Newman et Dom Guéranger

LETTRE

DE L’ABBAYE SAINT-MARTIN

LIGUGÉ

novembre-décembre 1974

169

  1.  

    NEWMAN ET DOM GUÉRANGER

        Le jeudi 11 juillet 1833, la vie monastique était restaurée à Solesmes ; le dimanche suivant, 14 juillet, Keble prononçait à Oxford un sermon qui devait être, au dire de Newman, le point de départ du célèbre mouvement (Apologia, traduction française, Collection « Textes Newmaniens », Paris, DDB, tome V, 1966, chap. I, in fine.)

        Newman et Dom Guéranger ne se sont rencontrés qu’une fois – lors du voyage de Dom Guéranger en Angleterre -au mois de septembre 1860, dans une maison de l’Oratoire aux portes de Birmingham, où Newman vivait retiré. D. Delatte raconte ainsi l’entretien

        L’entrevue fut brève et froide. Newman ne voulut point parler français, s’excusa de parler italien, ne consentit point à user du latin et les questions rapides de l’abbé de Solesmes traduites par le P. Shepherd ne parvinrent pas tout d’abord à triompher de sa glaciale réserve. Il ne répondait que par monosyllabes. On se leva. Newman introduisit Dom Guéranger dans la bibliothèque ; là enfin, en face des livres, amis communs (…), la conversation languissante jusqu’alors s’anima quelque peu et l’on parut plus à l’aise. (Dom Guéranger Abbé de Solesmes, Plon-Nourrit, tome Il, p. 217.)

        On aimerait connaître les questions que Dom Guéranger, alors âgé de 54 ans, posa à Newman alors âgé de 59 ans et les raisons de la froideur de Newman – peut-être seulement sa timidité.

        Leurs vies sont parallèles, leurs tempéraments (que révèlent leurs physionomies) opposés ; attirés par les mêmes problèmes qui étaient dans l’air du temps, ils les ont résolus par des voies différentes.

     

        I. Chronologie

        Newman naît en 1801, Guéranger cinq ans plus tard en 1806, mais meurt quinze ans plus tôt en 1875, tandis que Newman vivra jusqu’en 1890.

        A la naissance de D. Guéranger, le Curé d’Ars a déjà 20 ans et Lamennais 26. Catherine Labouré est l’exacte contemporaine de Dom Guéranger. Elle naît la même année que lui et lui survit d’un an. Napoléon IlI, né deux ans plus tard que Dom Guéranger mourra deux ans plus tôt en 1873. Lacordaire est d’un an le cadet de Newman mais mourra trente ans plus tôt. Renan né vingt-deux ans plus tard que Newman ne lui survivra que de deux ans.

        1801, c’est l’année d’Atala.

        1806, l’année d’Iéna.

        En 1821, Newman a 20 ans, c’est l’année de la mort de Napoléon Ier. Shelley et Walter Scott sont à l’apogée de leur gloire.

        En 1826, Guéranger a 20 ans, Vigny publie les Poèmes antiques et modernes, F. Cooper : Le Dernier des Mohicans ; les Monumenta Germaniae Historica commencent de paraître.

        1833, l’année de la restauration de Solesmes par Dom Guéranger, est aussi l’année de la fondation de la Société de Saint Vincent de Paul par Ozanam ; Michelet commence la publication de son Histoire de France, Balzac publie Eugénie Grandet, Ingres peint le portrait de M. Bertin, et Rude sculpte la Marseillaise.

        1845, l’année de la conversion de Newman, est l’année de Tannhaüser de Wagner ; l’année précédente sont nés Verlaine, Nietzsche et Anatole France.

        En 1875, mort de Dom Guéranger, naissance de R. M. Rilke et de Maurice Ravel.

        En 1890, mort de Newman, Lavigerie amorce le  » Ralliement « , l’Ecole biblique de Jérusalem est fondée, Paul Valéry publie Narcisse et Paul Claudel Tête d’Or.

        Dom Guéranger meurt à la fin du long règne de Pie IX, trois ans avant le vieux pontife ; Newman sera le premier cardinal de Léon XlII…

        II. Physionomie

        Si l’on compare leurs portraits, les deux hommes paraissent physiquement assez différents : sans doute Guéranger jeune est assez fluet, mais il deviendra rapidement massif, tandis que Newman restera toujours frêle.

        Le visage de Newman demeure émacié, toujours un peu rêveur, celui de Guéranger devient avec l’âge plus carré avec des mâchoires de lutteur rappelant la tête de bulldog de W. Churchill.

        Mais ce qui frappe dans les photographies des deux hommes d’Eglise, à la fin de leur vie, c’est une même lassitude, une même tristesse, un même air désabusé. Ils savent désormais eux aussi  » ce qu’il y a dans l’homme ;  » Jean 2,25), ayant eu à affronter en des conjonctures différentes les mêmes incompréhensions et les mêmes oppositions.

