paru la même année ; il marquait pourtant le début d’une œuvre digne d’être regardée comme la plus célèbre de celles que produisit Dom Guéranger.

    Quand on sait la prolifération des « méditations », des « retraites » et autres ouvrages visant à nourrir la piété des fidèles au XIXe siècle, on mesure mieux l’importance et l’originalité de l’Année liturgique. Aujourd’hui encore, elle demeure inégalée en son genre. Ce n’est ni un missel, ni un florilège, ni une histoire de la liturgie, ni une vie des saints, mais on retrouve en elle un peu de tous ces éléments. Composée par un moine qui a goûté les textes sacrés et vécu intensément le déroulement de l’année chrétienne, elle nous offre, écrit Manning, « le fruit de cet esprit de prière et de retraite propre aux bénédictins, comme une méditation prolongée de l’ordre merveilleux du culte divin ».

    Peut-être son charme tient-il pour une bonne part à son expression très personnelle. Rien ici de desséchant ni de systématique. Dom Guéranger ressent-il davantage la beauté de tel mystère, dispose-t-il de textes plus abondants sur telle fête, éprouve-t-il une vénération spéciale pour tel saint, il s’y attarde, tout simplement. Aussi bien, son but est-il de faire connaître et aimer ce mystère, cette fête ou ce bienheureux, mais toujours dans leur relation au temps liturgique. Entraîné par la chaleur des sentiments et par l’ardeur de la foi qui animent ces pages, le lecteur ne résiste pas au désir de les vivre à son tour.

    A première vue, le style littéraire de l’ouvrage paraît fortement teinté de romantisme. Une étude attentive décèle pourtant l’influence d’un facteur autre que celui du milieu ambiant : celle des matériaux utilisés. Dom Guéranger n’avoue-t-il pas lui-même qu’il parle « le langage de l’antiquité » ? L’Écriture Sainte, la patristique et la liturgie lui sont en effet si familières qu’il en adopte spontanément les expressions concrètes et métaphoriques.

    Si l’Année liturgique a touché les cœurs, c’est moins cependant par des qualités de forme que par la richesse et la solidité de son contenu. En y trouvant de nombreux extraits des grands auteurs chrétiens, en y découvrant les trésors des liturgies d’Orient et d’Occident, ses lecteurs ont eu le sentiment de posséder en elle un commentaire des mystères divins par les siècles chrétiens, une sorte de miroir de la Tradition. Grâce à elle, ils ont appris à prier avec L’Église : première étape sur la voie du renouveau liturgique. Par ailleurs, Dom Guéranger a cherché à tirer des textes et de la succession des fêtes une catéchèse suivie ; on s’en rendra compte en parcourant notamment les pages consacrées aux semaines du Temps pascal. L’enseignement théologique ainsi donné – sans jargon technique, mais d’une manière très ordonnée – témoigne en plus d’un point, sur des questions alors controversées mais aujourd’hui élucidées, de la sûreté de jugement de l’auteur. Si elle s’apparente plus à la spiritualité qu’à l’érudition, l’Année liturgique n’en est pas moins une œuvre qui n’a pu être réalisée que par un homme fort savant.

    On ne reprochait à l’ouvrage que deux défauts : il était souvent introuvable en librairie, et surtout il était toujours inachevé. L’abbé de Solesmes se préoccupait peu des questions commerciales et il eut de la malchance avec ses premiers éditeurs. Il travailla néanmoins à plusieurs rééditions, mais aucun des tirages – qui n’atteignaient pas les trois mille exemplaires – ne parvint à satisfaire les demandes.

    Quant à l’inachèvement, il fait l’objet d’innombrables lettres de plaintes, qui témoignent, à leur manière, du bien réalisé dans les âmes. Certaines s’expriment de façon touchante : on soupire de tristesse quand arrive la Pentecôte, on se considère « comme excommunié pendant plusieurs mois », on aspire après le retour de l’Avent – car l’Année liturgique n’est pas de ces livres qu’on lit une fois pour toutes ; une lectrice supplie Dom Guéranger « de ne pas laisser sans provisions ceux qui trouvent dans les trésors de la liturgie l’aliment de leur amour de L’Église » . De tels appels ne laissaient pas l’auteur insensible ; mais la composition d’un volume lui réclamait un effort surhumain, car il devait parfois l’achever en quelques semaines. Dom Guéranger était alors si absorbé, qu’il lui arrivait, dit-on de réciter par erreur, dans sa cellule, non pas l’office du jour, mais celui de la fête dont il traitait.

    En vingt-cinq ans, il parvint à atteindre la fête de la Trinité : son dernier manuscrit s’arrête peu après. C’est donc la majeure partie du Cycle liturgique, et la plus importante, qu’il a commentée personnellement. En stimulant chez les lecteurs une faim salutaire, l’inachèvement prédisposa ceux-ci à bien accueillir les derniers volumes, rédigés, après la mort du maître, par son fidèle disciple, Dom Fromage. On estime qu’à la fin du XIXe siècle, 50 000 séries avaient été vendues, mais la diffusion devait augmenter encore au XXe siècle.

