Dom Guéranger, abbé de Solesmes, par Dom Delatte – Chapitre XIX

CHAPITRE XIX

JOIES ET TRAVAUX DE LA DERNIÈRE HEURE

(18701874)

 

    La nouvelle de la définition de l’infaillibilité parvint à Solesmes le soir du 19 juillet pendant la conférence spirituelle. Le Te Deum fut chanté solennellement avant complies ; les cloches de l’abbaye se firent entendre durant une heure portant au loin le témoignage de la foi des religieux à une vérité dogmatique mise en si vive lumière par les travaux de leur abbé. Autour de l’abbaye régnait la tristesse provoquée par la levée des troupes et les appréhensions de la guerre qui allait commencer. Il n’y eut pas d’illumination ; l’opinion populaire l’eût interprétée sans doute comme une preuve nouvelle que le pape et les prêtres avaient désiré la guerre et qu’ils s’en réjouissaient. Pourtant, après s’être rendu au Mans pour accueillir Mgr Fillion dès son retour de Rome, l’abbé de Solesmes ne crut pas que l’inquiétude publique s’opposât à une manifestation religieuse discrète : la statue de saint Pierre, exécutée autrefois pour Guillaume Cheminart, fut retirée de la chapelle de droite, dite de Notre- Seigneur, et érigée au bas de l’église, à droite, sur un socle de marbre. A l’issue des vêpres le dimanche 25 juillet, l’abbé de Solesmes bénit solennellement la statue, prononça une courte allocution et donna lecture de la constitution Pastor oeternus. Une indulgence de cinquante jours avait été accordée par Pie IX à tous les fidèles qui viendraient vénérer la statue de saint Pierre selon la coutume romaine.

    Le contre -coup trop attendu de la guerre se fit sentir à Rome : les troupes françaises furent rappelées. C’eût été une amère dérision de confier à l’Italie la garde des frontières pontificales ; on y pensa pourtant. De son côté l’ambassadeur prussien se porta au Vatican pour déclarer que la puissance qu’il représentait prenait sous sa haute protection la neutralité de l’État pontifical et considérerait comme un casus belli la violation de la frontière par un soldat étranger, italien ou français. Les deux garanties se valaient. Le souverain pontife n’eut grand souci ni de l’une ni de l’autre. Ensemble la fortune de la France et celle de la Rome pontificale s’inclinaient durement atteintes.

    Dès le commencement d’août, Mgr Fillion voulut revoir les deux abbayes et visiter à Solesmes l’évêque élu de Nantes, Mgr Fournier, qui avait désiré se préparer à sa consécration épiscopale auprès de dom Guéranger. L’évêque du Mans avait trouvé le loisir à Rome de s’intéresser très efficacement au monastère de Sainte -Cécile. Une audience sollicitée dès le 20 juin lui avait été enfin accordée à une heure inespérée, le 14 juillet, alors que le souverain pontife était obligé par les travaux du concile de refuser toutes autres conversations que celles réclamées par les affaires générales de l’Église. Il avait trouvé Pie IX en bonne santé, en belle humeur et nullement affecté des quatre-vingt-huit non placet de la veille. Après avoir rappelé les travaux de dom Guéranger, l’évêque du Mans avait offert au souverain pontife une supplique assez étendue où il sollicitait la création d’une abbesse de Sainte -Cécile.

     Mais, répliqua le pape, sarebbe mettere il carro avanti i bovi ; il faut d’abord faire ériger le monastère en abbaye.

     Peu importe, très saint père, répondit l’évêque ; pourvu que le char marche ! Si par la grâce de Votre Sainteté nous obtenons une abbesse, la congrégation des évêques et réguliers ne tardera guère à nous accorder une abbaye.

    Pie IX prit alors la supplique, en retourna les feuillets :

     Mais c’est tout un sermon ; laissez-moi cela, je le lirai à tête reposée.

     Si Votre Sainteté veut le permettre, je vais lire, ce ne sera pas long.

    Quand l’évêque eut fini, Pie IX prit la plume et, témoignant que cette condescendance apostolique voulait récompenser par une faveur tout exceptionnelle les travaux de dom Guéranger, il écrivit : Pro gratia speciali in exemplum non adducenda, petitam facultatem concedimus.

    De cette faveur apostolique qui couronnait son œuvre, l’abbé de Solesmes avait été averti aussitôt ; mais il n’en avait livré à personne le secret : le 8 août lorsque l’évêque vint à Solesmes, nul ne savait encore qu’un rescrit pontifical accordait à Sainte -Cécile la bénédiction abbatiale pour la prieure et l’union à la congrégation bénédictine de France. Dom Guéranger avait réservé à l’évêque la joie de le dire lui-même à des moniales qu’il honorait de son affection ; pour lui en laisser le loisir, il avait retardé son entrée dans la salle où les religieuses étaient réunies, de tout le temps qu’il avait cru requis pour cette joyeuse promulgation. Un même calcul de délicatesse avait déterminé l’évêque à surseoir ; et lorsque l’abbé de Solesmes entra, demandant l’accueil fait par la communauté à la bonne nouvelle, l’évêque répondit : « Elles n’en savent rien, mon révérendissime père ; nous vous attendions pour leur apprendre comment le souverain pontife, ayant cherché quelle récompense pouvait vous toucher davantage pour vos admirables travaux, n’avait rien trouvé de mieux que de combler vos filles. » Et avec la joie d’un négociateur qui a pleinement réussi, il raconta l’audience du 14 juillet. Ensemble il fut convenu que l’église de Sainte -Cécile alors presque terminée serait consacrée le 12 octobre suivant, que l’évêque prendrait son quartier à Solesmes et que la bénédiction de l’abbesse aurait lieu le 15 octobre, fête de sainte Thérèse. On ne doutait pas que la guerre ne dût être alors finie.

    Quelques jours plus tard, l’abbé de Solesmes se rendit à Angers pour y saluer le nouvel évêque, Mgr Freppel, et de là à Nantes pour assister au sacre de Mgr Fournier. Les moines de Saint-Pierre continuaient à ignorer la bénédiction apostolique descendue sur le monastère voisin. Il y avait discrétion et prudence à taire des nouvelles joyeuses, tandis que des meneurs sinistres, sortis on ne sait de quels repaires, se répandaient dans les. campagnes, exploitant l’inintelligence du bas peuple, mêlant la guerre, le concile, les prêtres, les Prussiens, et s’en allaient semant partout le bruit que le pape soutenait la Prusse, que c’était à lui que remontait tout le mal, puisqu’il avait armé lui-même les soldats qui envahissaient le sol de la France et massacraient ses enfants. Au milieu de l’anxiété et de la tristesse des âmes on devine l’effet produit par de telles excitations, préludes ordinaires des discordes civiles. Il fallait en conjurer l’effet. Dom Guéranger n’avait d’ailleurs besoin que des inspirations de son cœur pour offrir à la préfecture du Mans de créer dans l’abbaye une ambulance, où blessés et malades furent accueillis durant tout le cours de la guerre. Les communautés religieuses refluaient devant l’invasion et cherchaient un refuge dans des régions moins menacées. Un instant l’abbaye de Jouarre sollicita auprès de la jeune communauté de Sainte -Cécile une hospitalité qui fut accordée avec joie, car il y eût eu bienfait de part et d’autre ; mais ni Jouarre ni Sainte -Cécile n’eurent à en bénéficier.

    La détresse qui n’avait cessé de régner à l’abbaye s’augmenta de toutes les difficultés nouvelles créées par la guerre, qui atteignaient même l’aisance publique et créaient pour un monastère obéré déjà une réelle anxiété. C’est alors que la pensée de dom Guéranger se porta vers le nord de la France, région industrieuse, riche, généreuse, où maintes fois ses fils avaient reçu un accueil très sympathique. Terre autrefois semée de grands et florissants monastères, peuplée de familles nombreuses et patriarcales, habitée par une race saine, calme, résolue, merveilleusement propre à la vie surnaturelle, la règle de saint Benoît y avait été pratiquée dès l’époque mérovingienne, durant ces siècles que Mabillon a regardés comme l’âge d’or de la vie bénédictine. Dom Guéranger se demandait pourquoi elle ne pourrait pas y refleurir encore. « Tôt ou tard, disait-il, nous nous établirons par là ; les saints y ont abondé : nous y retrouverons leurs traces. » Et la Providence semblait sourire à ces rêves ; depuis deux ans déjà, de ce pays créé par les moines mais où la vie bénédictine était ignorée, des vocations monastiques s’étaient levées, sans causes extérieures appréciables, sans influences précises, et d’elles mêmes elles s’étaient orientées vers Solesmes comme vers un centre de solitude et de paix, de vie surnaturelle et de doctrine.

    Le diocèse d’Arras, terre de saint Waast et de saint Bertin, s’était éveillé le premier et avait devancé sa métropole, Cambrai, qui se recueillait encore. Une fraternité de désirs et de combats communs avait réuni autrefois l’abbé de Solesmes et l’ancien évêque de Langres, Mgr Parisis, qui avait illustré ensuite le siège d’Arras. Son successeur, le grand et bon géant, Mgr Lequette, avait hérité de toute l’affection de Mgr Parisis pour les maisons religieuses. Il se trouva une famille chrétienne originaire de Saint-Venant que le patriarche saint Benoît sembla ambitionner tout entière *Trois fils étaient prêtres déjà et appartenaient à la société diocésaine de Saint- Bertin. L’un fut appelé ; l’autre le suivit. Lorsque la vocation atteignit le troisième, l’évêque d’Arras effrayé par la contagion contesta et se refusa à livrer son vicaire général. Celui-ci ne reste, dans le siècle que pour soutenir de son pouvoir, de son ministère et de toute sa fortune les maisons religieuses du diocèse ; puis, l’heure venue. pour aider efficacement à une double fondation monastique qui s’honore de son amitié. Restait un quatrième frère, marié, et partant défendu contre la vocation. Il rivalisait de piété avec ses aînés. Dieu lui donna un fils qui à son tour entra dans la famille bénédictine : l’appel surnaturel ne s’arrêta qu’après avoir tout exigé tout obtenu. Un tel exemple provoqua des imitations et, le branle une fois donné d’autres vocations suivirent. Il en fût venu bien plus encore si dom Guéranger eût été capable de prendre sur l’heure possession d’un ancien monastère de cisterciens auprès de Saint-Omer ; mais il fut reconnu bientôt que le dessein était prématuré : il ne devait être repris que vingt ans plus tard.

