Marie d’Agreda – 14e article

14ème article : L’acte de la Sorbonne contre la Cité mystique. La théologie en France au 17ème siècle. Les grands noms de l’école française. Le début du déclin. Le rôle de Marie d’après Monsieur Olier.

 

(14° article. — Voir les n°s des 23 mai, 6 et 20 juin, 18 juillet, 1er et 15 août, 13 et 27 septembre, 10 octobre, 21 novembre, 5 et19 Décembre 1858, et 16 janvier 1859.)

 

    L’acte de la Sorbonne contre le livre de Marie d’Agréda, si l’on considère la teneur de la censure et les circonstances qui la précédèrent, l’accompagnèrent et la suivirent, ne furent pas simplement la réprobation d’un livre dont l’acceptation ne saurait être exigée de personne à aucun titre ; on y trouve malheureusement l’indice de la déviation qui se remarquait en France, depuis plusieurs années dans l’intelligence de certaines vérités du christianisme, et spécialement dans l’appréciation des conséquences du divin mystère de l’Incarnation. L’existence de cette déviation est palpable, dès que l’on se donne la peine de comparer les ouvrages de théologie, les sermons et les livres de piété qui sortirent des presses françaises, du commencement du XVIIe siècle jusque vers 1670, avec les écrits du même genre qui furent publiés dans les vingt dernières années ; et avec ceux que produisit le XVIIIe siècle. Le point de vue se modifie avec les années ; les dogmes restent ; mais plus on avance après 1670, plus l’horizon de la spéculation se rétrécit ; c’est toujours la même forme, mais un grand nombre de points d’application et de développements qui avaient préoccupé les doctes générations précédentes s’effacent de plus en plus dans l’ombre. La limite dernière de cette belle théologie française sur le mystère de l’Homme-Dieu, est le grand traité de Thomassin : De Incarnatione, qui parut en 1680 ; mais outre que l’on y chercherait vainement plusieurs des magnifiques spéculations qui furent si familières à ses premiers initiateurs dans l’Oratoire, on sent que les beautés dont cet admirable livre est rempli sont encore un reflet des enseignements dont la jeunesse de l’auteur fut saturée.

Ce fut une imposante école de théologie, celle que le XVIIe siècle, en commençant son cours, rencontra dans la Faculté de Paris : André Duval, Fenardent, Isambert, Maucler, etc., en étaient les colonnes ; l’impulsion qu’ils donnèrent se ressentait encore au temps où Nicolas Cornet remplissait la charge de recteur du collège de Navarre. Le mouvement catholique qui, vers la fin du siècle précédent, avait sauvé en France la foi et la patrie, portait ses heureux fruits. Une pléiade d’âmes saintes, remplacées l’une par l’autre et toujours en nombre considérable, brillait au sein de notre Eglise. Les anciens ordres religieux se réformaient avec l’aide de ce grand cardinal de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, qui résume si glorieusement en lui toute la vitalité d’une époque où le bien l’emporta sur le mal ; de nouveaux instituts s’élevaient sous le souffle de l’Esprit de Dieu ; l’œuvre des séminaires, retardée par le refus constant de la cour à permettre la publication des décrets du Concile de Trente, arrivait enfin à une réalisation par le concours d’une intervention surnaturelle et d’un zèle inspiré. On se sentait en pleine vie catholique, et cette fortunée période s’entendit, d’une manière patente, jusqu’à 1660, année de la mort de saint Vincent de Paul, dernier personnage de cette époque qui ait été placé sur les autels. Sans doute l’influence d’un tel passé ne s’arrêta pas tout court à cet événement ; la sève antérieure avait été trop abondante pour défaillir en un jour ; mais elle ne se renouvela pas.