    Dom Delatte s’est interrogé avec raison sur « l’œuvre de paix, de force et de lumière » qui s’est accomplie silencieusement dans les âmes à la lecture de ce livre, qu’il considère comme « la plus belle et la plus efficace des inspirations de l’abbé de Solesmes ». Ces bienfaits sont-ils susceptibles de se prolonger aujourd’hui ? Certes, les modifications du calendrier et des livres liturgiques consécutives au second

    Concile du Vatican ôtent à l’Année liturgique une part de son intérêt, tandis que certains de ses exposés historiques et de ses accents ont incontestablement vieilli. L’ouvrage demeure néanmoins un classique, dont les pages sur la pratique et la mystique des temps liturgiques, entre autres, conservent une valeur impérissable.

    Nous avons discerné, chez Dom Guéranger, le désir de revenir le plus souvent possible à l’étude des premiers siècles de l’Église. Il revint, en effet, aux origines romaines, mais par le biais de l’Histoire de sainte Cécile. La rédaction de ce livre fut pour lui un délassement durant l’année troublée de 1848. La présentation des Actes de la Vierge romaine était enrichie de chapitre très documentés sur le culte et l’iconographie de la sainte. Une seconde édition parut en 1853, que les découvertes de Rossi firent vieillir aussitôt. Dom Guéranger se promit de remettre son travail en chantier, et il s’accorda ce plaisir durant la guerre de 1870 et la Commune, trouvant dans cette étude une consolation au milieu des tristesses du temps. L’auteur se laissa séduire par une proposition de Firmin-Didot et réussit à sortir en 1874 son premier livre illustré – et le dernier de sa vie – sous le titre : Sainte Cécile et la société romaine. Élargissant le sujet, ce gros ouvrage retouchait le texte de 1849 et le faisait précéder d’une histoire des deux premiers siècles chrétiens : une sorte de Roma sotterranea française, qui vulgarisait les meilleurs travaux de Rossi et qui connut un grand succès, dont témoignent les cinq éditions qui s’échelonnent jusqu’en 188o.

    A partir de l’année 1856, Dom Guéranger entama une nouvelle campagne, en publiant dans l’Univers, puis dans le Monde qui remplaça ce journal après sa suppression en 1860, de longs et nombreux articles sur le naturalisme. Les vingt six premiers portèrent sur le livre du prince Albert de Broglie : l’Église et l’Empire romain au IVe siècle. Ce fut une critique courtoise, mais volontairement prolongée pour attirer l’attention sur la gravité du sujet. Une vingtaine d’autres traitèrent du naturalisme en philosophie et en histoire.

    Il est malheureusement impossible de s’attarder ici sur ces écrits, qui mériteraient une étude sérieuse. La pensée de leur auteur demande à être replacée dans son contexte. Dom Guéranger appelle naturalisme la tendance à voiler ce que la vérité chrétienne a de trop éblouissant pour les incroyants, de manière à gagner ceux-ci à la foi. Qu’on relise, par exemple, les pages du prince de Broglie sur la vocation de saint Antoine, ou celles de Victor Cousin dans son célèbre traité Du Vrai, du Beau et du Bien ; on ne s’étonnera guère que Dom Guéranger ait signalé le danger de subsister au véritable christianisme, ardu et vivifiant, une honnête religiosité.

    Le seul fait d’avoir combattu le naturalisme a fait accuser Dom Guéranger, par des esprits qui n’ont sans doute pas pris la peine d’analyser ses articles, de verser dans un surnaturalisme excessif et de confondre foi et raison. Mgr Pie a pris soin de le laver de ce soupçon, soulignant que l’abbé de Solesmes, bien avant le Concile de 1870, avait clairement distingué les deux domaines, tout en affirmant leur harmonie. Il est piquant de voir Dom Guéranger accusé de diminuer le pouvoir naturel de la raison, alors que l’école traditionaliste de son temps lui a précisément reproché le contraire…

    Sans tomber dans la crédulité qui voit du miracle partout, Dom Guéranger s’en est pris à « la sécularisation de la société ». Tel est en effet le naturalisme, qu’il tient pour « l’erreur mère de toutes celles de notre temps », et dont les fruits pernicieux sont aujourd’hui venus à maturité.

    Parallèlement à ce vaste exposé, Dom Guéranger a publié des articles sur le P. Faber et sur Mme Swetchine, deux grands convertis qu’il a connus personnellement ; sur saint Louis et la Papauté, pour dénier au gallicanisme le droit de revendiquer ce saint roi pour ancêtre ; sur Sixte-Quint et Henri IV, pour rappeler les bases du droit chrétien ; sur le jansénisme face à la Compagnie de jésus, etc.

    En 1858, utilisant un important dossier de la Congrégation des Rites, il donna vingt-huit articles – un véritable livre – sur les écrits de Marie d’Agréda. Après avoir énoncé les principes doctrinaux relatifs aux révélations privées, il retraçait les luttes entreprises par les jansénistes et gallicans contre la Cité Mystique.

    Signalons encore les articles destinés à faire connaître les ouvrages d’archéologie chrétienne de Rossi, et, en 1868, une longue critique de M. d’Haussonville, qui avait reproché à L’Église de s’être abaissée en signant le Concordat de 1801.