    C’est dans cette région du Nord, et afin de pourvoir aux besoins présents et à ceux de l’avenir, que dom Guéranger envoya un de ses plus aimés fils, le R. P. dom Athanase Logerot. L’heure était bien peu favorable. L’industrie souffrait cruellement ; la cessation du travail contraignait chacun à songer à soi. Pourtant, même au milieu de sa détresse, la province de Cambrai vint au secours d’une détresse plus grande et le quêteur rentra à Solesmes à la hâte dès le 30 août, échappant à l’investissement dont Paris se sentait menacé. Après Sedan et le 4 septembre, les heures devinrent plus sombres encore « J’ai traversé bien péniblement le cauchemar de 1848, disait l’abbé de Solesmes, mais celui-ci est bien plus terrible » Les régions habituellement les plus paisibles, et le Maine est de celleslà, étaient en pleine fermentation. On eût dit que la proclamation de la république avait déchaîné les pires instincts.

    Lorsque le nouveau préfet républicain, M. Le Chevallier, avait pris possession de sa charge, un groupe de partisans s’était présenté à lui et comme don de joyeux avènement, comme aubaine naturelle, lui avait demandé la liberté de deux heures de pillage dans la bonne ville du Mans. M. Le Chevallier était intelligent et résolu ; il répondit aux émeutiers en leur déclarant qu’il les ferait fusiller, s’ils ne se dispersaient aussitôt. Ils obéirent.

    Mais là où elles n’étaient pas comprimées par une main ferme, l’anarchie et l’impiété donnèrent l’idée de ce qu’elles se permettraient, le jour où elles seraient maîtresses, dans le Paris de la Commune. Septembre 1870 eut des jours terribles et que n’oublieront jamais ceux qui les ont connus. La France envahie, Rome livrée à la révolution italienne, Paris investi et comme prisonnier, les, haines civiles ne s’imposant nulle trêve même en face de l’invasion ennemie ; et cependant, l’Europe politique regardant, indifférente jusqu’au sarcasme, ce qu’elle croyait être l’agonie de la nation française, lorsqu’elle n’applaudissait pas à la leçon si méritée que notre orgueil venait de recevoir ; un gouvernement effaré et incapable, ne songeant qu’à se gorger lui-même, à assouvir ses vengeances et oubliant les malheurs de la patrie au milieu des basses jouissances de son pouvoir usurpé.

    Combien de temps la main du Seigneur devait-elle s’appesantir sur notre pays, si coupable, si aveugle aussi ? La tourmente s’arrêterait-elle au pied de ces deux abbayes encore paisibles ? Il ne semblait pas que Ligugé eût rien à craindre ; mais à Marseille les désordres furent tels que le prieur crut devoir par prudence licencier les moines du prieuré de Sainte- Madeleine et les semer çà et là jusqu’au retour de jours meilleurs. Puis lorsqu’ils rentrèrent, ce fut pour être témoins de scènes aujourd’hui presque oubliées, soit parce que les malheurs de la France les voilaient quand elles se produisirent, soit parce qu’elles s’effacèrent dans la suite devant un drame plus terrible dont elles ne furent que l’ébauche : la révolution s’emparant du préfet de Marseille et le gardant à vue dans sa demeure, la Commune établie à l’hôtel de ville, l’émeute dans la rue, la guerre civile ajoutant ses horreurs aux tristesses de l’invasion.

    Malgré les angoisses dont il était assiégé, dom Guéranger ne consentit pas à interrompre les travaux de Sainte -Cécile. Dans son dessein, l’église devait être bénite et livrée au culte le 11 octobre ; la cérémonie de la consécration serait ajournée. Lorsqu’on le blâmait discrètement de son imprudence à bâtir, le lendemain étant si peu assuré, il répondait avec tranquillité que les moines d’autrefois n’eussent rien fait, s’ils avaient attendu pour agir un jour de pleine sécurité. Et sans se décourager, il s’en allait en Bretagne, à Lorient auprès de l’abbé Schliebusch, demander les ressources dont il avait besoin pour faire vivre sa maison. Comme le Nord, la Bretagne lui fut accueillante et amie. A son insu, dans ces étapes diverses, le restaurateur de la vie bénédictine marquait d’avance les régions de la France où elle devait refleurir.

    La marche des Prussiens les avait conduits jusqu’à Orléans. On ne pouvait plus désormais songer à de longs voyages.

    Dieu sait quand nous nous verrons, écrivait dom Guéranger à Mgr Pie : à cette heure je ne quitte que de force. Il fait bon rester à la maison au milieu de ces troubles. J’ai quatre moines dans la mobile, huit dans la garde nationale et plus d’un souci avec tant de monastères qui apportent chacun leur sollicitude. Ma santé est passable ; mais je m’appesantis pour la marche. Je trompe mes ennuis en écrivant une histoire de l’Église primitive de Rome d’après les travaux de M. de Rossi. C’est le seul travail qui puisse m’intéresser au milieu des incertitudes du présent 1

    Bientôt la ville du Mans fut menacée à son tour. La tactique prussienne consistait à décourager, dans le Nord et l’Ouest, tout effort tenté par la province pour attaquer à revers l’armée qui investissait Paris. L’hiver était d’une rigueur extrême ; les fuyards semaient partout la terreur dont eux-mêmes étaient saisis ; les paysans affolés abandonnaient leurs maisons, se réfugiaient en Anjou, s’entassaient dans les. bourgs sou le coup d’une panique qui n’entendait plus aucun conseil. L’armée française était complètement démoralisée, et il advint en certaines régions de la Beauce qu’elle eut fort peu à se louer d’une population qui lui refusait tout secours, afin d’avoir à offrir davantage aux Prussiens le jour où il ; se présenteraient.

    Les Prussiens ont pillé à fond les maisons de Saint-Calais, écrivait Mgr Fillion ; maintenant ils dévastent les campagnes environnantes. Dieu semble les promener sur les paroisses les plus irréligieuses du diocèse, comme le médecin la pierre infernale sur les parties gangrenées d’une blessure. Domine, veni ad liberandum nos 2

    La marche des ennemis n’avait rien de régulier ni de continu : au lendemain d’une pointe plus audacieuse, ils se repliaient afin de dissiper par une concentration de forces supérieures les troupes improvisées qui manœuvraient sur leurs flancs. A la fin de novembre l’ennemi fut signalé en grandes masses à six kilomètres du Mans. Il était presque aux portes de la ville et avait ouvertement témoigné le dessein de s’en emparer ; il se promettait d’y entrer le vendredi 25 novembre et de célébrer son office à Saint -Julien le surlendemain, lorsque soudain l’armée prussienne fut ramenée en arrière. Le danger d’invasion s’éloigna et dom Guéranger put se proposer un voyage rapide à Poitiers pour y présenter un de ses fils à l’ordination : voyage pénible, alors que les communications étaient difficiles et que les chemins de fer suffisaient à peine à transporter les troupes et le matériel de guerre. Il ne put accomplir son dessein qu’aux premiers jours de janvier 1871.

    Au palais épiscopal de Poitiers, il trouva M. de Charette, récemment échappé des lignes prussiennes et souffrant encore de sa blessure. L’abbé de Solesmes partageait sa vie entre Ligugé et Poitiers, lorsque les nouvelles les plus alarmantes lui parvinrent : de nouveau le Mans était menacé par un retour offensif de l’ennemi. Le 13 janvier, dom Guéranger quittait Poitiers à la hâte, arrivait à Angers à dix heures du soir ; puis le lendemain matin, en dépit de l’effroyable tempête de neige qui sévit toute la journée, repartait en voiture pour rencontrer en chemin des centaines de fuyards échappés à l’armée de Chanzy et, brisé de douleur, de fatigue et d’inquiétude, arrivait à l’abbaye à huit heures du soir. On devine avec quelle anxiété il était attendu. Toutes communications avec le reste de la France étaient rompues ; le canon se faisait entendre depuis trois jours : était-ce un succès ? Etait-ce une nouvelle défaite ? Lorsqu’on apprit que le génie faisait sauter les ponts et détruisait les lignes ferrées, lorsqu’on vit affluer les blessés à Sablé, il ne resta plus de doute : Chanzy avait été forcé de se replier. Il voulait opérer sa retraite sur Alençon ; le gouvernement de la défense nationale prescrivit Laval.

    Le corps du général de Curten, dix mille hommes environ, dans son mouvement de retraite, vint camper à Sablé. Mal dirigés, les soldats mirent quinze heures à franchir une distance d’environ dix lieues ; ils se traînaient à grand’peine et n’avaient nul billet de logement ; ils s’entassèrent pêle-mêle sur la place, dans la neige, par un froid intense. Les plus humbles foyers les accueillirent de leur mieux ; mais la ville est petite, et à la nuit tombante une centaine d’hommes n’avaient pu encore trouver d’abri. Un officier, qui dînait au château en compagnie de plusieurs autres, en fut averti et avec une rondeur toute militaire : « Je n’y puis rien répondit-il, qu’ils se débrouillent ! » Heureusement il en fut qui comprirent mieux leur devoir. La charité publique aidant, les derniers venus eux-mêmes eurent un gîte pour la nuit. Le petit village de Solesmes reçut quinze cents mobiles de la Haute-Vienne ; cent trente logèrent en l’abbaye, tremblants de fièvre, secoués par la toux, mal vêtus, mal chaussés, rompus de fatigue, mourant de faim, accusant par leurs souffrances plus encore que par leurs plaintes l’effroyable incurie dont ils étaient les victimes.