On se trouve alors dans la période glorieuse du siècle de Louis XIV ; c’est le XVIIe siècle proprement dit, tant aimé, tant vanté par nos philosophes séparés. Tout y resplendit de la gloire humaine : les lettres, les arts, la philosophie, les armes, la politique, portent la France au plus haut point de la considération. Il faut cependant que quelque chose d’essentiel fasse défaut ; car ce siècle si glorieux, au sein duquel tout semble si solidement établi, va bientôt léguer la France au XVIIIe siècle ; et il ne faudra que la Régence, non pour faire naître, mais pour laisser voir au grand jour les plaies désolantes que voilaient depuis longtemps des dehors séducteurs. On comprend alors les tristes pressentiments de Bossuet sur l’athéisme, qu’il prévoyait devoir être la dernière des hérésies, et sur l’étrange abus que l’on devait faire de la philosophie de Descartes. Quoiqu’on dise, il en sera toujours ainsi chez une nation chrétienne, si son progrès n’est pas vivifié et dirigé par l’élément surnaturel, auquel elle n’échappe jamais impunément ; il en est des peuples comme des individus. Ce n’est pas qu’un certain décorum chrétien ne se soit maintenu avec honneur jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, et n’ait fait illusion à plus d’un observateur de bonne foi. Ainsi, M[onsieur] Picot, dans la nouvelle édition de ses Mémoires sur l’Histoire ecclésiastique du XVIIIe siècle, maintient l’Introduction générale, qu’on lisait en tête de l’ouvrage, dans l’édition précédente. Dans ce coup d’œil historique, il admire tout le XVIIe siècle ; il ne soupçonne aucun danger ; tout lui semble florissant, personnes et choses ; et l’on n’est pas arrivé à la moitié du premier des six volumes de son récit sur le XVIIIe siècle, que l’on sent le sol, miné profondément, s’affaisser peu à peu, en attendant qu’il s’écroule tout à fait, entraînant avec lui tout ce qu’il portait. M[onsieur] le vicomte de Melun, dans la préface à la vie de sa sainte et illustre parente, M[ademoise)lle de Melun, a autrement vu et apprécié une situation qui ne devrait avoir de mystère pour personne. Après avoir passé rapidement en revue les richesses spirituelles du XVIIe siècle, les merveilles de sainteté qui y brillèrent, il reconnaît que la seconde partie de ce siècle ne peut souffrir la comparaison avec la première, et constate l’appauvrissement déplorable que nous signalons.

La Sainte Ecriture nous donne l’intelligence de ce phénomène que la raison expliquerait difficilement. David nous apprend qu’il y a deux fléaux à craindre pour les sociétés : la suspension de l’élément de la sainteté, et la diminution des vérités dans une nation : Defecit sanctus ; diminutæ sunt veritates a filiis hominum. (Psaume XI.) Que la sainteté ait défailli en France à mesure que le XVIIe siècle avançait dans son cours, c’est ce que personne ne saurait contester. — Il va sans dire que je ne parle pas ici des justes ordinaires ; il y en a toujours ; j’entends parler de ces personnages sublimes dont la présence est l’indice de la prédilection de Dieu pour la contrée où il les place, et dont l’Eglise est chargée de proclamer les héroïques vertus. Quant à la diminution des vérités, pour s’assurer que ce fléau a pu affliger la dernière partie du XVIIe siècle, il suffit de considérer si la période finale du grand siècle a été aussi préoccupée que la première de cette vérité principale pour la terre, je veux dire du mystère du Verbe incarné. Qu’on cherche la raison de la supériorité chrétienne des soixante premières années, on ne la rencontrera pas ailleurs que dans le magnifique ensemble des vues que l’Esprit-Saint suggéra tout d’abord aux hommes choisis qui devaient être le centre de cette vie si abondante dont la France chrétienne d’alors semblait déborder. Pierre de Bérulle, le Père de Condren, M[onsieur] Olier, ne semblent-ils pas avoir reçu la mission d’initier les chrétiens d’alors aux ineffables candeurs de Jésus-Christ ; de leur révéler la hauteur, la largeur, la profondeur du mystère de l’Incarnation ? L’élan qu’ils s’efforçaient de communiquer vers ce Centre de toute vie chrétienne, ne le retrouvons-nous pas s’inspirant à la même source, dans toutes les saintes âmes de l’époque, sur lesquelles nous possédons un si grand nombre de monographies ? N’est-ce pas cette compréhension de Jésus-Christ qui donne aux Sermons si nombreux de la jeunesse de Bossuet cet enthousiasme des mystères qui saisit encore le lecteur après deux siècles écoulés, et le force de convenir que depuis longtemps on ne parle plus ainsi, on ne sent plus ainsi. La raison en est aisée à trouver : c’est que l’éducation a changé. Bossuet fut à portée de s’en apercevoir lui-même. Plus de vingt ans après sa mort, il cessa d’être goûté comme prédicateur, lui qui avait captivé si longtemps et de si bonne heure la cour et la ville par son éloquence nourrie et passionnée. On voulait désormais en chaire la discussion rationnelle, et surtout beaucoup de morale.