    Touchant les questions monastiques, Dom Guéranger publia, en 1846, un Essai historique sur l’abbaye de Solesmes, suivi d’une description détaillée des statues de l’église ; en 1862, un Essai sur la Médaille de saint Benoît, qui se diffusa rapidement et fut maintes fois réédité ; la même année, il fit paraître l’Enchiridion benedictinum, recueil latin composé à la demande de la Congrégation bénédictine anglaise et contenant la Règle, la vie de saint Benoît par saint Grégoire, les Exercices de sainte Gertrude et le Speculum monachorum de Louis de Blois ; en 1863, ce furent les Exercice de sainte Gertrude traduits en français, accompagnés d’une préface qui n’est pas sans importance pour connaître la spiritualité de Dom Guéranger ; en 1866, enfin, vint la traduction de la Règle de saint Benoît ; quant à la Vie de saint Benoît, tant désirée des amis de Dom Guéranger, elle demeura des années sur le chantier, sans jamais être achevée.

    Restent deux œuvres qu’il convient de présenter ensemble, car elles sont l’une et l’autre relatives aux deux dogmes que L’Église a définis au XIXe siècle. Elles visent à démontrer que la foi de L’Église est l’argument majeur en faveur de la définibilité d’une vérité. Le Mémoire sur la question de l’Immaculée Conception sortit en 1850, la Monarchie pontificale en janvier 1870. Le premier de ces ouvrages compte à peine cent cinquante pages, le second en a le double ; peut-être cette brièveté relative contribue-t-elle à leur conférer plus de densité et de force convaincante.

    La méthode suivie par le Mémoire est simple et consiste à relever chez les Pères, puis dans la liturgie, les témoignages en faveur de la foi au privilège marial. Le dogme de l’Immaculée Conception apparaît ainsi contenu dans la Tradition et progressivement développé depuis dix-huit siècles.

    L’argumentation de la Monarchie pontificale s’apparente à celle du Mémoire. Les pères du Concile du Vatican étaient intimidés par les deux gros volumes de Mgr Maret, doyen de la faculté de théologie de Paris : Du Concile général et de la paix religieuse. Épiscopat et papauté y étaient représentés comme deux pouvoirs antagonistes, dont l’équilibre ne serait assuré que par la décennalité des Conciles.

    Dom Guéranger dissipa ces nuées : c’était en vain que le gallicanisme tentait « d’imposer à L’Église une autre constitution que celle qu’elle a reçue de Jésus-Christ ». Après avoir réfuté les thèses de Mgr Maret, l’auteur abordait la question de la possibilité et de l’opportunité de la définition de l’infaillibilité pontificale, en replaçant la question dans l’ensemble du témoignage doctrinal de l’Église. Il démontra que L’Église avait toujours cru à ce privilège, et que la foi actuelle de L’Église tout entière était même un argument suffisant.

    De toutes les œuvres de Dom Guéranger, la Monarchie pontificale parut « la plus accomplie, de l’aveu unanime », déclara le cardinal Pitra ; Mgr Pie partageait cet avis. Dès l’année de sa parution, le livre connut deux rééditions, et fut traduit en allemand. Avec le temps, Dom Guéranger eût aimé le débarrasser de son appareil de controverse et lui donner un aspect de traité plus didactique. Mais n’était-ce pas là encore l’un de ces projets dont il laissait la réalisation à ses successeurs ?

    La puissance de travail de Dom Guéranger était certainement supérieure à la moyenne. Les quelques manuscrits qui nous restent de ses travaux révèlent une progression très ordonnée de la pensée, et les ratures y sont relativement peu nombreuses.

    « C’est une chose terrible d’écrire un grand ouvrage, écrit-il à un ami, quand on ne peut y consacrer que les rognures de son temps. On ne finit jamais. » Sa communauté, ses hôtes, sa mauvaise santé aussi, « rognaient » si bien ses loisirs, qu’il devait se rattraper en veillant tard. Vers onze heures du soir, quand il sentait venir le sommeil, il se versait de l’eau dans la manche et se remettait à écrire. Plus tard encore, il descendait silencieusement à l’église.

    Quand il préparait un travail, il s’entourait de livres, prenait de nombreuses notes sur cahiers ou feuilles volantes, et non sur fiches ; suivait une période d’incubation, au milieu de mille occupations ; enfin il s’attelait à la rédaction, sans prévoir la date de la dernière page.

    Dom Guéranger comptait sur la solidité de ses facultés, il se savait en particulier la mémoire très fidèle. Il était toutefois convaincu du rôle indispensable de la prière chez tout homme qui a l’honneur de scruter les vérités divines. Il a confié qu’à l’époque où il méditait son Mémoire sur l’Immaculée Conception, un jour où il disait son chapelet dans le jardin, une lumière intellectuelle lui fit voir soudain comment nouer son argumentation, sur laquelle il butait jusqu’alors.

    Certains critiques ont prétendu que l’œuvre de Dom Guéranger, trop marquée par les nécessités de la polémique, est de valeur scientifique plutôt mince. On a même parlé de « fausse érudition •>.

    Pour se prononcer sans tomber dans l’anachronisme, n’est-il pas indiqué de tenir un compte suffisant de l’état de la science ecclésiastique en France après la Révolution ? Admettons que la réputation du « savant abbé de Solesmes • ait été facilitée par le niveau peu élevé de la culture du clergé de son époque ; il reste à expliquer la convergence et la répétition des éloges qui lui vinrent des plus hautes figures de l’épiscopat, et des plus attentives aux questions doctrinales.