    Dom Guéranger entrait à Solesmes peu de temps après eux. Son abbaye avait l’aspect d’une caserne : les armes étaient en faisceaux sous le cloître, des sentinelles faisaient la ronde à toutes les issues du monastère. Salles du noviciat, salles de conférences, dépendances de l’abbaye, tout était occupé. Personne n’avait prévu ce surcroît de bouches à nourrir ; il n’eût servi de rien d’aller à la quête de provisions dans les maisons du village en proie à la même surprise et à la même détresse, et le frère cuisinier n’avait environ que douze livres de viande. Il vint se plaindre auprès de l’abbé, renouvelant la question de l’Evangile :

     Qu’estce que cela pour tant de monde ?

     Mon petit frère Augustin, lui répondit l’abbé, c’est au bon Dieu à nous tirer d’affaire ; cuisinez toujours, on verra bien.

    Les cent trente hommes et leurs officiers mangèrent, on ne ménagea pas les portions : il en resta pour le déjeuner du lendemain.« Autant j’en donnais, autant il y en avait », disait naïvement le cuisinier qui n’y comprit rien. Le fait nous a été attesté par des témoins survivants ; dom Guéranger l’a conservé dans sa chronique : « J’ai trouvé casernés à l’abbaye cent trente mobiles de la Haute-Vienne avec un chapelain excellent. Ils sont partis le lendemain, enchantés de leur séjour. Pour leur souper et leur déjeuner, douze livres de viande ont suffi. Explique qui pourra ! » Lorsque soldats et officiers eurent repris leur chemin, l’abbé de Solesmes bénit deux de ses fils qui partaient pour rejoindre l’armée de l’Ouest, l’un comme aumônier, l’autre comme infirmier.*

    Quelques jours après, nouvelle alerte : cette fois, c’étaient les Prussiens. Leur occupation de Sablé et des environs se fit dans un ordre parfait. Ce fut pour les Français la matière d’une amère comparaison. Les soldats étaient largement pourvus, très fermement commandés. Il fut porté à la connaissance de tous par un tambour et un crieur public que toute réquisition devait être refusée, si elle n’était pas faite par l’autorité militaire elle-même. La discipline fut parfaite et les rares infractions punies avec une extrême sévérité. Nous savons trop qu’il n’en fut pas de même partout, mais l’équité nous fait une loi de dire ce qui s’est passé sous nos yeux. Dix-huit cents Prussiens entrèrent à Solesmes le 22 janvier. L’abbaye, qui continuait d’être ambulance, fut ménagée et n’eut à héberger que six officiers et une vingtaine de soldats ; une cinquantaine de chevaux furent aussi logés dans les dépendances. Le lendemain, tout disparut dans la direction de Laval. Il y eut quelques alertes encore, quelques réquisitions. Le son des cloches semblait inquiéter les ennemis qui parfois se demandaient si la voix sonore qui annonce les offices monastiques n’était pas quelque signal convenu avec des détachements de l’armée française. Un jour même, quelques uhlans ayant été tués dans une rencontre avec les francs-tireurs, les Prussiens menacèrent de mettre le feu aux quatre coins du village qui n’en pouvait mais. L’armistice du 31 janvier mit fin à la guerre. Une zone neutre de seize kilomètres fut tracée entre les deux armées : Solesmes y était compris. Durant tout le cours de l’occupation militaire, le seul mot Kloster écrit sur la porte d’entrée défendit le monastère de Sainte- Cécile contre toute réquisition et même contre toute curiosité.

    La ville du Mans s’en tira moins bien. Il est vrai que le 12 janvier, après la retraite de Chanzy, l’armée prussienne ayant à l’improviste occupé la ville encombrée encore de mobiles et de francs-tireurs attardés, depuis trois heures de l’après-midi jusqu’à la nuit, sur tous les points où se rencontraient Français et Prussiens, il y avait eu échange de coups de fusil. Le prince Frédéric-Charles voulut faire expier à la ville ce qu’il considérait comme un guet-apens et lui imposa une contribution de guerre de quatre millions ; elle fut dans la suite réduite de moitié sur les instances de l’évêque. L’armée victorieuse prit quartier dans la ville. Soldats et officiers allumèrent dans les maisons particulières de tels brasiers que çà et là des incendies éclatèrent. ‘évêché fut tout entier la proie des flammes ; il n’en demeura que les murailles ébranlées : le feu dévora, avec la bibliothèque de l’évêché qui était considérable, la bibliothèque particulière de Mgr Fillion, les archives de sa vie entière, ses travaux manuscrits, sa correspondance. Il fut jeté hors de son palais, a dit l’évêque de Poitiers, «avec sa seule soutane, une partie de bréviaire et un volume de la patrologie… On ne l’entendit pas murmurer ; son égalité d’âme ne l’abandonna pas un instant. On put voir alors à quel point le sentiment de la volonté de Dieu le régissait et combien il était supérieur aux événements de la vie présente : « Mon peuple avait tant souffert, « s’écria-t-il ; il fallait que le pasteur partageât le sort du troupeau 3 »

    Après l’armistice vint la paix, paix onéreuse, consentie à regret, presque aussitôt ensanglantée par les partisans de la guerre à outrance et par cette orgie révolutionnaire que l’on a nommée la Commune, à qui les hésitations du gouvernement laissèrent tout le loisir de s’étendre. Les horreurs de la guerre, selon un mot célèbre, firent place aux horreurs de la paix. Lyon, Saint- Etienne, Marseille se donnèrent le luxe d’imiter Paris. A Marseille, les églises furent forcées, l’émeute un instant maîtresse ne fut réprimée que par l’énergique résolution du général Espivent qui, des hauteurs de Notre-Dame de la Garde, mitrailla la préfecture où le préfet, ses secrétaires, le général de brigade, le procureur de la république et son substitut étaient prisonniers et détenus comme otages. L’anxiété de l’abbé de Solesmes était grande de voir de loin les siens dans cette fournaise ; il gémissait des entraves sans nombre qu’une situation si étrangement troublée apportait à l’établissement du petit monastère. Les santés étaient péniblement affectées de l’exiguïté de la maison, du peu d’espace et du peu d’air qu’il est possible de trouver au centre d’une ville populeuse, des charges aussi qui pesaient plus lourdement sur une communauté réduite. On, se souvient qu’en plus des travaux ordinaires de la vie monastique, les moines du prieuré étaient tenus encore au surcroît apporté par l’œuvre du grand catéchisme que le vénérable fondateur, M. Coulin, laissait de plus en plus glisser entre leurs mains.

    La fête de Pâques de 1871 amena à Solesmes le général Bourbaki, l’ancien commandant en chef de l’armée de l’Est. On le sait, dans une heure de douleur et d’égarement, il n’avait pu se résigner à voir son armée perdue : ne consentant pas à survivre à sa défaite, il avait attenté à ses jours. Dieu voulut que la balle de pistolet s’écrasât sur l’os frontal comme sur une plaque de fonte, n’y laissant qu’une légère trace noire. Avec une franchise toute militaire, le général remercia les moines, qui, sur la demande du docteur Rondelou son parent ; avaient prié pour lui lors de sa bataille perdue et de son suicide manqué. Sa parole brève et rapide respirait la droiture et la bravoure. Il était accompagné de son aide de camp, le colonel Leperche, que l’abbé de Solesmes prit en grande estime et affection.

    A la même époque et d’une autre région de la société, arriva à Solesmes un plus pacifique visiteur qui devait, lui, finir ses jours près de l’abbaye. M Etienne Cartier avait été l’ami intime du P. Lacordaire et du P. Besson. Au commencement de la restauration dominicaine, une fête de saint Dominique avait réuni chez lui à Paris, rue Honoré- Chevalier, le P. Lacordaire, le P. de Ravignan et dom Guéranger. M. Cartier gardait tout entière son affection pour l’ordre de Saint -Dominique mais il venait de perdre sa mère, se croyait trop âgé pour être religieux et, après avoir passé à Solesmes la semaine sainte et les fêtes de Pâques, demandait à dom Guéranger, tout près de l’abbaye ou mieux encore dans l’abbaye même, un abri où il eût le loisir de poursuivre ses études et de mourir. Divers devoirs le retinrent encore quelques mois dans le monde et ne lui permirent d’accomplir qu’un peu plus tard un dessein auquel l’abbé de Solesmes s’était prêté volontiers. Mieux que personne, M. Cartier était apte à comprendre et à goûter intelligemment les joies de la vie monastique. En la personne de cet hôte de l’abbaye, à l’heure où dom Guéranger méditait une refonte totale de son Histoire de sainte Cécile, la Providence lui offrait de façon inespérée le concours artistique qui lui permettrait d’illustrer de tant de motifs pieux et variés ce qu’il aimait à appeler son catéchisme des catacombes.

    Pendant ce temps, Paris supportait un second siège. L’armée régulière reprenait péniblement et au prix du sang sur l’insurrection les positions et les forts que le gouvernement avait si imprudemment abandonnés. Devant sa marche trop lente mais méthodique et sûre, appuyée par une puissante artillerie, les résistances tombaient l’une après l’autre ; et dans les conseils de l’émeute de sinistres projets étaient agités. N’espérant plus vaincre, les insurgés voulurent du moins se venger. Si la Commune devait périr, Paris incendié, les otages massacrés seraient le funérailles de la Commune. On y préluda par une bataille de jour et de nuit, qui dura sans discontinuer du lundi 22 mai au dimanche suivant, 28 mai, fête de la Pentecôte. Les Tuileries, le ministère des finances, la Cour des comptes, le palais de justice, l’hôtel de ville, des rues entières furent la proie des flammes. Notre-Dame et la Sainte-Chapelle n’échappèrent à l’incendie que par la promptitude des secours. Prisonnier depuis le 6 avril, l’archevêque de Paris, Mgr Darboy, avait vainement essayé d’échapper aux mains du gouvernement de l’émeute, en négociant un échange de sa personne contre Blanqui. Le 24 mai à huit heures du soir, dans la compagnie du sénateur Bonjean, de l’abbé Deguerry curé de la Madeleine et d’autres prêtres et religieux, il sortit de la Roquette pour aller à la mort. Le lendemain vit le martyre des dominicains de l’école Albert le Grand. Le surlendemain, ce fut le massacre de la rue Haxo où tombèrent avec le P. Ollivaint, le P. Caubert et le P. de Bengy, des religieux, des prêtres et des soldats auxquels se joignit l’ancien postulant de Solesmes, Paul Seigneret. La Commune n’eut pas le temps, mais le temps seul lui manqua pour achever son œuvre sanglante : il restait encore à la grande et à la petite Roquette treize cents otages à massacrer.