A Dieu ne plaise que l’on prenne mes paroles en ce sens, que la foi au Verbe incarné aurait fait défaut, chez les fidèles, en ce qu’elle a d’essentiel. Le fait de l’Incarnation, ses premières conséquences dogmatiques furent toujours, comme par le passé, l’objet de l’enseignement indispensable dans la chaire et dans l’Ecole : mais on ne retrouva plus cette insistance, cette abondance sur un tel sujet, dont avaient donné l’exemple Bérulle, de Condren et Olier. Ils faisaient sortir de l’Homme-Dieu la religion tout entière, et l’y faisaient sans cesse rentrer ; en un mot, ils concentraient tout le christianisme dans la connaissance de Jésus-Christ ; et aujourd’hui, quand nous relisons leurs écrits, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître deux choses : la première, que là est le secret de cette grandeur chrétienne qui illumine toute la première moitié du XVIIe siècle ; la seconde, que l’affaiblissement que l’on remarque dans la seconde moitié est en raison directe de la déperdition évidente que le siècle a subie à l’endroit des doctrines exposées avec tant de persévérance et d’étendue par ces trois illustres personnages. Je les cite par leurs noms, et je rappelle leurs écrits lumineux, non que je prétende les donner comme les auteurs d’un enseignement qui a sa source plus haut que l’intelligence humaine ; mais ils ont formulé les vues et les sentiments qui animaient tant de saintes âmes et inspiraient tant de dévouements, à la grande époque qui nous occupe. La vérité n’était pas diminuée alors ; car on voyait toutes choses en Jésus-Christ, Verbe incarné ; on avait le point de vue de Dieu lui-même, en ce qui touche ce monde créé. Plus tard, l’intelligence s’étendit, l’on crut s’étendre ; comme si tous les trésors de la science et de la sagesse n’étaient pas, ainsi que nous le dit l’Apôtre, réunis et cachés en Jésus-Christ. (Col. II. 3.) Le progrès se fit ; mais ce fut en dehors du point de vue unique et central vers lequel avait convergé toute l’énergie de ces hautes intelligences et de ces grands cœurs dont la sublimité nous étonne aujourd’hui. Dès lors, c’était l’harmonie qui faisait défaut dans la synthèse. Jésus-Christ est la Voie universelle ; il faut donc que tout passe par lui, et se rattache à lui. Désormais, cependant, on ne parla plus de lui, que quand il fut nécessaire d’en parler ; c’était une révolution complète, et d’autant plus assurée dans ses effets, quelle fut comme insensible, distrait que l’on était par le mouvement philosophique, et les mille surexcitations qu’apportèrent les progrès en tout genre qui se levaient de toutes parts et ne se subordonnaient plus à la foi.