    N’est-il pas significatif que Dom Guéranger ait suscité un vif intérêt dans les deux pays que l’on représente habituellement comme les plus brillants foyers intellectuels du XIXe siècle, l’Allemagne et l’Angleterre ? Les Institutions liturgiques, notamment, furent appréciées de Goerres, de Dôllinger, ainsi que des universitaires d’outre-Manche. On relève également les applaudissements du savant évêque de Bruges, Mgr Malou, et ceux des professeurs de Louvain à la Monarchie pontificale. Impressionnante encore est l’opinion de Rossi : l’archéologue, qui se plaignait que sa Roma sotterranea ne se vendit bien qu’en Angleterre et en Allemagne, estimait Dom Guéranger le seul Français capable de donner un compte rendu étoffé de son grand ouvrage.

    Sait-on que l’École des Chartes tint de bonne heure à recevoir les productions solesmiennes ? Que Dom Pitra, l’érudition incarnée, s’inclinait avec émerveillement devant l’éblouissant recensement des livres liturgiques figurant dans le tome III des Institutions, et qu’il reçut de son abbé des conseils précieux dans le sens de la rigueur scientifique ? On mesurera par ailleurs la loyauté de Dom Guéranger à son refus de rééditer, comme l’y invitait son éditeur en 1858, les deux premiers volumes de ces mêmes Institutions liturgiques, qu’il jugeait devoir être profondément remaniés.

    Si l’apparat critique est souvent laissé de côté par Dom Guéranger, le motif en est à chercher dans son désir d’atteindre plus facilement ses contemporains. « Je ne suis qu’un homme d’Église et non point un savant, dit-il avec humour à Dom Pitra. Quand l’écris ce n’est pas pour vous. J’ai mon public qui en sait encore moins que moi.

    Il n’est toutefois nullement question de nier les limites de la science chez ce moine, qui du reste était le premier à en avoir conscience. « Mais, remarque Dom Cabrol, si l’on a pu relever certains défauts dans quelques-uns de ses ouvrages, il faut les attribuer aux circonstances du temps, aux lacunes d’une formation imparfaite plus qu’à un système voulu ou à une disposition particulière. » Le « système » adopté par Dom Guéranger serait au contraire à encourager : il consiste à remonter aux sources.

    Dès sa jeunesse, il avait appris en effet à se pencher sur les manuscrits et à ne pas céder à la tentation de la facilité. Quand, au début du tome III des Institutions liturgiques, il souligne l’importance de la liturgie pour la formation intellectuelle du clergé, il recommande d’en étudier l’évolution en recourant aux originaux plutôt qu’aux traités.

    Il appliquera ce principe à toute science, qu’il s’agisse de l’histoire ou du plain-chant. C’est pourquoi il apprécie les gros volumes archéologiques de Rossi, devant lesquels il regrette de voir les Français se décourager. « Il est temps, écrit-il en 1863, que nous fassions connaissance avec ces vénérables antiquités qui se rattachent au berceau de notre foi, que nous abordions ces sources de la science historique auxquelles on remonte trop rarement chez nous. »

    On comprend alors pourquoi la bibliothèque de Solesmes trouva grâce aux yeux de son abbé par temps de disette. « Pour rendre pleinement justice à Dom Guéranger, dit encore Dom Cabrol, et démontrer son souci d’une documentation sérieuse, il faudrait faire l’histoire de cette bibliothèque qu’il a créée tout entière et où il trouva le moyen de recueillir toutes les grandes collections, tous les ouvrages d’importance et les exemplaires les plus rares des bréviaires, missels ou autres livres liturgiques… » Bref, il voulut avoir sous la main l’indispensable instrument de travail qui évite aux moines de courir les bibliothèques lointaines.

    Le fonds initial fut constitué par 600 volumes venus du Séminaire du Mans où ils étaient en double. Puis, les commandes aux libraires parisiens se succédèrent sans arrêt. Fin 1833, on dépassait le cap des 4 000 volumes ; en 1857, le chiffre atteignait 12 000. Les dons reçus n’étaient pas négligeables, qu’ils vinssent du Gouvernement du Second Empire, d’organismes tels que la Société Royale de l’École des Chartes, de collectionneurs privés ou d’auteurs contemporains. Les voyages de Dom Guéranger et de ses moines suscitaient des générosités.

    On connaît la « folie •> que se permit en 1833 le prieur désargenté en achetant la grande collection des Bollandistes. Un autre trait concret illustre assez bien l’ardeur de Dom Guéranger à garnir ses rayonnages d’ouvrages de choix : il revint un jour à pied de la Chapelle du Chêne, où l’avait déposé le voiturier, portant sur son dos une belle édition de la Vie des Papes d’Anastase le Bibliothécaire ; les quatre in-folio lui pesaient tant, qu’il s’arrêta plus de dix fois, l’épaule sciée par la cordelette.

    Aujourd’hui encore, Dom Guéranger conserve une réputation de polémiste impénitent. Guéranger… Guerroyer : le jeu de mots a fait fortune ; Dom Pitra l’a même entendu dans la bouche de Pie IX. Celui que ses premiers articles de 1830 avaient fait pressentir comme un « rude jouteur », était incontestablement taillé pour la lutte.

    Il serait pourtant erroné de penser que l’abbé de Solesmes a passé son temps à batailler, guettant les occasions de controverses pour y entrer aussitôt. Tout compte fait, il n’a participé qu’à trois grands débats : sur la liturgie, sur le naturalisme, et sur l’infaillibilité pontificale. Ajoutons deux discussions mineures, l’une sur la Compagnie de Jésus, l’autre sur le Concordat. En revanche, Dom Guéranger est absent des grandes controverses sur la liberté d’enseignement, sur les classiques païens, sur la question des biens temporels du Saint Siège, etc. Il n’aborde ces sujets que dans sa correspondance privée. Chose remarquable, à partir de 1847, il s’abstient, malgré les invites qui lui sont faites, d’intervenir à nouveau dans la bataille liturgique qui se poursuit en France pendant plus de vingt ans.