    La leçon était effrayante, venant au lendemain d’une guerre déjà désastreuse ; mais en France tout s’oublie, tout s’efface. Nous avons des trésors d’indulgence pour les plus sinistres personnages et, non contents de les réhabiliter, s’ils savent attendre, nous les mettons à la tête des affaires publiques et les supplions de nous gouverner. La leçon ne devait pas suffire : les châtiments, les ruines, le démembrement, le sang versé ne furent bientôt plus que des événements comme les autres ; les meilleurs se bornèrent à les maudire, sans songer aux fautes nationales qui avaient armé la main de l’émeute. Un instant sous le coup d’une terreur suprême, la nation avait semblé se tourner vers Dieu et l’Assemblée nationale avait demandé la bénédiction de Dieu sur ses travaux. Mais le chef du pouvoir exécutif n’avait qu’un souci : combattre le cléricalisme qu’il trouvait prépondérant dans l’Assemblée, née des élections de 1871 et suspecte à ses yeux de n’être pas la vraie représentation du pays. Aussi nourrissait-il le projet d’amener la dissolution de cette nouvelle Assemblée introuvable, afin de placer définitivement la France sous le régime qui nous divise le moins, la république, une république sage, honnête, conservatrice, confiée à la présidence de M. Thiers. Grâce à de patients efforts, M. Thiers devait réussir ; aujourd’hui encore nous jouissons de son succès.

    Je me suis remis au travail dès le commencement d’août, écrivait dom Guéranger à M. de Rossi, au moment où les Prussiens envahissaient la France. Ce labeur a été pour moi une utile distraction au milieu de nos malheurs. J’ai mis en train une vaste monographie de sainte Cécile dont la première partie contiendra les origines de l’Église romaine jusqu’à la paix de Constantin. Cécile y occupe la place d’honneur comme résumant en elle les deux Rome. Je suis arrivé au pontificat de Victor où je commence à parler de Calixte d’après votre beau travail. Zéphyrin viendra bientôt avec la crypte cécilienne devenue la crypte des pontifes. Il va de soi que je ne marche qu’avec vous et par vous. Ma seconde partie renfermera presque exclusivement l’épisode cécilien depuis le quatrième siècle jusqu’à la découverte du tombeau par vous en 1853. Malgré ma mauvaise santé, je pousse mon travail avec autant de vigueur qu’il m’est possible. Il me faudra du temps pour achever, et c’est pourquoi, dès que notre pays sera pacifié et que l’on pourra reprendre les œuvres littéraires, je donnerai la troisième édition de Sainte Cécile, extraite de mon grand ouvrage qui ne paraîtra que plus tard. Daigne le ciel nous rendre les temps où la science peut être cultivée ! Vous avez su comment la France a failli sombrer dans la barbarie 4 .

    Ainsi au déclin de sa vie l’abbé de Solesmes revenait à ces origines romaines qui avaient été l’objet privilégié de ses premières études. Le cercle s’achevait là où il avait commencé. Dieu, par de menues trouvailles, encourageait son ouvrier : avant de venir occuper sa place à l’abbaye, M. Cartier avait visité Rome ; des indications fournies par M. et Mme Ratel lui avaient signalé chez un brocanteur une copie de la sainte Cécile de Maderno, exécutée une quarantaine d’années auparavant. L’adresse du brocanteur avait été heureusement conservée : M. Cartier se rendit via de due Macelli, 86 . O bonheur ! la statue n’avait pas encore trouvé d’acquéreur. Elle fut sur-le-champ obtenue, réparée, emballée, expédiée de Civita-Vecchia à Marseille, de Marseille en gare de Sablé. « J’arriverai à Solesmes avant elle », écrivait M. Cartier 5 . Les nouvelles de Rome étaient sombres ; les travaux de M. de Rossi étaient déconcertés par l’insouciance absolue de l’administration italienne, trop occupée ailleurs pour veiller à la tutelle des catacombes ; une grande solitude s’était faite autour du cardinal Pitra qui en souffrait cruellement.

    Vous n’avez pas oublié, écrivait-il, combien j’aimais la vie commune et comment, dès le lendemain de ma profession, il m’a fallu me trouver seul, souvent en pays étranger et aux prises avec d’inextricables difficultés. Je demandai ce matin à saint Jean-Baptiste (la lettre est datée du 24 juin) de m’expliquer cet isolement ou de me dire au moins où cela doit aboutir. Lui aussi aimait la vie de famille et il va au désert. Il aimait Jésus et sa société : à peine il l’entrevoit et meurt. Faudra-t-il le suivre en sa prison et n’y suis-je pas déjà 6  ?

    On le voit, la plaie saignait toujours, Ni Rome, ni les honneurs n’avaient réussi à compenser auprès du cardinal la douceur de cette vie de Solesmes, à qui il avait dit adieu avant même de l’avoir bien connue. C’est la loi ordinaire et le triste privilège de l’âge d’avoir à saluer ainsi le bonheur seulement entrevu. Sans doute, Dieu nous achemine par les inclémences de la vie vers les joies éternelles. Dom Guéranger n’échappait pas plus qu’un autre à ces tristesses ; mais il connaissait des jours absolument radieux que la chère Eminence apercevait de trop loin pour en recueillir tout le charme et la beauté. Il avait été résolu entre l’évêque du Mans et l’abbé de Solesmes que la bénédiction abbatiale serait donnée à la révérende mère Cécile Bruyère, prieure de Sainte -Cécile, le 14 juillet, en l’anniversaire du jour où Mgr Fillion avait obtenu du souverain pontife le rescrit gracieux dont nous avons parlé. Le secret en avait été bardé de concert, dom Guéranger évitait avec une prudence attentive tout ce qui aurait pu émouvoir l’opinion publique ; mais, l’heure venue, il prépara avec un soin paternel tous les détails de la cérémonie, en même temps qu’il sollicitait pour l’élue du Seigneur la prière de tous les amis de Solesmes.

    Il a résumé toute la cérémonie en quelques mots dans son journal privé : « La fonction a été très solennelle. L’évêque a parlé à l’évangile avec beaucoup de doctrine, d’à-propos et de délicatesse. » Ce serait peu pour ceux qui n’ont pas été témoins de ces fêtes, si une plume très alerte n’avait pris le soin de transmettre à l’abbé de Ligugé et à sa maison un récit dans lequel nous puiserons à pleines mains et que la postérité monastique relira souvent.

    Cette chère petite église de Sainte -Cécile a une grâce toute virginale avec son autel de marbre blanc, ces lis et ces roses semés à profusion sur ses murailles, ces inscriptions étincelantes d’or et de pourpre qui redisent les dernières paroles de sa patronne. L’assistance était nombreuse et surtout choisie : pas de bruit, pas de regards indiscrets, pas de foule étouffante ; mais tous les amis, toutes les bonnes âmes, tous les pauvres qui nous aiment et que nous aimons. Notre messe conventuelle à Saint-Pierre avait été anticipée d’une demi-heure, en sorte que toute la communauté a pu arriver au commencement de la bénédiction.

    Le graduel chanté, l’élue s’est levée et les plus anciennes religieuses l’ont conduite à la porte de clôture où sa mère, sa sueur, deux domestiques, comme l’exige le pontifical, et quelques amis l’attendaient. Mme l’abbesse est entrée clans l’église, voile baissé, avec son escorte, et a été présentée à l’évêque assis au milieu de l’autel. La formule du serment, par ordre de Mgr l’évêque, avait été modifiée de manière à insérer une clause empruntée au serment des abbesses exemptes et supposant le lien qui, selon l’intention des fondateurs, unit la monastère de Sainte -Cécile à notre congrégation bénédictine de France.

    Suit le récit de la bénédiction d’après les rites du pontifical.

    La plus touchante partie de cette belle fonction, poursuit le témoin oculaire, a été l’intronisation de l’abbesse. Après l’Ite missa est, on a apporté la crossa de l’abbesse. Elle est d’argent, d’une blancheur toute virginale : sept pierres, choisies d’après les traditions du symbolisme chrétien, sont disposées autour du nœud et forment tout un enseignement sur les principales vertus d’une vierge chrétienne. La volute est dessinée par une branche de lis gracieusement recourbée sur laquelle une petite colombe, symbole de l’âme pure, étend les ailes pour prendre son vol vers les cieux. L’évêque est descendu de l’autel et, prenant Mme l’abbesse par la main, il l’a fait monter avec lui les degrés de son propre trône pour l’y faire asseoir. A ce moment, il y a eu comme une lutte suprême entre l’humilité et l’obéissance dans l’âme de la mère Cécile. Elle a pâli subitement ; mais l’obéissance a pris aussitôt le dessus. La jeune abbesse s’est assise dans ce trône que le pontife de Jésus-Christ venait de quitter pour lui faire place, et elle y est demeurée un instant, parée d’une beauté indéfinissable. L’évêque l’a considérée un moment d’un regard où l’admiration se mêlait à la tendresse paternelle, puis, debout près d’elle, il a entonné le Te Deum que les moniales ont continué avec un admirable entrain.

    Nous abrégeons à regret.

    Son père, M. Bruyère, qui remplissait l’univers il y a cinq ans de ses menaces contre l’évêque du Mans, contre le père abbé, contre sa fille, étouffait de joie et un peu d’orgueil aussi. Il a voulu se faire présenter à l’évêque.

     Monseigneur, lui a-t-il dit, je vous dois en ce jour des excuses et des remerciements : je tenais à vous les faire sans retard.

     Des excuses, reprit gracieusement l’évêque, il n’y a pas lieu ; mais j’accepte volontiers les remerciements.

    Je ne vous dis rien, ajoute le narrateur, de notre père abbé ; mais vous savez d’avance que le plus heureux, c’était lui.

