Conférences sur la vie chrétienne – 14ème conférence

QUATORZIEME CONFÉRENCE.

SOMMAIRE.

Pour atteindre notre fin, nécessité des quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance. — Ne pas isoler ces vertus du divin modèle, Jésus- Christ, en qui elles ont brillé au plus haut degré.

De la Prudence. – Sa nécessité – Obstacles : la passion, la précipitation, la contemplation de ses propres idées. — Moyens d’acquérir et d’entretenir la prudence : prière, étude de la loi de Dieu, réflexion , docilité.

Nous avons établi dans les deux dernières conférences le fait de la situation : l’homme ayant à chercher Dieu et rencontrant sur sa route des obstacles extérieurs et intérieurs. Nous avons donc dessiné cette situation après avoir posé les grands principes de la théologie sur la Foi, l’Espérance et la Charité.

AVANT d’aller plus loin, il nous a semblé bon d’éclairer notre marche ; car c’est une conquête qu’il s’agit de faire. Si Dieu nous a mis en ce monde, c’est pour nue nous y méritions, que nous accomplissions sa volonté d’après le plan tracé par lui, et que nous rendions notre vie glorieuse à Dieu et utile pour nous. C’est pourquoi, avant d’aller plus loin, il était utile de bien décrire notre situation ici-bas. Or, c’est un état de lutte et non de tranquillité qui est le nôtre. Nous avons vu en effet que nos premiers parents même dans l’état d’innocence furent attaqués par l’ennemi et tombèrent. Il est donc dans le plan de Dieu que nous soyons tentés. De plus nous avons constaté un accroissement de lutte résultant du désaccord qui existe entre l’âme et le corps ; il faut des efforts pour maintenir l’équilibre depuis le péché originel à cause de l’interversion qui s’est faite. Nous sommes plus inclinés vers ce qui est mal que vers ce qui est droit et conforme à la volonté de Dieu.

LES anciens, au point de vue rationnel, se sont demandé à quoi tenait pour l’homme la fidélité à sa fin , et ce qui lui était nécessaire pour être dans les conditions voulues par le créateur, et ne faire jamais que ce qui est droit , juste et conforme à sa nature. Ils se sont dit qu’il y avait quatre choses nécessaires qui sont comme des gonds, carlines, sur lesquels, tout repose. Ce sont ces vertus que L’on appelle vertus. cardinales. Si elles existent dans l’âme elles suffiront à la maintenir dans une situation raisonnable et honnête.

CE sont des vertus, c’est-à-dire des habitudes, habitus, et non des actes isolés ; des habitudes, des dispositions qui existent dans Une, qu’elles soient infuses ou bien le résultat des efforts. Mais il ne faut pas confondre. Nous puisons les ales dans les vertus ; ils en émanent ; tandis que les vertus doivent être rangées dans les habitudes qui , existant une fois, donnent à prévoir les actes qui en sortiront.

C’EST ainsi que les anciens avaient formulé leur doctrine, et les théologiens, surtout ceux du moyen-âge, S. Thomas etc., ont accepté ces quatre vertus cardinales comme la base du perfectionnement de l’homme. L’Église elle-même, dans la canonisation des Saints, ne porte pas seulement son examen sur les vertus théologales, qui sont les plus excellentes ; mais aussi sur les quatre vertus cardinales, pour constater si elles ont existé en permanence dans le sujet, du moins depuis la conversion jusqu’à la mort. En sorte que soit qu’ils aient reçu cela de la, tradition, ce qui est probable, soit que par la pratique les philosophes fussent arrivés à cette doctrine, leur travail n’a pas été perdu. Ces quatre vertus sont : la Prudence, la Justice, .Force, et la Tempérance. Elles sont restées dans le système chrétien; seulement elles ont emprunté une valeur et une dignité particulière des trois vertus théologales. Car nous autres chrétiens, nous ne voulons pas chercher une perfection égoïste pour nous mirer ensuite en nous-mêmes comme les philosophes; nous avons la gloire de Dieu à procurer. Et à cause de cela, ces vertus nous arrivent sous une forme plus élevée qu’à eux. D’ailleurs nous avons un modèle descendu du ciel, N. S. Jésus-Christ, qui est venu sur la terre et en qui ces quatre vertus ont brillé au plus haut point. Ainsi nous ne nous éloignons point de notre fin surnaturelle en nous appliquant à développer en nous ces quatre tendances. Nous agissons en cela toujours en chrétiens et non en philosophes. Car, bien que l’ordre naturel eût pu être le nôtre, toujours est-il qu’actuellement nous sommes dans l’ordre surnaturel. C’est ainsi qu’il faut se défier de ces auteurs chrétiens qui isolent trop ces quatre vertus du modèle de toute justice.