Mais, comme la synthèse chrétienne qui triompha dans la première moitié du XVIIe siècle, était fondée tout entière sur la prépondérance en toutes choses de l’idée du Verbe incarné, il s’ensuivait que le dogme de Marie, Mère de Dieu, coopératrice essentielle de l’Incarnation, devait avoir aussi son application universelle, bien que secondaire, à tout l’ensemble des vues chrétiennes sur le monde de la nature et sur celui de la grâce. Bérulle, de Condren et Olier, si riches en doctrine sur le grand mystère du Dieu-homme, ne pouvaient manquer de porter leurs contemplations sur le rôle de Marie dans l’Église, sur la part que Dieu lui a faite dans le gouvernement et la sanctification de toute créature humaine. Aussi leurs spéculations à ce sujet sont-elles aussi vastes qu’harmonieuses dans l’ensemble. On comprenait alors ce que l’on oublia trop plus tard ; que la Maternité divine entraîne tous les genres de prérogatives et d’excellences compatibles avec la notion de créature, en faveur de Celle qui partage avec le Père céleste le droit d’appeler le Verbe incréé son Fils ; qu’elle est, après ce Fils éternel, le grand ressort du monde ; qu’en elle ont été déposées toutes les perfections qu’appelait la magnificence de sa mission ; qu’enfin cette mission de Reine de la création ne consistait pas seulement à concevoir et à enfanter l’humanité du Médiateur, mais à coopérer avec lui et sous lui à la formation des élus qui sont ses membres. I1 faut convenir que ces idées étaient déjà très loin du plus grand nombre des esprits, en 1690. Ce n’était plus le temps où le P[ère] Poiré publiait la Triple couronne de la Mère de Dieu, tissue de ses principales grandeurs d’excellence, de pouvoir et de bonté ; où le P[ère] Binet donnait au public le Chef d’Œuvre de Dieu, ou les Souveraines perfections de la Sainte-Vierge, sa Mère ; où le P[ère] Eudes épanchait son enthousiasme dans ses beaux livres sur le Cœur de Marie ; où la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement traçait d’une main si ferme les traits de sa doctrine sur l’union permanente d’opération entre le Fils et la Mère ; où le pieux docteur Louis Bail écrivait sa Théologie affective, dans laquelle il pose avec tant de sûreté ses vastes thèses sur les prérogatives de Marie ; il y eut encore, vers 168O, les conférences du P[ère] d’Argentan sur les grandeurs de la sainte Vierge ; mais l’auteur était né en 1614 et il était Capucin.

Les mille thèses auxquelles donne lieu toute cette doctrine mariale étaient, à la grande époque qui finit à 1660, l’objet des plus savantes études. La scholastique les avait sondées, la contemplation les avaient pénétrées ; l’idée de Marie éclairait de son éclat doux et serein toute la doctrine chrétienne. Le mystère de la glorieuse Trinité amenait à décrire les relations de Marie avec chacune des divines personne ; la grâce n’était pas suffisamment connue tant que n’était pas manifesté le canal qui la répand sur nous ; l’Eglise n’était pas décrite dans toutes ses notions, si l’on n’avait pas exposé l’action souveraine que la Mère de Dieu exerce sur elle. Il y eut un moment cependant, et ce moment a duré un siècle et demi, où cette lumière se retira. Les vérités restèrent, sans doute ; mais elles étaient diminuées ; c’est de là que datent nos malheurs, comme aussi de ce retour inespéré que nous voyons datent nos espérances. L’année 1696 n’eût pas accueilli la définition du dogme de l’Immaculée Conception avec le même bonheur que l’a reçue l’année 1854. On sait aujourd’hui, il est juste d’en convenir ; mais, comme nous le disions, au commencement de cette série d’articles, il nous a été beaucoup donné à cause de notre misère. Marie, Mère de Dieu ; Marie demeurée toujours vierge ; Marie conçue sans le péché originel ; Marie honorée du culte d’hyperdulie ; telles ont été longtemps les seules thèses de notre théologie mariale. Désormais, elles ne suffisent plus ; il est temps que l’on en formule d’autres ; les arguments ne manqueront pas.

Marie d’Agréda raconte que le Seigneur, parlant du livre qu’il lui commandait d’écrire, lui dit : « Voici le temps où ma miséricorde va éclater et auquel je veux que mon amour ne demeure pas oisif. Le monde est arrivé au plus malheureux siècle qui se soit passé depuis l’incarnation du Verbe ; siècle où les hommes négligent d’autant plus leur bien qu’ils devraient le chercher avec plus d’ardeur. Je veux leur donner un remède souverain, s’ils veulent s’en servir, pour arriver à ma grâce. Ceux qui le trouveront seront heureux ; ceux qui en connaîtront la valeur ne le seront pas moins ; et ceux qui le méditeront avec respect, tâchant d’en concevoir les mystères, seront les véritables sages. » On dira peut-être que Marie d’Agréda dit ici ce qu’elle veut et qu’il est bien étrange d’entendre appeler le XVIIe siècle celui de tous qui, depuis l’incarnation du Verbe jusqu’alors, aurait été le plus affligeant ; je répondrai à cela que la Cité mystique ne fut promulguée, à proprement parler, que dans les vingt dernières années de ce siècle. Elle fut mal accueillie en France. Comment y eût-elle été reçue cinquante ans plus tôt ? Tout autrement, j’ose le dire ; et en preuve, j’appelle comme un témoin irrécusable le pieux Olier. La science et la prière lui avaient révélé déjà tout ce que la Sœur connut dans ses contemplations. Je ne parle pas des faits de détail ; je parle de la théorie, qui est tout autrement importante, et qui, une fois admise, rend facile sur l’acceptation des faits.