        III. Théologie

        1. le monachisme

        L’idéal monastique de Newman tel qu’il a rêvé de l’instaurer à Littlemore est celui d’un groupe humaniste et pieux : un petit Oxford plus spirituel et moins académique. L’évêque anglican d’Oxford s’émeut de ce qu’il considère – sur la foi d’articles de presse – comme une restauration monastique- de saveur catholique.

        Je vous connais trop bien pour ne pas savoir que vous êtes le dernier homme à essayer de faire revivre dans mon diocèse les ordres monastiques d’une manière qui rappelle de près ou de loin ce qu’on entend par là dans les milieux romains, sans m’avoir prévenu, tout au moins à prendre sur vous l’initiative d’une mesure de cette importance sans l’assentiment des autorités de l’Eglise. (Denys Gorce, Newman, Paris, Desclée de Brouwer, 1942, p. 182.)

        Newman se défend de cette interprétation et présente son initiative comme une pieuse union et une affaire privée

        Il n’y a pas de « monastère en voie d’érection », il n’y a ni  » chapelle  » ni  » réfectoire « , tout au plus une salle à manger ou un salon pour les visiteurs. Les  » cloîtres  » sont mes appentis connexes aux maisonnettes. Je ne comprends pas ce qu’on veut dire par « cellules des dortoirs ». Naturellement, je puis reprendre les termes de Votre Seigneurie d’après lesquels  » je n’essaie pas de faire revivre les ordres monastiques en rien qui approche le sens romain de ce terme  » et je ne prends pas sur moi de faire naître une mesure de cette importance sans l’autorisation de l’Eglise. Je n’inaugure rien d’ecclésiastique, mais quelque chose de personnel et de privé, et qui ne peut tomber dans le domaine public, au lieu de rester privé, qu’à cause des journaux et des littérateurs. En ce sens, les résolutions les plus sacrées et les plus intimes, ainsi que les actes, peuvent devenir certainement les objets d’une curiosité de mauvais aloi et impitoyable. (Idem, p. 186.)

        Newman restera toute sa vie attiré par l’idéal monastique. Dans l’Essai sur le développement,
    il y consacre quelques pages à la fin du chapitre IX. En 1858, il publie dans la revue l’Atlantis un bref et substantiel essai : La mission de saint Benoît.

        Cet idéal monastique de Newman est très marqué par le retour au Moyen Age : il évoque avec un certain regret ces âges de foi où  » il ne manquait pas, en ce temps-là, d’hommes riches ou puissants qui se rappelaient et aimaient assez le passé pour souhaiter de le voir revivre dans l’avenir « . (Newman, La mission de saint Benoît, Bloud 1909, p. 48.)

        La vie monastique que Dom Guéranger restaure à Solesmes est marquée de la même nostalgie médiévale : qu’on se rappelle le mot de Dom Guéranger à Montalembert : « Refaire à petit bruit à Solesmes une miniature de notre cher Moyen Age. » (Lettre du 18 janvier 1832 accompagnant la lettre à Grégoire XVl). Mais plus réaliste, Dom Guéranger veut fonder un vrai monastère et non un groupe d’universitaires dévots. Solesmes ne sera pas Littlemore.

        Chez Dom Guéranger le sens de l’Église sera toujours très vif, et son amour de la liturgie n’en sera, pourrait-on dire, qu’un corollaire. Chez Newman l’amour du culte divin sera généralement subordonné à une piété plus subjective qui se cristallise dans le célèbre : « I and my Maker. God and myself. » (Apologia, op. cit., p. III.)

        2. l’histoire

        Nés l’un et l’autre au lendemain de la Grande Révolution, ils auront l’un et l’autre – comme toute leur génération – un goût prononcé pour l’histoire. L’histoire est pour eux une science auxiliaire de la théologie, mais tandis que selon Newman le développement du dogme est un argument apologétique, selon Guéranger c’est l’histoire elle-même qui doit être présentée comme apologétique à la manière de Bossuet dans le Discours sur l’Histoire universelle. Guéranger reproche à A. de Broglie d’avoir dans son livre L’Eglise et l’Empire romain au IVe siècle écrit une histoire « naturelle » et non  » surnaturelle  » de cette période privilégiée de la vie de l’Eglise :

        C’est une pauvre manière, pour un auteur chrétien qui écrit l’histoire, que de nous donner la venue de Jésus-Christ dans le monde comme le grand fait social et de se livrer aux lieux communs plus ou moins rajeunis sur ce sujet. Personne ou presque personne ne contestera vos faits ni vos conclusions, d’autant que vous excellez à parler le langage du jour. Mais quand donc vous plaira-t-il d’employer votre talent à écrire pour les chrétiens ? Ne comprenez vous pas que toutes ces vues d’application à un ordre inférieur, toujours reproduites et avec une variété qui n’est qu’apparente, ont pour résultat de déprendre peu à peu les hommes de l’ordre surnaturel dont nous ne maintenons en nous la prépondérance que par l’effort de la foi ? (Le sens chrétien de l’histoire, Paris, Plon, 1945, p. 63.)