EXAMINONS maintenant, rapidement selon notre habitude, chacune de ces quatre vertus, pour en exprimer la doctrine.

Nous commencerons par celle qui est mise en tète ordinairement, la Prudence.

LA Prudence est une disposition qui porte l’homme à faire un choix juste et sage entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, honnête et déshonnête.

VOILA, au regard des philosophes et des théologiens, ce qu’est cette vertu. On comprend qu’on lui ait donné une si belle place, car quiconque est environné de dangers a besoin de prudence, et nous avons vu que nous vivions au milieu des dangers. Le péché est entré en ce monde parce que Ève a été imprudente. Elle a agi contre: Dieu soit en ayant l’imprudence de désobéir à Dieu , soit en n’usant pas de la prudence que Dieu lui avait donnée pour triompher de la tentation. Car nos premiers parents, outre les vertus théologales, avaient aussi reçu de Dieu les quatre vertus cardinales.

LES théologiens le reconnaissent. C’est même un point admis que les enfants, outre les vertus théologales, reçoivent au baptême les vertus cardinales, comme étant le complément nécessaire de leur être surnaturel.

ENFIN nous voyons que la chute dans le paradis fut due à l’imprudence. Cette vertu de prudence consiste donc dans un certain dictamen qui nous porte à bien faire notre choix , prenant ce qui est bon et repoussant ce qui est contraire.

LE grand obstacle à la Prudence c’est la passion , la précipitation. Lorsqu’un homme doit agir, il faut qu’il sache ce qu’il fait. Il ne doit pas se laisser pousser par une force plus grande que lui , mais puiser dans la prudence les conseils pour faire une chose ou l’éviter. Celui donc qui veut maintenir en soi la prudence doit fuir la précipitation , la passion. Lorsque l’homme, au lieu de donner l’impulsion , la reçoit d’une force aveugle comme la passion et sa fille la précipitation, il n’a pas le temps de réfléchir, de se ressaisir ; alors il se jette au hasard, et ce qu’il y a de pire, c’est souvent pour suivre le côté défectueux de son être. Voilà comment la prudence peut être offensée et ne pas être écoutée malgré ses réclamations. L’homme court alors de grands risques, car dans cette situation ne prend pas le loisir de discerner le bien et le mal. Le péché peut être commis et de là résultent des pertes spirituelles et de grands dangers.

IL y a une autre chose qui est tout l’opposé de ce défaut , et qui ne s’attaque pas moins à la Prudence. C’est la réflexion, la contemplation de ses propres idées. En canonisant ainsi ses idées, on ne fait pas un pas, on semble jeté dans un moule dont on ne sort pas ; c’est une ligne qu’on suit machinalement. Ceux qui ont ce défaut courent également de grands dangers en se jetant dans des lignes de conduite contraires à la volonté de Dieu, soit qu’il en résulte des inconséquences à cause du caractère bizarre des personnes, soit que cela les jette dans les scrupules qui sont aussi des manques de prudence, parce qu’on y appuie exclusivement sur son propre sens. Il y a donc là aussi un danger. Comment donc se nourrira la prudence ?

ELLE a besoin de se retremper au contact de Dieu , cela par la prière. C’est la prière qui nous enseignera la voie de la prudence, comme nous le fait chanter l’Église au temps de l’Avent :  » Veni ad docendum nos viam Prudenoe. Alors nous ferons le bien et éviterons le mal. Il faut donc débuter par la prière ; ensuite il y a l’étude de la loi de Dieu , la réflexion , l’attention à se dépouiller du point de vue personnel , la défiance vis-à-vis de soi. Tous ces moyens que nous donnent la révélation et la raison nous disent qu’il n’y a de sécurité pour nous que dans la ligne marquée par Dieu.