C’est surtout dans ses ouvrages encore inédits que M[onsieur] Olier donne passage à la lumière que Dieu avait mise en lui sur le rôle de Marie dans la création, c’est là qu’il développe ce qu’il n’a fait qu’ébaucher dans ses écrits imprimés. On y lit avec admiration que « Dieu ayant eu, de toute éternité, le dessein de sortir hors de lui par les voies de l’amour pour engendrer son Fils dans la chair, il s’est premièrement pourvu d’une aide. Il eut formé de ses mains ce chef-d’œuvre admirable, s’il eût voulu l’envoyer au monde dans une chair immortelle et glorieuse ; et dans cette génération temporelle, le Fils n’eût pas eu besoin de mère, non davantage qu’Adam ; mais prévoyant le péché, et voulant qu’il fût expié par la mort de son Fils, il résolut de l’envoyer au monde dans une chair passible. Pour l’engendrer de la sorte, Dieu le Père se choisit avec beaucoup de convenance la très sainte Vierge pour aide et pour épouse. Elle est avec lui le principe de la génération temporelle du Verbe, et fait avec lui, dans l’incarnation, ce qu’il fait lui seul dans l’éternité. L’affection de l’époux pour l’épouse surpasse toute autre affection, et va jusqu’à l’unité. Dieu le Père ayant donc choisi la très sainte Vierge pour son unique épouse, il conçoit pour elle toute l’affection des époux, il s’applique à la lui témoigner, et ceci est infini, immense, incompréhensible à tout esprit créé. »

« L’épouse qui jouit des droits et prérogatives des épouses ordinaires entre en possession de son époux et en communauté parfaite de tous ses biens, en unité parfaite de cœur et d’âme, de pensée, de vouloir, et ne devient qu’un avec son époux ; d’où il suit qu’elle a part à ses desseins, à ses ordres et à ses œuvres. Ainsi, Dieu le Père, comme un saint et fidèle époux, veut mettre la très sainte Vierge en union de sa personne, de tous ses biens, de ses trésors, de sa gloire, et ordonne avec elle de tous ses desseins. D’abord, avec elle, il ordonne du saint mystère de l’Incarnation, non pas seulement sur la terre, par l’acceptation de la proposition de l’Ange, mais dans le ciel, avant tous les siècles. C’est une chose inconcevable comme Dieu, dans l’éternité, avant la formation de toutes les créatures, eut cette épouse présente à son esprit. Pour Dieu, il n’y a ni futur, ni passé ; tout est présent dans sa lumière éternelle ; il voit distinctement toutes les choses. De toute éternité, il y avait en Dieu le Père un caractère, une figure qui représentait Jésus-Christ ; il voyait toujours le Verbe incarné et tous ses membres. Marie était présent à l’esprit du Père, comme devant coopérer à ce grand mystère. Le consentement de Marie, nécessaire à l’incarnation, et sur lequel reposait tout l’édifice de la religion véritable, ainsi que toutes les figures et prophéties, toute l’économie du salut ; il le prévoyait et le connaissait avant tous les temps. Il voyait au fond de l’âme de la sainte Vierge une plénitude de foi, d’amour, de sagesse, de soumission ; quels seraient sa pensée et son sentiment, sachant la force et la vertu de la grâce dont il devait la remplir. Connaissant sa volonté et la disposition de son cœur, et tirant déjà d’elle son consentement, qu’il voyait aussi réellement que quand elle le confirma à l’Ange, il voyait de toute éternité le saint mystère de l’Incarnation. Il en usait de même dans la vocation de tous ses enfants adoptifs, qui sont les membres de Jésus-Christ, l’achèvement de ce grand mystère, et desquels Marie devait être réellement la mère selon l’esprit. »