        Avec vigueur, il s’en prend à ceux pour qui l’Eglise n’a qu’une mission civilisatrice :  » Les hommes, dit-il, ont plus besoin qu’on leur répète que Jésus-Christ est venu pour les racheter, qu’il n’est nécessaire de leur dire sur tous les tons que l’objet de sa mission a été de les civiliser (idem., p. 63). Le problème est toujours actuel : libération de l’homme ou salut en Jésus Christ ?

        Pour Dom Guéranger, il n’y a pas de « philosophie de l’histoire », il ne peut y avoir qu’une « théologie de l’histoire ».

        L’histoire doit donc être chrétienne, si elle veut être vraie ; car le christianisme est la vérité complète ; et tout système historique qui fait abstraction de l’ordre surnaturel dans l’exposé et l’appréciation des faits, est un système faux qui n’explique rien, et qui laisse les annales de l’humanité dans un chaos et dans une contradiction permanente avec toutes les idées que la raison se forme sur les destinées de notre race ici-bas. C’est parce qu’ils l’ont senti, que les historiens de nos jours qui n’appartiennent pas à la foi chrétienne se sont laissé entraîner à de si étranges idées, quand ils ont voulu donner ce qu’ils appellent la philosophie de l’histoire. (Idem, p. 17.)

        Il y a là une vue profonde mais qui, refusant une histoire dite « objective » ou « impartiale » (peut-elle d’ailleurs l’être ?), risque chez des concordistes bâtards de confondre histoire et apologétique.

        « La théologie de l’histoire risque d’être une désacralisation de l’histoire justement parce qu’elle en est une rationalisation » (Giorgio Derossi, dans le Témoignage, colloque de Rome 1972, Aubier, 1972, p. 221).

        Newman – grâce à son idée de développement – débloque l’apologétique traditionnelle – sinon traditionaliste – de l’impasse dans laquelle elle s’était placée. L’argument de prescription invoqué par Tertullien, la description par Bossuet des  » variations des Eglises protestantes  » condamnaient l’apologétique à un immobilisme indéfendable. La manière nuancée dont Newman dégageait les notes d’un développement sain face à un développement corrompu permettait un discernement dont devaient bénéficier l’histoire de la théologie et la théologie de l’histoire.

        3. le romanisme

        Newman et Dom Guéranger ont eu l’un et l’autre une attitude spécifique à l’égard de Rome. Contemporains des grands romantiques, ils auront l’un et l’autre pour Rome le même amour que Chateaubriand, Byron ou Goethe. Mais surtout leur amour de Rome comme  » capitale de la chrétienté  » sera pour ainsi dire le fruit d’une conversion. Newman est converti de l’anglicanisme, Guéranger est converti du gallicanisme : l’un et l’autre par des itinéraires différents découvrent le centre de l’unité. L’un et l’autre ont eu à rompre avec la forme de pensée dans laquelle ils avaient été élevés. L’enquête de Newman sur l’authentique tradition de l’Église l’amène à conclure que l’anglicanisme n’a pas de base historique sûre et que la vérité est à Rome. Dom Guéranger, après avoir échappé à l’attrait exercé sur lui par Lamennais, écrira : « Nos traditionalistes… manquent de théologie. J’en sais quelque chose puisque j’ai été de leur camp. Je n’en suis plus depuis bientôt vingt-cinq ans, c’est-à-dire depuis que j’ai enfin étudié la théologie. » (Lettre à Mgr Pie du 27 novembre 1855.) A l’inverse de Newman qui avait bénéficié du milieu humaniste d’Oxford, Dom Guéranger fut un autodidacte qui dut se former par lui-même aux sciences ecclésiastiques, la Révolution ayant interrompu les études cléricales pendant une génération au moins.

        Ils seront l’un et l’autre, chacun à sa manière, défenseurs de l’infaillibilité pontificale et défenseurs de la dévotion mariale. En réaction contre le rationalisme du Siècle des Lumières, ils auront dans la ligne des enseignements pontificaux un sens aigu de la foi.

        Telle phrase de Dom Guéranger dans ses Notions sur la vie monastique a un accent tout newmanien : « Le chrétien croit parce qu’il veut croire, parce qu’il est humble devant Dieu, parce qu’il sait que Dieu communique sa lumière aux cœurs simples et que la foi de l’esprit demeure stérile si elle n’est pas plus encore la foi du cœur. » (Mame, 1950, p. 66.)

        Placées au carrefour des grands courants de pensée de leur époque, ces deux vies parallèles révèlent des tempéraments également passionnés, hommes de Dieu et hommes d’Église chacun à sa manière.

    le père abbé