    En effet, cette abbesse de vingt-cinq ans était vraiment son œuvre. Elle était âgée de dix ans seulement lorsque la Providence l’avait conduite à l’abbé de Solesmes, qui l’avait disposée à sa première communion et n’avait cessé durant de longues années de dépenser à sa formation surnaturelle les trésors de son expérience et de sa doctrine. On pouvait pressentir dès lors que ce n’était pas pour elle seule ni même pour le seul monastère de Sainte -Cécile que ce nouveau Jérôme préparait sa fille Eustochium. Ce fut une joie sans mélange, un vrai jour d’éternité. Trois ans ne s’étaient pas écoulés encore depuis la profession du 15 août 1868 ; l’édifice matériel et l’édifice surnaturel avaient crû ensemble en toute hâte. Le temps désormais était mesuré : on sentait paraître déjà l’aube de l’éternité.

    La joie donne des forces. Rajeuni par les fêtes de cette bénédiction, dom Guéranger se crut assez valide pour se rendre à la consécration de l’église de la Pierre- qui -vire, que les enfants du P. Muard venaient d’achever. La cérémonie était fixée au 25 juillet. Il avait le loisir nécessaire pour voir auparavant le carmel de Meaux dirigé alors par la révérende mère Elisabeth de la Croix, et l’abbaye de Notre-Dame de Jouarre que les épreuves de la guerre avaient failli amener à Sainte -Cécile. Il se rendit par Auxerre et Avallon à la Pierre -qui -vire. On lui avait réservé la consécration de l’autel de saint Benoît. « Je ne saurais vous dépeindre, écrivait-il ; l’accueil que m’ont fait ces bons pères, leur respect affectueux pour Solesmes et pour son pauvre abbé. Je me sentais en famille. Il y a là une piété si vraie et si profonde, une simplicité, une humilité si touchantes que j’en ai été ravi. » Le voyage même lui réussit si bien que sans désemparer il en fit un second. Au lieu de repartir vers Solesmes, il prit de Paris la route vers le Nord dans le dessein d’étudier de plus près le projet de fondation qu’avaient provoqué dans le diocèse d’Arras les vocations bénédictines qui y venaient d’éclore. Si l’on s’en était rapporté à un prêtre de Saint-Omer, aumônier des dames de Sion et ensuite du Bon- Pasteur, l’abbé Limoisin, l’emplacement de la fondation s’imposait : c’était, dans les environs de Saint-Omer, une parcelle de terrain qui avait appartenu autrefois à l’abbaye cistercienne de Clairmarais. Déjà nous en avons dit un mot. Mais le brave abbé ne connaissait qu’imparfaitement les exigences d’un monastère bénédictin ; il le concevait comme un centre d’œuvres actives et hospitalières dont la demeure monastique eût été l’annexe et comme l’accident. Ces propositions, venant à l’abbé de Solesmes à l’heure même où le prieuré de Marseille s’accommodait assez mal de l’union trop étroite qui l’enchaînait à des œuvres extérieures, le rendaient inquiet, hésitant. Il voulut en avoir le cœur net.

    L’évêque d’Arras était gagné au projet. Les bénédictines du Saint-Sacrement, que dirigeait dès lors M. l’abbé Hervin, firent à l’abbé de Solesmes un très fraternel accueil. Dom Guéranger vit le collège de Saint -Bertin à Saint-Omer et les ruines si imposantes de la grande abbaye voisine du même nom. Il ne tarda pas à reconnaître que le projet de Clairmarais n’avait aucune chance de réussir et n’éprouva nul regret d’avoir à y renoncer. Le supérieur de la maison de Saint- Bertin, M. Henri Graux, l’entraîna dans une promenade à Hallines où il visita et bénit la famille de M. Alexandre Dambricourt. Si Dieu lui eût révélé l’avenir, il aurait vu sous sa bénédiction, dans cette même famille qu’il ne fit qu’apercevoir, germer nombre de vocations monastiques ; puis, en revenant vers Saint-Omer par la vallée de l’Aa, à travers les grands arbres, il aurait pu saluer la colline où s’élèverait l’abbaye de Notre-Dame, et, un peu plus loin, sur une terre qu’a illustrée le nom de sainte Aldegonde, apercevoir le château avec donjon crénelé où s’abriterait vingt ans plus tard le monastère de Saint-Paul. Il s’arrêta à Lille puis à Tournai. Une sainte curiosité le porta à visiter la stigmatisée de Bois- d’Haine, Louise Lateau. Malgré la discrétion prudente qu’il apportait à juger ces causes d’ordre mystique, dom Guéranger inclinait à reconnaître en ce cas particulier l’intervention divine.

    Le voyage fut rapide et brève l’absence ; elle eut pourtant son anxiété. Le nom de Mgr Fillion fut prononcé pour le siège vacant de Tours. M. Thiers, alors très flottant dans sa politique, rachetait l’indécision de son gouvernement par de hautaines exigences dans les matières ecclésiastiques ; il avait la prétention, reprise dans la suite, de faire les évêques. A la vérité, Mgr Fillion fut pressenti ; mais ce ne fut qu’une alerte : sa santé même lui était un motif de demeurer fidèle au siège de saint Julien. Les craintes d’une translation s’évanouirent et l’évêque mit un affectueux empressement à rassurer sur-le-champ l’abbé de Solesmes que cette menace avait inquiété.

    Les grandes luttes sont finies désormais. La vie de dom Guéranger rentre dans la paix et dans le silence avant-coureur de l’éternité. Les rares loisirs de ses jours se partagent entre les deux abbayes de Saint-Pierre et de Sainte -Cécile et la préparation de la grande histoire de la vierge romaine. De la vie même de saint Benoît et de l’Année liturgique dont pourtant des lecteurs sans nombre sollicitent la continuation, il n’est plus question que rarement. Ce n’est pas qu’il demeurât sourd aux pressantes invitations qui l’exhortaient à achever son œuvre ; mais en face de travaux plus urgents, il remettait au lendemain.

    Mon très cher et très révérend père, lui écrivait alors Mgr de Ségur, je viens de lire votre semaine de la Pentecôte et vos pages incomparables sur le Saint-Esprit. Je crois devoir vous déclarer très sérieusement que vous n’entrerez pas en paradis si, persistant dans vos habitudes abominables de paresse, vous ne terminez pas d’arrache-pied et sans perdre un jour l’Année liturgique. Vous aviez promis pour cette année le dixième volume. Nous voici à la Trinité, époque fatale ; la Trinité se passe : le livre ne vient pas.

    Et non content de ce crime de lèse- piété, vous y ajoutez péché d’omission en ne laissant pas rééditer la moitié des volumes parus. C’est impardonnable. Saint Benoît finira par se fâcher tout de bon ; Notre- Seigneur encore plus et la bonne Vierge elle-même vous fera mauvaise mine. Rappelez-vous la menace de Baronius à son auguste pénitent Clément VIII après le choix d’un évêque douteux. Timeo valde ne forte propter hoc Sanctitas Vestra oeternam incurrat damnationem ! Entendez-vous, mon cher père, propter hoc. Méditez cela en l’appliquant aux méfaits du très catholique et très révérend père dom Guéranger, de qui je suis et serai toujours le serviteur, l’ami et l’admirateur quand même 7 .

    Dom Guéranger souriait à ces anathèmes : l’Année liturgique, dessinée par lui dans le développement des mystères, serait pour la seconde partie, après sa mort, poursuivie par l’un de ses fils ; l’histoire de saint Benoît s’écrivait « d’une façon meilleure, en lettres vivantes, dans l’esprit et le cœur de ses enfants », et, au témoignage de Mgr Pie que nous citons ici,

    « en caractères d’or dans des âmes virginales, fruit de sa seconde paternité et douce joie de sa vieillesse 8 9 ». A Saint-Pierre, une génération plus jeune s’était levée qui recueillait avec un filial empressement le trésor d’une doctrine que des moines plus anciens, peut-être distraits par leurs propres études, peut-être aussi devenus moins soucieux d’une richesse qui se donnait chaque jour, avaient cessé non de goûter mais d’apercevoir. Aucune parole ne tombait de ses lèvres, dans les conférences et même dans la liberté des conversations particulières et des récréations, qui ne fût reçue aussitôt comme l’expression d’une pensée dont on ne voulait rien perdre. En les recueillant, on les déformait parfois, c’est chose habituelle : on transformait en un principe ce qui n’était qu’une saillie, un prime- saut de l’idée, une exagération voulue et intentionnelle. Il n’est pas rare que même de leur vivant une légende anticipée se crée comme une mousse légère autour des hommes de grande réputation. Chacun leur impute ce qu’il pense et le place sur leurs lèvres, afin de s’abriter de leur autorité.

    Dom Guéranger en souriait volontiers et, là où la déviation était périlleuse, en matière de principes monastiques, il en appelait de ces déformations aux vrais dépositaires de sa pensée. « Vous me défendrez, s’il y a lieu », disait-il avec tranquillité. Il était assuré et paisible, se sentant revivre dans les deux abbayes qui se partageaient son labeur. Les austères compagnes de toute sa vie, la pauvreté et la souffrance, ne l’avaient pas abandonné : elles le suivirent jusqu’à la dernière heure, sans jamais l’irriter ni le surprendre. Une expérience de quarante ans lui avait montré Dieu se jouant de tous les problèmes et n’attendant pour les résoudre à son heure que la confiance des siens. Il faisait face de son mieux aux difficultés du jour présent et s’endormait tranquille. Rien ne lui fit perdre ni la soumission à Dieu ni la confiance aisée, vaillante, pleine de gaîté. On eût dit une âme intérieurement préparée à tout et à ce point attachée à son centre que nul événement ne la pouvait ébranler. Ni la détresse de sa maison, ni les persévérantes difficultés contre lesquelles avait à lutter le prieuré de Sainte- Madeleine, ni la basse et odieuse calomnie qui, après avoir voulu le traduire au concile du Vatican, semait aujourd’hui de libelles toute la région du Maine et de l’Anjou, ni les menaces des sociétés secrètes, et bien moins encore l’animosité soulevée contre lui par ses derniers travaux, rien ne réussit à altérer son invincible sérénité. Son âme était vraiment appuyée sur Dieu. Dieu avait béni sa vie ; à son tour, son âme ne savait que bénir Dieu de toute chose. Les paroles du psaume cent deuxième se plaçaient d’elles-mêmes sur ses lèvres : Benedic anima mea Domino et omnia quoo intra me sunt nomini sancto ejus.