    En général, il s’en tient aux questions strictement religieuses, et, se gardant de perdre son temps dans des escarmouches sur des points contingents, il n’intervient que si les principes sont en jeu et que nul ne se lève pour les défendre. Ces deux conditions une fois réunies, il n’hésite plus à payer de sa personne. « Il m’a semblé, écrit-il en 1857 au rédacteur de l’Ami de la religion, qu’une démonstration devait être faite contre le naturalisme qui infecte aujourd’hui tant d’esprits ; à défaut d’autres, je m’y suis dévoué. Je ne suis qu’un bien faible obstacle pour enrayer une tendance aussi générale ; mais je sais que Dieu ne nous oblige pas au succès, et je ne réclame auprès de lui qu’un seul mérite, celui de ne m’être pas tu lorsque la prudence humaine me conseillait de me taire. »

    Dans certains salons libéraux, on affectait des airs scandalisés comment un bénédictin osait-il polémiquer, oubliant ainsi la devise de son ordre ? Dom Guéranger, qui ne pensait pas qu’il y eût de vraie paix au prix d’une capitulation devant l’erreur, voyait au contraire dans sa profession monastique un titre à intervenir : « Les doctrines dans notre pays sont dans un triste état, écrit-il en 1857 à un moine italien ; et il n’est pas mal qu’un moine élève la voix pour défendre et proclamer la vérité, sicut in diebus antiquis. » « Vous penserez, dit-il à Falloux, que je suis peu de mon siècle, où l’on est généralement assez coulant. Cette rudesse sent un peu le froc, mais le me reprocherais d’être autrement au milieu de cette Babel où nous sommes. » « Aujourd’hui, ajoute-t-il, tout le monde s’inquiète des personnes et nul ne songe à la vérité ; c’est là notre mal, et d’autant plus dangereux qu’il est moins senti.

    Il fallait abandonner tout espoir : l’abbé de Solesmes ne serait jamais homme de salon. N’ayant d’autre parti que celui de Jésus-Christ et de son Église, il se disait « heureux de conquérir l’impopularité en servant l’un et l’autre ». Mgr Mermillod devait un jour lui rendre cet hommage, de ne l’avoir jamais vu « aut timore aut laudibus superatus » : ni la crainte ni la flatterie n’avaient pu le faire fléchir. Envers ses propres amis il témoignait la même franchise imperturbable et s’en rendait compte : « Vous savez que je suis de ces amis qui ne flattent pas, et l’un des plus difficiles », dit-il une fois à Mgr Pie en le félicitant de sa première lettre synodale. « Soyez franc et sans-gêne selon votre habitude », recommandait Montalembert en lui soumettant l’un de ses manuscrits ; le conseil était superflu.

    Une telle intransigeance doctrinale s’accompagnait de modération dans la forme, de respect envers les personnes et de souplesse devant les cas concrets. Un conseiller à la Cour impériale d’Orléans, que ses conversations avec Dom Guéranger avaient guéri de son libéralisme, lui résuma ainsi ses impressions : « Je vous ai trouvé très ferme sur les principes, mais facile dans leurs applications. »

    On connaît le mot de Falloux en apprenant la mort de l’abbé de Solesmes : « Dom Guéranger avait, entre autres précieuses qualités, celle de défendre ses propres idées ou de combattre celles d’autrui sans s’aliéner ses amis. » Cet éloge s’applique autant aux controverses publiques qu’aux conversations et à la correspondance. Quand on parcourt les réponses de Dom Guéranger à Mgr Fayet, on ne sait plus si l’on doit encore parler de polémique. La critique de l’ouvrage de M. d’Haussonville fut si courtoise, que cet auteur remercia son contradicteur ; quant aux réfutations des écrits de Mgr Maret et du P. Gratry en 1870, elles reçurent des félicitations pour leur mesure, et même leur charité.

    Que penser de l’ordonnance interne des œuvres de Dom Guéranger ? L’une des raisons de leur succès auprès de leurs contemporains réside dans l’ordre et la clarté de leur style. L’auteur a un don pour mettre les travaux érudits à la portée du commun des lecteurs. On est parfois stupéfait de le suivre aussi aisément à travers une dissertation historique ou de l’accompagner dans les catacombes romaines en se faisant initier au langage des inscriptions chrétiennes.

    Si maintes pages de l’Année liturgique, avec leurs fioritures et leur onction voulue, sentent bien leur époque, il n’en est pas de même des autres écrits. Mme Swetchine jugeait le talent du jeune moine « libre, aisé, fécond ». Charles Louvet trouvait au dernier ouvrage de son vieil ami « un grand et beau style qui rappelle Bossuet »… Il est vrai que la phrase de Dom Guéranger n’est pas sans évoquer la période oratoire classique. Mais peut-être préférera-t-on s’en remettre à Veuillot, bon juge en matière littéraire. Voici son appréciation sur la Monarchie pontificale : « On loue sa science vaste et sûre, son bon sens, sa brièveté, sa clarté… On aime cette parole vive et tranquille, qui connaît ses routes et les routes d’autrui, qui d’un mot, montre à l’adversaire combien il s’égare et le réfute dans son raisonnement et au-delà de son raisonnement. La polémique de Dom Guéranger est parfaitement selon moi la théorie de l’art, la force sans effort. »

    Dès 1830, l’abbé Guéranger s’était rendu compte que la régénération des études ecclésiastiques dépassait les forces d’un homme isolé. Avec Lamennais, il avait entrevu les résultats que pouvait produire à longue échéance l’union des énergies, et cette perspective, nous le savons, n’avait pas été étrangère à la formation du projet de restauration bénédictine.