L’HOMME prudent est donc celui qui réfléchit sur la loi de Dieu. Aussi, voyez ce que le Saint Esprit nous dit dès le premier psaume : Beatus vir qui non abiit in consilio impiordm, … sed in lege Domini voluntas ejus. . . . Et dans l’hymne des confesseurs, parmi les louanges que l’Eglise leur donne, nous voyons : qui pins, prudens. L’homme prudent met son critérium dans la loi de Dieu et se fait par ce moyen un fond d’où il tire une règle sûre pour rechercher ou fuir ceci ou cela. Une autre disposition pour acquérir la Prudence, c’est la docilité. Il ne faut pas croire que nous possédons en nous la raison de toute chose. Il faut savoir changer de sentiment quand les choses sont démontrées par la raison ou l’autorité des personnes qui nous parlent ; il faut savoir que nous sommes faibles. Cette disposition nous conduit, en présence des idées d’un auteur sérieux, autorisé, à nous recueillir, à compléter nos idées, à éviter les préjugés, à établir en nous des notions claires sur le bien et le mal, à la lumière desquelles nous réglerons ensuite notre conduite de la façon la plus avantageuse pour nous. Il y aurait bien des choses à dire là – dessus , car cela s’applique à toute la vie. Par exemple, telle chose est une occasion de mal pour un homme; il n’ira pas s’y jeter pour le seul plaisir de maintenir son indépendance, car il sait le danger qu’il y a pour lui ; il a l’expérience de ses naufrages. Mais il fera sortir de la prudence des actes avantageux; préviendra les difficultés ; il tournera le dos à ce qui l’entraînerait à la défection, et déjouera ainsi l’ennemi. Il prend le parti qui le conduit le mieux à son but. Que fait l’hérétique ? Voyez en Angleterre le P. Faber, Mgr Manning par exemple. Quand ils ont pesé la valeur des arguments, ils acquièrent une grande probabilité, mais ils ne sont pas encore tout-à-fait convaincus, ils inclinent vers le catholicisme. Vont-ils se dire : je ne suis pas né catholique, j’en reste là. Non ce ne serait pas une excuse quand il s’agit d’un intérêt si grave que le salut. Ils iront donc au fond, ne laissant de resté aucun éclaircissement, et alors avec la grâce de Dieu, ils se décident à être catholiques. — Une autre circonstance : Un homme examine quel état de vie lui convient. Il réfléchit à ses aptitudes, à ses faiblesses. Il consulte, il fait appel aux lumières intimes qu’il a pu recevoir à certains moments, et il avise la vie religieuse. Il voit qu’il y sera plus en sûreté, que l’homme y appartient plus à Dieu que dans tout autre état. Il se dit que l’homme étant fait pour Dieu, ce qu’il y a de plus avantageux c’est de lui appartenir le plus possible sur cette terre. Alors tout étant ainsi pesé, il se dit: j’embrasserait la vie religieuse. Cette détermination a été chez lui le résultat de la prudence. C’est elle qui l’a dirigé de ce côté, elle qui, après l’avoir fait réfléchir , a donné l’impulsion à sa volonté et lui a fait dire :  » J’embrasserai la voie des conseils. Par là je glorifierai Dieu davantage, mon éternité sera meilleure, mon salut plus assuré.  » C’est surtout la Prudence qui agit dans cette grave question.

VOYEZ dans l’Évangile. Lorsque N. S. nous a dit :  » que si votre main ou votre pied vous est un sujet de scandale, coupez-les et jetez-les loin de vous : il vaut mieux que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un pied ou qu’une main , que d’en avoir deux et être précipité dans le feu éternel. Et si votre œil vous est un sujet de scandale, arrachez-le et le jetez loin de vous ; il vaut mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un œil , que d’en avoir deux, et être précipité dans le feu de l’enfer.

C’est là le triomphe de la Prudence. Ainsi toutes les fois que nous traiterons d’une vertu cardinale, nous ferons notre excursion dans l’Evangile. Votre intérêt est dans le bien, dit le Seigneur ; si vous êtes sages : bonum tibi est ad vitam ingredi debilem vel claudum, quam duas manies vel duos peder ha entera mitti in ignem elernum. Vous serez bien avancés d’être en enfer avec deux pieds et deux mains ! Comme vous le voyez fuir le danger, et sacrifier au besoin une partie pour le tout , c’est faire acte de la plus haute prudence.

Nous voyons combien tout est lié dans l’édifice de la sanctification de l’homme et combien toute cette doctrine est lumineuse et empreinte d’une sagesse admirable. Aussi l’Église a-t-elle accepté tout ce plan des philosophes. Nous continuerons dans les conférences suivantes à examiner cette quadrilogie, et nous verrons qu’il n’y a rien de plus sage que cette analyse de l’homme pour sa conduite personnelle.