    Ce lui fut une joie de voir l’abbaye de Sainte -Cécile, l’œuvre chérie de ses derniers jours, prospérer sous sa main, adulte dès sa naissance, et fournir dès sa première heure à des monastères anciens de France et d’Angleterre le type et l’exemplaire de leur observance. Sainte -Cécile avait une abbesse depuis le 14 juillet. Mais son église n’était pas consacrée encore ; il avait été résolu que la cérémonie aurait lieu le 12 octobre, date choisie de concert avec l’évêque du Mans. Le 12 octobre était l’anniversaire de la consécration de l’église de Saint-Pierre en 1010, huit siècles et demi auparavant. A une date plus rapprochée, c’était le 12 octobre 1845 qu’était née Mme l’abbesse et que l’abbaye de Saint-Pierre, sur le point de sombrer, avait été par la main de Dieu retenue sur la pente de l’abîme. Millle souvenirs se pressaient en foule dans la pensée du père abbé avec des actions de grâces. Que le Seigneur avait été riche en miséricordes et en tendresses ! Tout ce qu’on avait cru mort à jamais était sorti vivant de l’épreuve, rajeuni par elle.

    En maintenant autour de la fête la discrétion et la part de silence qui convient aux joies monastiques et dont peut-être il n’eût pas été prudent encore de se départir, l’abbé de Solesmes y avait convoqué les amis de cœur, ceux sans qui il ne connaissait pas de joie parfaite et dont la place ne pouvait être vacante ce jour-là. Il y avait deux ans que dom Laurent Shepherd n’avait accompli son pèlerinage à Solesmes : il vint cette année. Deux religieuses de l’abbaye de Stanbrook vinrent avec lui : la prieure et maîtresse des novices, une Française, mère Gertrude Dubois d’Aurillac, que Dieu avait prédestinée à régir un jour comme abbesse l’abbaye de Notre-Dame de Consolation et à en faire une merveille de piété et de vie monastique ; et mère Mechtilde Knight, une de ses sueurs, professe depuis un mois seulement. Toutes deux furent accueillies à Sainte -Cécile et y restèrent près d’un an. Leur séjour, plus encore que la sainte affection qui unissait l’abbé de Solesmes à dom Laurent Shepherd, créa entre la maison de Sainte -Cécile et l’abbaye de Stanbrook une fraternité surnaturelle très étroite où peines et joies n’ont cessé d’être communes. Stanbrook prit ainsi sa place dans la cérémonie. Elle fut accomplie selon les rites du pontifical. Mgr Fillion voulut que la première messe dans l’église qu’il venait de consacrer fût célébré pontificalement par l’abbé de Solesmes et que la fête fut partagée entre les deux fondateurs. Ce fut encore une journée de pleine joie et le complément de celle du 14 juillet de cette même année.

    D’autres joies étaient trempées de larmes. Il y avait alors au prieuré de Sainte- Madeleine un moine d’une sainteté éprouvée qui se mourait. Le R. P. dom Eugène Viaud avait attendu jusque vers la quarantaine, avant de se donner à Dieu dans la vie monastique. Il avait fait d’excellentes études et était entré le premier à l’Ecole forestière. Comme maître général des eaux et forêts de l’Isère, il avait fait exécuter la belle route qui de Saint-Laurent-du-Pont conduit à la Grande- Chartreuse. Depuis longtemps déjà il était inspecteur des eaux et forêts à Lorient, lorsque le Seigneur le rappela à la foi et l’amena à Solesmes. Profès depuis 1860, prêtre depuis 1864, il avait regagné par une ferveur et une exactitude singulières les trop longues années qu’il se reprochait d’avoir données au monde. La confiance de son abbé l’avait appelé à gouverner en second une maison monastique dont le fardeau souvent ne reposait que sur lui. La douceur, l’humilité, la sainteté intérieure de sa vie se reflétaient dans son regard d’une extraordinaire beauté. Dieu voulut couronner de bonne heure une maturité surnaturelle très rapide : une longue maladie, où sa patience ne se démentit pas un instant, fut pour lui une dernière épreuve, pour ses frères une grande édification. Lorsqu’il eut reçu les derniers sacrements, il voulut dicter à son frère qui était son infirmier une lettre d’adieu pour dom Guéranger. Il lui semblait que l’accueil du Père céleste lui serait plus tendre après ce dernier entretien. L’abbé de Solesmes avait pour le P. Eugène Viaud une profonde estime et une prédilection que justifiait la sainteté du moine mourant. On devine quelle fut son émotion lorsqu’il lut ces lignes :

    Révérendissime père, voici que j’entre dans la voie de toute chair ; déjà j’ai reçu l’extrême-onction, la vie se retire peu à peu et le bon Dieu veut me laisser la consolation de vous dire, avant que je m’en aille, une partie de mes sentiments pour vous.

    En vous disant : « mon père », je ne reconnais pas seulement mon entière et absolue dépendance de votre autorité, mais je reconnais aussi que vous êtes mon maître dans la doctrine parce que vous-même n’avez d’autre maître que le Christ. Partout et à toute heure vous avez été vu soutenant l’autorité de l’Église et de ses pontifes, défendant ses dogmes traditionnels ; je mets donc mes mains entre vos mains dans l’union parfaite de la sainte foi catholique. Et maintenant, ô mon doux père, ce n’est plus que sous ce titre que je vous parlerai ; je ne vois plus en vous que le père. Plût à Dieu que vous puissiez me donner le secours de votre parole et étendre encore votre main sur mon front pour me bénir ! Faites-le du moins par la pensée, très cher père ; le Seigneur ne laissera pas se perdre la bénédiction de votre cœur et de votre main 10

    Et l’admirable moine continuait, rappelant les bienfaits qu’il avait reçus, soucieux du monastère où il mourait, demandant que la prière redoublât autour de lui, implorant le pardon de tous les déplaisirs qu’il avait pu causer. Dieu lui laissa le loisir de recevoir une dernière fois la bénédiction de dom Guéranger. Ne semble-t-il pas qu’il ait puisé aux sources mêmes de ce Dieu, vers qui il s’acheminait dans la paix de son âme, le jugement qu’il portait sur la doctrine de son abbé ? Le plus bel éloge qu’on en pût faire avait été recueilli sur ces lèvres mourantes : « Mon maître dans la doctrine parce que vous-même n’avez d’autre maître que Jésus Christ. » Nous ne pouvons croire que, pour enseigner comme l’Église, l’abbé de Solesmes ait eu jamais à faire le sacrifice d’une opinion personnelle : il avait cette foi naïve, sans effort et sans remède, dont saint Hilaire a parlé ; mais le sacrifice, s’il en avait eu à consentir, n’eût-il pas été payé et au delà par cette déférence absolue d’une âme qui allait paraître devant Dieu et se révélait tout entière ?

    Les passions soulevées par le concile du Vatican n’étaient point apaisées. Distraites un instant par la diversion de la guerre, elles n’avaient pas désarmé encore et grondaient en plus d’une âme insoumise. On eût dit que dans le groupe de l’opposition conciliaire certains évêques se fussent laissés emporter si loin qu’ils ne retrouvaient plus leur chemin pour revenir en arrière et s’incliner devant la vérité reconnue. Leur diocèse attendait en vain sinon le désaveu d’une campagne violente, au moins la promulgation de la constitution Pastor oeternus et l’acte de foi surnaturelle, impérieusement sollicité par leur attitude trop connue d’opposants. Enfin l’urgence était peut-être rendue plus pressante par l’étonnement du peuple fidèle et les apostasies alors retentissantes, aujourd’hui complètement oubliées, de plusieurs prêtres qui avaient juré sur la foi des docteurs gallicans. Est-il besoin de rappeler les noms des abbés Michaud, Mouls, Junqua, qui, avec l’ex-père Hyacinthe, furent en possession quelques mois durant d’une si inquiétante célébrité ? Michon et Dépillier leur vinrent en aide. MM. Mouls et Junqua se trouvaient malheureusement impliqués dans un procès scandaleux comme auteurs d’écrits contraires à la morale publique. Le procès se plaidait à Bordeaux et de hauts personnages, très malmenés par les deux écrivains apostats, s’y rendirent mandés ou non. Mgr Dupanloup fut du nombre.

    D’Orléans à Bordeaux, la route passe par Poitiers ; mais l’évêque d’Orléans ne vit pas son collègue. Il voulait l’incognito, n’était accompagné que de M. Léon Lavedan et avait renoncé à tout insigne épiscopal ; il passait pour un simple prêtre, précepteur dans une famille noble. La curiosité le porta cependant à voir ce que pouvait être une abbaye bénédictine : de Poitiers, il se fit accompagner avec M. Lavedan par un personnage poitevin assez connu de dom Bastide pour que toutes les portes s’ouvrissent devant lui. Dom Bastide était myope autant qu’on peut l’être ; son attention allait naturellement au poitevin ; il ne soupçonna rien. Le prêtre d’ailleurs se dérobait modestement derrière ses deux compagnons, regardait curieusement mais sans dire un mot. Le nom de dom Chamard alors moine de Ligugé fut prononcé : et dom Bastide, voulant faite verser la mesure de la bonne grâce, le fit aussitôt prévenir. Il vint, reconnut d’un coup d’œil l’évêque d’Orléans et à la grande surprise de son abbé se jeta aux pieds du prêtre, lui baisant la main et lui demandant sa bénédiction. L’évêque accueillit avec une froideur extrême l’honneur importun qui lui était rendu ; ses deux compagnons parurent fort décontenancés ; le moine de son côté ne savait à quoi attribuer le peu de faveur qui répondait à ses démonstrations ; la visite une fois terminée, dom Bastide comprit enfin le mot de l’énigme et les politesses obstinées qui poursuivirent le prêtre jusqu’à la portière de la voiture inclusivement.*

    Ce n’était qu’une mésaventure légère et la France eût été heureuse si tout se fût borné là. Hélas ! il est aujourd’hui trop démontré qu’après avoir v u échouer au concile du Vatican les théories libérales auxquelles il semblait avoir voué sa vie, l’évêque d’Orléans ne consentit pas encore à en désespérer. Il n’avait pu réussir à les appliquer à l’Église ; il en fit l’expérience sur la France. Il ne voulut pas que le droit chrétien reparût dans son pays et, à défaut des libertés gallicanes dont le concile avait fait justice, maintenir en France les libertés et principes de 1789 lui parut une compensation. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de rappeler ni la trop fameuse question du drapeau blanc, ni l’abandon par l’évêque député des pétitions des catholiques en faveur du pouvoir temporel. Ces questions ont été trop agitées et elles se rattachent à notre récit par un lien trop lâche pour que nous ayons à les traiter de nouveau. Les documents sont aujourd’hui connus ; on n’a même pas essayé de les contester. Aussi bien Dieu a jugé maintenant ; il y aurait témérité à prononcer après lui sur les intentions. Quant aux résultats d’ordre social et politique, c’est à la France à décider si le divorce avec ce qui restait encore du droit chrétien et la déviation qui remonte à cette époque lui ont apporté l’ordre, la dignité et la paix.