    La réalisation de ce beau programme se révéla moins facile que ne l’avait pensé son auteur. Sans doute était-ce avant tout pour ranimer les énergies de son premier compagnon que l’abbé Guéranger, dès 1831, faisait miroiter le brillant avenir d’un nouveau Saint Germain des -Prés, sur les bords de la Sarthe ; il avait conscience, en effet, de l’humilité de son entreprise : « S’il y a de la gloire à recueillir chez les nouveaux Maurini, écrivait-il alors à Montalembert, elle n’est pas pour nous ; nous sommes sacrifiés comme ces pierres brutes que l’on jette dans les fondements d’une maison. » Mais, au prix d’une décennie d’efforts, de grands espoirs n’étaient-ils pas permis ? Le fondateur le redisait à Bailly de Surcy en janvier 1833 : « Il nous faut dix ans pour avoir une importance véritable. Mais pour peu que nous allions jusque-là, l’avenir de la science est à nous. »

    Six mois plus tard, l’assurance du prieur se faisait plus modeste « Nous étudierons d’abord, dit-il à un supérieur de séminaire ; après quoi nous tâcherons de nous rendre utiles aux autres… Nous ne sommes point destinés à prendre une importance scientifique, du moins d’ici beaucoup d’années, lorsque Dieu nous aura donné des hommes et des livres ; en outre, nous avons à nous constituer, un matériel à former, acquérir l’extérieur de notre état. Tout cela nous absorbera longtemps. »

    Quinze ans se passèrent, et voici la réponse que reçut Dom Pitra à une alléchante proposition scientifique qu’il avait soumise à son abbé : « On fait ici des études élémentaires afin de valoir quelque chose dans dix ans ; je ne sors pas de là… Personne n’a ici votre insolente facilité, vos aptitudes et votre entrain. Plusieurs parviendront à savoir à fond L’Ecriture Sainte, la théologie, l’histoire ecclésiastique, le droit canon, en un mot le positif de la religion, sans lequel on ne fera jamais un bénédictin solide. Laissez-nous donc garder le silence, accomplir d’humbles travaux en rapport avec nos courts moments de travail, nos santés, nos aptitudes ordinaires, nos premières éducations imparfaites ; le temps nous aidera, mais jusque-là soyons modestes à Solesmes.

    Dix ans plus tard, Dom Guéranger aurait sans doute parlé de même. Que s’était-il passé ? Une touchante humilité avait porté l’auteur des Origines de L’Église romaine, en 1836, à ne pas signer son ouvrage, mais à en attribuer la paternité aux « Membres de la communauté de Solesmes » – dont pas un seul, en réalité, n’avait été capable de l’aider. La première publication d’un moine de Solesmes autre que l’abbé n’était sortie qu’en 1842, et elle était due à Dom Pitra. Au cours de cette même année, la communauté, consciente de sa propre faiblesse, avait renoncé à se charger des travaux de la patrologie latine, que lui proposait l’abbé Migne. Enfin, les affaires du prieuré de Paris avaient appris à Dom Guéranger à ne pas présumer des forces de moines insuffisamment formés.

    La bibliographie des bénédictins de Solesmes, au temps de Dom Guéranger, accuse une prépondérance très nette des travaux hagiographiques et historiques ; L’Ecriture Sainte est absente et la patristique à peine représentée ; théologie et droit canonique n’apparaissent que bien rarement ; la liturgie ne figurent que sous forme d’éditions de livres usuels, et la spiritualité qu’à travers des traductions d’œuvres du Moyen Age ou de l’époque classique. On sent que l’heure du renouveau des études n’a pas encore sonné, mais des fondements sont posés, et la bonne volonté semble générale.

    Il faut citer ici quelques noms : celui de Dom Piolin, un manceau des plus érudits, à qui sont dus plusieurs tomes de continuation du Gallia christiana, et qui prospecta durant vingt ans les archives du Maine pour faire revivre l’histoire de son diocèse. Dom Paquelin, un Rémois, voyagea jusqu’en Saxe pour mieux situer les œuvres de sainte Gertrude et de sainte Mechtilde, dont il prépara une nouvelle édition, travail qui intéressa tout particulièrement Dom Guéranger. Dom Jausions, Dom Chamard, Dom Guépin et bien d’autres travaillèrent à des biographies, à des publications de documents intéressant l’histoire locale, etc. Les martyrs de la Pologne attirèrent aussi l’attention de Solesmes, en raison des relations qu’entretenait le monastère avec certains exilés de ce pays.

    Sans exercer aucune pression, laissant à chacun le choix du sujet et de sa présentation, Dom Guéranger encourageait et conseillait ; son intransigeance ne se manifestait qu’à propos de la censure doctrinale.