« Si, dans le dessein de Dieu, l’épouse devait être l’aide de l’époux, ce n’était pas seulement pour qu’elle contribuât à la naissance d’enfants, mais pour qu’elle concourût par sollicitude maternelle et par conseil à leur éducation et à leur établissement. Sans doute, en nous prédestinant à devenir membres de son Fils, Dieu le Père nous a appelés selon le décret de sa volonté et par un pur effet de sa grâce qu’il nous a donnée avant tous les siècles, nous ayant déjà créés en Jésus-Christ ; mais, en appelant ainsi chacun de nous, Dieu consultait avec sa sainte épouse qu’il tenait présente à son esprit. Il voyait dans son fonds ce qu’il lui eût agréé, si elle eût été créée, ce qui eût pu lui plaire, si elle eût été au monde ; et agissait conformément à ses intentions et selon ses desseins, avec agrément et complaisance pour elle. Il connaissait quelles seraient les inclinations de sa sainte épouse, à cause de l’étendue de la sagesse dont il devait la remplir. Semblable à ces princes qui, ayant épousé une princesse en bas-âge, et contractant pour elle, se promettent de lui faire ratifier les actes faits en son nom ; lorsqu’il aura donné l’être à Marie, il lui montrera l’économie de ses desseins sur chaque âme, et elle les agréera expressément ; faisant ainsi paraître visiblement ce que, de toute éternité, il avait voulu invisiblement avec elle. Et cette conduite de Dieu explique comment il s’est fait que toutes les grâces ont été, sont et seront données à jamais par l’entremise de Marie. »

« Ainsi, le Père éternel l’ayant choisie pour son aide très semblable à lui dans la formation de sa famille, forme avec elle Jésus-Christ, qui est le Chef avec tous ses membres, postérité et descendance ; avec Dieu le Père, elle est Mère de Jésus-Christ et de son Église ; conjointement avec elle, le Père éternel appelle qui il veut pour devenir les membres de son Fils. Il en sera de même sorte avec elle pour le reste des circonstances du grand œuvre de l’Incarnation, et spécialement pour la création de l’univers, qui en est la suite. Comme homme, le Verbe avait besoin d’une demeure temporelle ; tous les membres de Jésus-Christ étaient dans la même nécessité, et Dieu résolut de créer ce monde pour qu’ils y vécussent avant d’aller le glorifier. Destinant donc ce monde à servir d’hôtellerie à son Fils, Dieu avait résolu de le créer dans cette grandeur magnifique et cette beauté si rare, afin qu’il fût un lieu sortable à la dignité auguste de Celui qui devait l’habiter. En créant donc ce monde, Dieu le Père avait présente l’aide qu’il s’était choisie pour former sa famille ; et il ordonnait avec elle de la demeure temporelle de cette même épouse, et de celle de son Fils et de tous ses enfants d’adoption ; comme un époux dispose de sa maison et terres avec la participation de son épouse bien aimée. Marie est le sein universel où ont été produits le monde et l’Église. Elle a porté en soi toute l’œuvre de Dieu, étant rendue participante de sa puissance, sagesse, amour, fécondité, en un mot, de toutes ses divines perfections ; Dieu l’ayant préparée de toute éternité pour qu’elle fût avec lui un principe de toutes choses. »

M[onsieur] Olier passe ensuite à l’explication des textes des Livres Sapientiaux que Marie d’Agréda, d’accord avec l’Église dans la liturgie, applique à la sainte Vierge. Ceux de nos lecteurs qui connaissent la Cité mystique, conviendront que, dans le seul fragment que nous venons de citer, le profond et pieux auteur français se montre en parfait accord avec la Sœur sur le point de départ de toute sa doctrine ; on peut même dire que la Cité mystique est là tout entière.

 

D[om] P[rosper] Guéranger.