    Jamais depuis l’époque troublée de 1870 l’abbé de Solesmes n’avait cessé de revoir son Histoire de sainte Cécile.

    Les mille soins de l’administration et d’autres travaux urgents, écrivait-il à M de Rossi, me laissent peu de temps pour cette épopée des origines de l’Église romaine que je ne veux pas poursuivre au delà de 312, mais peu à peu j’avance. Je vais achever le pontificat de Calixte. Zéphyrin est terminé. L’épisode cécilien a été placé sous Marc- Aurèle en 178. La première translation a eu lieu sous Zéphyrin par les soins de Calixte : l’hypogée des pontifes a reçu le corps de Zéphyrin lui-même. Tout marche harmonieusement grâce à vous, et je me distrais des soucis du présent en vivant avec les chrétiens des temps antiques. Tertullien est rentré en Afrique, mécontent et sectaire. Origène est venu et reparti. Calixte vient de rendre au concile son décret contre Sabellius. Tertullien que vous avez tant élucidé poursuit de ses sarcasmes africains le nouveau pape. Tout renaît, tout revit, il semble que l’on rêve en voyant sortir du pamphlet du Mont- Athos (les Philosophumena) une foule de traits historiques qui vous doivent la vie et l’agencement 11

    Dom Guéranger appelait de ses vœux le second et le troisième volume des Inscriptions ; mais son ami était alors découragé de tous les obstacles que la continuation de son œuvre rencontrait dans l’insouciance du. gouvernement nouveau. « Il nous était difficile déjà de nous tirer d’affaire sous la domination papale, disait-il avec tristesse ; imaginez dans quelles conditions nous vivons aujourd’hui. Les martyrs devront prendre soin eux-mêmes de leurs monuments 12 » M. de Rossi souffrait de se voir entravé ; pourtant son œuvre se poursuivait avec lenteur ; et, au cours même de la préparation du troisième volume de la Roma sotterranea, il trouvait le loisir d’aider de ses remarques et d’enrichir de dessins recueillis aux catacombes l’Histoire de sainte Cécile, qu’il regardait un peu comme son œuvre.

    C’était auprès de l’amitié si sûre et si dévouée de l’abbé de Solesmes que le bon chevalier se réfugiait sans cesse pour échapper à des souffrances qu’il ressentait, nous le savons, avec une vivacité extrême. Il se sentait guetté sans cesse par une implacable jalousie. Très adulé aussi longtemps qu’on avait autour de lui cru à son entrée dans l’état ecclésiastique et spéculé sur la situation que lui eût créée la faveur de Pie IX, les clients l’avaient subitement délaissé dès que son mariage lui eut fermé l’accès des dignités ecclésiastiques 13 . Il avait eu la faiblesse d’en souffrir. De plus, l’affection persévérante de Pie IX, une célébrité croissante qui faisait d’un laïc le prince de l’archéologie chrétienne et le révélateur de la Rome souterraine, n’avaient cessé d’exaspérer certains amours-propres. En vain de Rossi s’était-il appliqué à rendre pleine justice aux mérites de ses adversaires : il n’avait pas réussi à désarmer l’envie. Ne pouvant l’aborder sur le terrain de la science, ses adversaires s’étaient efforcés, pendant une campagne qui avait duré dix ans, comme la guerre de Troie, de contester son orthodoxie et de le compromettre avec l’autorité ecclésiastique. Son amour de l’antiquité, le croirait-on ? voilait un attachement exclusif à l’Église d’autrefois au détriment de l’Église contemporaine, et inversement ses découvertes et rectifications archéologiques heurtaient chez quelques-uns un sens traditionnel excessif 14

    De ces plaintes mesquines, habiles, murmurées avec persévérance, il se crée à la longue une impression fâcheuse, alors surtout et c’était le cas que l’adversaire a accès chaque semaine ex officio auprès du souverain pontife. Pie IX s’en émut et encouragea vivement le chevalier de Rossi à poursuivre le catalogue des manuscrits à la Vaticane, au lieu qu’il témoignait d’une réserve voisine de la défiance, toutes les fois qu’il était parlé d’un nouveau volume des Inscriptions ou de la Roma sotterranea. Dans cette guerre sourde et mesquine, l’amitié de dom Guéranger était un appui pour de Rossi. L’orthodoxie de l’un plaidait pour l’autre. « Non, disait le cardinal vicaire, dom Guéranger n’est ni janséniste ni ami des jansénistes 15 . » Pourtant une revue de Naples, la Scienza e fede, avait commencé une série d’articles, anonymes d’ailleurs, contre M. de Rossi ; mais le moment parut si mal choisi et l’attaque si dénuée de théologie et de critique que la revue se tut après le second article. Même l’escarmouche fut si rapide que l’abbé de Solesmes n’eut pas le temps d’intervenir. « Je rencontrerai ces hommes-là., disait-il, sur mon chemin, l’année prochaine, lorsque je commencerai la publication de Sainte Cécile. Je ne les manquerai pas. Vive Dieu et la science chrétienne 16  ! »

    Mais c’était un long travail que l’abbé de Solesmes avait abordé dans sa vieillesse. Ce sujet des origines romaines qui avait été son étude première s’était vu depuis 1840 renouvelé de fond en comble par les découvertes de son ami et les progrès de l’érudition générale. Faire entrer dans la trame d’un récit historique continu les accroissements dont l’histoire des trois premiers siècles s’était si rapidement enrichie, et restituer d’après des fragments épars la réalité vivante et le mouvement de l’Église à son origine, dépassait dans son étendue au moins les ressources d’une santé très ébranlée. Dom Guéranger s’en aperçut à temps. Bien des considérations d’ailleurs concouraient à lui faire abréger son travail. Le manuscrit devait être terminé au cours de l’année suivante et le livre donné au public en novembre 1873. Paraissant en édition de luxe, avec gravures, dessins, reproductions chromolithographiques, l’introduction et l’histoire de sainte Cécile ne formeraient définitivement qu’un seul volume qui, au lieu de conduire le récit jusqu’à la veille du concile de Nicée, s’arrêterait à la fin du deuxième siècle, négligeant Tertullien, Origène, les Philosophumena et saint Cyprien. Suppression pénible, sacrifice douloureux auquel l’auteur ne se résigna due contraint par le temps, limité par des exigences typographiques impérieuses ; suppression heureuse à tout prendre, car elle laissait à l’histoire ,de sainte Cécile, malgré le développement donné à l’introduction, toute sa valeur culminante. La vie de la vierge romaine n’eût semblé qu’un épisode et un incident au milieu d’un vaste récit historique qui se fût prolongé au delà de son martyre.

    Même réduite, l’œuvre demeurait encore immense, si l’on songe au peu de loisir que laissait à l’auteur une vie dont la souffrance et la détresse, la correspondance et le gouvernement de deux abbayes, les moines et les visiteurs se disputaient les lambeaux. Autant peut-être que les œuvres de combat qui s’étaient rapidement succédé durant le concile, la création toute pacifique de Sainte -Cécile avait appelé sur Solesmes l’attention du public chrétien : carmels et monastères aimaient à prendre le mot d’ordre auprès de dom Guéranger. De concert avec Mgr Pie et l’abbé de Ligugé, il donnait au monastère de Sainte-Croix de Poitiers ses soins qui furent bénis de Dieu : l’observance parfaite refleurit dans la maison de sainte Radegonde. En 1855, sur l’invitation de l’évêque de Séez, il avait posé et béni la première pierre de la chapelle de l’Immaculée Conception au petit séminaire. La chapelle avait grandi : Mgr Rousselet voulut consacrer solennellement ce sanctuaire, le premier élevé dans notre France pour honorer le privilège de Marie et insista pour obtenir la présence et la parole de dom Guéranger. Il s’y rendit et passa par Saint-Nicolas de Verneuil, une abbaye bénédictine ancienne qui se tournait, elle aussi, vers Solesmes et son observance.