    Parler de science à Solesmes au XIX siècle, c’est évoquer aussitôt le nom de Dom Pitra. Professeur à Autun, le jeune prêtre de vingt huit ans venait de faire connaître l’inscription dite de Pectorius, découverte en cette ville, lorsqu’il se présenta à Solesmes le 15 août 1840. Il fut étonné de voir sur la chasuble de Dom Guéranger son cher « ichtus », le poisson symbolique de la fameuse inscription. Sa vie entière, il allait se passionner pour le symbolisme chrétien.

    Après avoir été prieur de Saint-Germain de Paris, ce qui lui permit d’aider puissamment l’abbé Migne à mettre sur pied sa monumentale patrologie, il entama, comme plusieurs de ses confrères, une carrière de quêteur. Il parcourut non seulement la France, mais l’Angleterre, la Belgique, la Hollande et les pays germaniques. La chasse aux manuscrits l’emporta vite sur la prospection financière, même si le moine était de taille à mener de front les deux activités en occupant ses nuits à copier des textes inédits.

    Cet homme jouissait d’une santé de fer et se contentait de trois ou quatre heures de sommeil. Il en plaisantait lui-même. Le voici, par exemple, en 1849, à Middle-Hill, près de la riche bibliothèque du baronnet Thomas Philips. « Chaque soir, raconte-t-il à son abbé, la table étant desservie, le baron la fait couvrir de ses manuscrits les plus rares. C’est ce que nous appelons un dessert de manuscrits. L’autre jour, le bon châtelain s’endormit à côté de moi, et se réveilla à deux heures du matin, me retrouvant au dernier rogaton du dessert : j’avais tout dévoré sans bruit. »

    Ce labeur engendra les quatre tomes du Spicilegium solesmense, de 1852 à 1858, continués, après la mort de Dom Guéranger, par des Analecta sacra et Analecta novissima, recueils de textes inédits – en principe – dont les premiers durent aux conseils de l’abbé de Solesmes de n’être pas mêlés à des considérations personnelles tournant à l’effusion mystique.

    Dom Pitra était un amoureux de la cellule monastique ; son épreuve consista à en demeurer presque constamment éloigné. Seule, son affection pour son abbé l’en consolait : « Puisse -je être toujours exilé pourvu que je sois seul ! lui écrit-il avant de traverser la Manche. Pourvu qu’à ce prix vous soyez plus heureux avec mes frères ! Ce sont vos peines qui m’accablent… »

    A dire vrai, un moment vint où le voyageur put espérer revenir au bercail ; mais il se laissa tenter par les langues orientale. Dom Guéranger consentit, un peu à regret, car c’était allonger le temps d’exil à Paris. Dom Pitra finit par attirer malgré lui l’attention de Rome, en publiant un article sur les Canons de l’Église Grecque. Pie IX le fit venir près de lui en 1858, le chargea d’étudier le droit canonique des Églises orientales et l’envoya même plusieurs mois en Russie.

    La carrière romaine du moine fut rapide. La seule bienveillance de Pie IX lui valut le cardinalat dès 1863. Cette dignité permit au fils de Dom Guéranger de rendre d’immenses services à Solesmes, que le pape avait d’ailleurs voulu honorer ainsi.

    Contrairement à ce qu’on a parfois prétendu, la nouvelle situation de Dom Pitra ne modifia en rien ses rapports avec son ancien abbé. L’affection mutuelle des deux religieux conserva sa chaleur d’autrefois ; elle semble même s’être accrue du fait de la gravité des questions qu’ils durent traiter. Et puis, avec les responsabilités de sa charge, L’Eminence s’était en partie affranchie de cette distraction presque continuelle qui jadis avait fait la terreur de Dom Guéranger.

    La salle du Chapitre de Solesmes conserve le portrait du cardinal, peint par Lafon en 1875. Assis, revêtu des habits prélatices, la mine austère et ascétique, le savant bibliothécaire de la Sainte Église Romaine contraste étrangement avec Dom Guéranger, dont le sourire illumine le tableau voisin. On se prend à imaginer des comparaisons faciles, que l’étude des documents révélerait pourtant peu exactes.

    Le cardinal Pitra, en effet, n’avait rien de l’érudit recroquevillé dans son univers. Les pèlerins de Rome, que Dom Guéranger lui recommandait fréquemment, ont rendu hommage à son dévouement et à sa délicatesse souriante. « La connaissance que j’ai faite de lui, écrit Rossi de son côté, m’est aussi chère que la découverte d’une collection d’épigrammes de Damase. »

    C’est bien un cœur de moine qu’il conserva jusqu’à sa mort en 1889, un cœur d’une sensibilité presque excessive qui le tourmenta, dans l’isolement relatif de son appartement romain de Saint Callixte. « Vous avez eu beau me permettre d’être gyrovague pendant vingt ans, je mourrai avec la nostalgie du monastère. » Dom Guéranger recevait périodiquement des plaintes ainsi nuancées d’humour, car l’Éminence ne se départit jamais de sa gaieté.

    Écrivant à Dom Gardereau après le départ de son « cher grand fils »pour Rome, Dom Guéranger lui avait rendu ce témoignage : « C’est un immense sacrifice pour la congrégation, au sein de laquelle Dom Pitra ne sera pas remplacé. Les hommes de science et de travail facile comme lui sont rares dans tous les temps et introuvables aujourd’hui. Aussi les adieux ont-ils été fort tristes entre lui et moi. Je dois lui rendre cette justice que, quelque flatteur que soit pour lui l’appel du Saint-Père, il n’a quitté Solesmes qu’avec beaucoup de larmes et de regrets.

    « Dom Guéranger ne termine jamais ce qu’il entreprend ! » Combien de fois l’abbé de Solesmes n’a-t-il pas perçu l’écho de plaintes de ce genre ! De fait, les Origines de L’Église romaine, les Institutions liturgiques et l’Année liturgique sont demeurées inachevées, la Vie de saint Benoît s’est arrêtée à mi-chemin et nombre de travaux annoncés sont restés à l’état de projets.

    Peut-être les dispositions naturelles de l’auteur n’ont-elles pas été étrangères à cet état de choses : Dom Guéranger aimait la liberté et n’avait pas l’aptitude de Dom Pitra à poursuivre une recherche fastidieuse.

    Mais l’accusé avait d’autres excuses et il en a fait l’aveu à quelques intimes, dans des termes assez directs pour que leur souvenir se soit gravé dans les mémoires : « Est-ce que j’écris pour moi ? Je n’ai pas fait les livres que j’avais projetés. Il a fallu se jeter dans la mêlée quand L’Église était attaquée ; une fois le but atteint, une autre guerre surgissait avant que j’aie pu développer toute ma pensée, je laissais donc là ce que j’avais entrepris. Après tout, qu’est-ce que cela me fait, à moi d’avoir laissé inachevés mes livres, quand le Maître montrait par les résultats qu’il y , en avait assez ? »

    a Au reste, poursuivait-il en faisant allusion à ses moines, s’ils veulent travailler, à Saint-Pierre, ils peuvent finir cela. Qu’ils remplissent les plans qui sont dans mes écrits, ils ne perdront pas leur temps et serviront l’Église. Peut-être est-ce pour leur tracer la route que Notre Seigneur m’a fait commencer tant de choses :.. Mais il n’y en a guère à se préoccuper de cela pour l’instant, et je parle des plus futés ; chacun vit dans sa coquille, sans en voir plus long. Ils avalent ce que je leur dis très respectueusement, cela les intéresse tant que je parle ; ensuite, c’est terminé pour eux et ils se laissent vivre… Les hommes sont ainsi faits, et ceux qui m’entourent sont des meilleurs. »

    A un siècle de distance, la révélation de cette grave confidence ne revêt plus aucun caractère d’indiscrétion ni de manque de charité à l’égard des fils de Dom Guéranger. Celui-ci parle d’ailleurs en père de famille, mais en homme dont l’idéal très élevé de travail au service de la vérité entraînait une solitude presque inévitable.

    Toute équivoque doit être ici dissipée : jamais Dom Guéranger n’avait songé à faire de chacun de ses moines un « savant bénédictin »de manière à entretenir la réputation bien connue, réputation dont il aurait pourtant récolté bien des avantages temporels. Dom Pitra lui-même espérait « faire tomber l’absurde préjugé d’après lequel on ne peut être bénédictin sans être un in-folio ambulant ».

    Avec humour, le prieur de 1833 avait déjà précisé à un ami que les moines de Solesmes quitteraient leur table de travail au moins quelques instants par jour pour descendre au jardin. « Tous ne sont pas appelés à faire des livres, ajoutait-il, et ceux mêmes qui ont cette vocation ont besoin quelquefois de varier leurs occupations, et la culture de la terre est la lus agréable et la plus monastique des distractions. »

    Avouons-le : il y avait encore bien du chemin à parcourir pour parvenir à une notion plus exacte de l’importance du travail manuel. Mais il est une hiérarchie des valeurs que Dom Guéranger eut le mérite de souligner avec énergie dès les débuts de son œuvre. C’est pour l’avoir respectée et aimée, que Solesmes est devenu non pas une nouvelle Chesnaie, mais une « maison de prière », et de prière liturgique. laissons Dom Guéranger nous exposer lui-même sa pensée, dans ce passage de la préface des Origines de l’Église romaine

    «  Le bénédictin peut être savant, mais il est moine avant tout, il est homme de prière et d’exercices religieux. Le chant des divins offices, ministère des anges, absorbe une partie considérable de ses loisirs, et la science n’obtient de lui que l’excédent des heures que Dieu et l’obéissance ne lui réclament pas. Encore fait-il entrer son travail, quel qu’en soit l’objet, en ligne des choses qu’il a vouées à Dieu. Mabillon, Martène, Montfaucon et cent autres remplirent plus que qui que ce soit au monde la signification du nom de savants, mais rarement les vit-on laisser vacante au chœur cette stalle dont la désertion eût montré qu’ils auraient préféré l’isolement de l’esprit de l’homme à la société de Dieu. »

    C’était là poser solidement le principe. Une autre limite de l’étude, en revanche, ne pouvait se manifester à Dom Guéranger qu’au long des années : elle tenait à sa charge abbatiale. Elle n’atteignait pas en lui le maître qui transmet oralement la doctrine à ses disciples, mais l’auteur, qui ne saurait se passer d’un minimum de tranquillité. De cette situation, il prit allègrement son parti : « Je suis abbé avant d’être auteur, moi qui en ouvrant Solesmes avais rêvé d’y trouver plus de loisirs que partout ailleurs. »

    Sous l’apparence d’un léger regret se cache la joie de s’être découvert une existence nouvelle : celle du père qui se donne tout entier à ses fils.