    L’évêque d’Angers était alors Mgr Freppel. Homme d’initiative puissante et étendue, soucieux comme évêque et comme patriote de relever en France une haute éducation intellectuelle, il n’avait pas attendu la concession légale de la liberté de l’enseignement supérieur pour en préparer l’organe. Il le voulait établir en sa ville épiscopale. Plusieurs fois il s’était ouvert à l’abbé de Solesmes de ses grands projets. Dom Guéranger avait trop gémi de l’abaissement intellectuel où la Révolution avait laissé l’église de France pour n’être pas gagné au dessein de l’évêque d’Angers. Pour lui les universités catholiques étaient mieux encore que les héritières des écoles monastiques du premier moyen âge, qui avaient sauvé de la barbarie les lettres sacrées et profanes : elles étaient la grande voix de l’Église, maîtresse et éducatrice des peuples chrétiens ; et, avant le morcellement matériel de la France, elles avaient résumé la vie provinciale, en même temps qu’elles étaient des centres de travail, de vraie liberté, de cohésion et de chrétienne fraternité. Tout le réseau qui autrefois maintenait la société dans les provinces se composait d’intelligences ayant reçu une même culture et participé à une commune formation. C’est lorsqu’elles ont disparu, ces grandes institutions nées de la vie même de l’Église et alimentées de sa sève, que l’on peut reconnaître, à l’émiettement des peuples et à l’abaissement des doctrines, la grande place qu’elles occupaient et la fonction qui leur était dévolue. Elles étaient génératrices de doctrine, d’unité forte et fière ; à voir ce qu’elles ont fait, or. s’explique les privilèges des papes et les tendresses des rois et l’on oublie, on serait presque tenté de regretter leurs joyeuses ou turbulentes audaces.

    Aussi dom Guéranger applaudissait-il aux desseins de Mgr Freppel, lorsque, escomptant le bénéfice d’une loi qui n’était pas votée encore, au lieu de cette Sorbonne où il avait si glorieusement enseigné, l’évêque songeait à la création d’une université angevine d’existence canonique, en faveur de qui il suffisait de faire revivre les dispositions des bulles apostoliques qui l’avaient autrefois instituée. Malheureusement, de l’œuvre qu’avaient autrefois bénie les souverains pontifes Eugène IV et Clément V, il ne restait rien. Tout était à relever et l’évêque d’Angers savait trop l’évangile pour n’avoir pas supputé d’avance la somme d’efforts, les dévouements personnels et les dépenses que nécessiterait la résurrection de son antique université. Il avait très sagement compris que, dans l’état actuel de la France et avec l’obligation de trouver sur l’heure tout un personnel enseignant, des professeurs de droit, de médecine, de sciences, de lettres, de théologie, à la fois religieux et instruits, il était impossible, sous peine de se vouer à un échec certain, de constituer en France plus de deux ou trois universités libres ; et il estimait non moins sagement que ce ne serait pas trop d’un grand effort régional accompli ensemble pour réaliser dans l’ouest de la France l’œuvre conçue par lui. Tours, Le Mans, Laval avaient promis leurs concours ; mais Mgr Freppel redoutait non sans raison que Nantes et la Bretagne ne voulussent créer une œuvre rivale. L’établissement de deux universités libres, à trois heures de chemin l’une de l’autre, lui semblait devoir être néfaste et préparer à bref dé la chute de l’une ou de l’autre ou peut-être de toutes deux. Une telle rivalité, pensait-il, eût été déplorable ; elle ne pouvait que réjouir les ennemis de l’Église, et alors que Nantes n’avait eu d’université que depuis le pape Pie II, une possession de huit siècles semblait créer à Angers un titre à n’être pas dépossédé. Rome d’ailleurs encourageait vivement son entreprise.

    L’évêque d’Angers n’ignorait pas la part qu’avait eue l’abbé de Solesmes dans l’élévation de Mgr Fournier à l’épiscopat. Il savait aussi l’estime que l’évêque de Nantes professait hautement pour la personne de dom Guéranger ; il réclama le concours de son influence afin d’assurer à l’université d’Angers un appui sans lequel il croyait presque compromise la cause de l’enseignement supérieur. En même temps il sollicitait directement, par un plaidoyer très habile, auprès de Mgr Fournier, que la Bretagne reprit ses traditions anciennes et, pour ne pas éparpiller des ressources qu’il importait au plus haut point de concentrer, consentît à fermer une des nations de la nouvelle université. Il y avait un précédent puisqu’en 1849 les évêques de la province de Tours réunis à Rennes en concile avaient décrété la création à Angers pour toute la province d’une école de hautes études. Nous ne savons pas ni n’avons àrechercher quels furent ou les motifs ou les influences qui semblèrent prévaloir un instant auprès de Mgr Fournier. Ni l’habileté de Mgr Freppel ni l’intervention de l’abbé de Solesmes n’eurent tout d’abord grand succès. Le chagrin qu’il en ressentit ne découragea point l’évêque d’Angers et le temps qui use tout finit par lui donner raison au moins à Nantes et à Rennes ; le reste de la Bretagne se joignit à l’université de Paris.

    A cet échec momentané vint bientôt s’ajouter un plus grave ennui. Les querelles soulevées par le concile du Vatican, nous l’avons dit, n’étaient pas apaisées encore ; nulle passion ne se range en un instant. Louis Veuillot n’avait pas posé les armes et, en même temps que sa rude verve s’exerçait contre la révolution et les complaisances qu’affectait pour elle le gouvernement, sa polémique n’avait pas consenti à se détourner des hommes qui pour lui représentaient toujours l’ancien parti gallican et dont la molle politique lui semblait trahir à la fois l’Église et la patrie. Lorsque l’évêque d’Orléans en coquetterie avec M. Thiers s’associa par son vote et un témoignage formel de confiance à l’ajournement indéfini des pétitions catholiques en faveur du pouvoir temporel du souverain pontife, la France catholique eut un sursaut de surprise et d’indignation de se voir trahie par ses chefs. L’Univers, « le moniteur du catholicisme » (l’expression est de M. de Belcastel), s’étonna de ce scandaleux abandon. On pouvait penser que (Univers ne gémissait que de l’insuccès d’une campagne qui avait été menée par lui ; mais il était impossible de prêter un souci personnel à la protestation de l’évêque de Versailles, lorsqu’il écrivait à un député de l’Assemblée nationale :

    Ce qui vient de se passer à Versailles est une nouvelle douleur ajoutée à toutes nos poignantes douleurs. Pourquoi les réclamations de plus de cent mille catholiques sont-elles écartées d’une manière si leste et si peu digne ? Il y a des hommes qui par leur position et leur caractère devraient être les premiers à la brèche et y entraîner tous les bons. Ils ont du talent et de la célébrité. Ils pourraient faire beaucoup pour le triomphe des principes, mais on ne sait quelle crainte les arrête tout à coup. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est pour nous un mystère. Auraient-ils quelque vue surhumaine que nous n’avons pas ou bien se seraient-ils mis par leurs antécédents dans l’impossibilité de servir utilement l’Église 17  ?

    Ces paroles désignaient presque nommément Mgr Dupanloup. Aux félicitations nombreuses qui accueillirent sa protestation, Mgr Mabilo put comprendre qu’il avait dit la pensée de la France catholique. L’Univers donna de la publicité et des commentaires à cette lettre. Un peu plus tard survint une conversation avec le R. P. Petetot, supérieur de l’Oratoire, au sujet d’éloges sans réserve que le P. Perraud avait décernée en So, bonne à la mémoire du P. Gratry. Le P. Petetot n’était pas un ennemi ; il enveloppait la leçon dans l’éloge en disant à Louis Veuillot :

     « Me sera-t-il permis d’exprimer un vœu qui me tient fort au cœur ? Combien je serais heureux et d’autres avec moi de voir la noble cause de l’Église qui nous est si chère, défendue avec des armes toujours parfaitement dignes d’elle ! Elles n’en deviendraient selon moi, dans des mains comme les vôtres, que plus redoutables et plus puissantes 18 » A la fin de cette conversation demeurée toute courtoise, Louis Veuillot écartait les compliments : « Si j’ai quelque crédit parmi les catholiques, disait-il, je ne le dois pas à la facilité de tourner des phrases mais à la volonté de rester dans le bon chemin 19 »

    Cette bonne volonté allait être mise à une dure épreuve. Le 13 avril, en réponse à une adresse de plus de quatre cents pèlerins venus de tous les pays de l’Europe, Pie IX s’était plu à jeter un regard sur les nations représentées devant lui. Lorsqu’il vint à la France :

    Je bénis cette nation généreuse, dit-il. Il y a chez elle un parti qui redoute trop l’influence du pape : ce parti devrait reconnaître que sans humilité on ne peut gouverner selon la justice. Il y a un autre parti opposé à celui-ci, lequel oublie totalement les lois de la charité, et, sans la charité on ne peut pas être vraiment catholique. A celui-là donc je conseille l’humilité, et à celui-ci la charité 20 .

    L’Univers n’était que désigné. Il eut la rare et grande sagesse de s’avouer touché

    Nous sommes des enfants d’obéissance, disait-il non sans émotion : notre principale et unique affaire est d’obéir. Si donc le juge estime que notre œuvre ne peut plus recevoir de nous le caractère que réclame l’intérêt de l’Église, elle sera terminée et nous disparaîtrons 21

    Attaqué de tous et publiquement désavoué par son chef, Louis Veuillot était atteint au cœur. Du Lac demeura plus calme. Dans une lettre à dom Guéranger, il laisse voir que le dur avertissement tombé des lèvres du pape était atténué par les indices très visibles d’une’ entente avec le gouvernement comme par l’annonce de la lettre pastorale d’Orléans portant enfin publication des constitutions dogmatiques du concile du Vatican 22 . L’abbé de Solesmes se fit un devoir d’amitié de consoler et d’encourager Louis Veuillot. Nous devons ajouter que Rome s’efforça d’adoucir dans la suite et de cicatriser la blessure qu’elle avait faite ; l’évêque d’Orléans publia sa lettre pastorale le 29 juin 1872.

    Une autre douleur atteignit un peu plus tard et la rédaction de l’ Univers et l’abbé de Solesmes.

    Notre pauvre du Lac est bien malade, écrivait Louis Veuillot, et nous craignons. Vous savez, mon père, tout ce que nous perdrions. Dans vos prières pour du Lac, ne nous oubliez pas. Il n’y a rien de nouveau de Rome, et je pense que notre triste affaire est terminée le mieux qu’elle pouvait l’être, par le silence. Je reste en présence d’un second bref qui approuve la conduite, confirme le reproche et me dit de continuer avec la même énergie 23 .

    On put croire un instant que les prières de Solesmes unies à celles de ses nombreux amis obtiendraient à du Lac un retour de santé ; mais il fut bientôt visible que l’amélioration était précaire. Il vit venir la mort avec la ferme sérénité du chrétien.

    Parfois sa raison est comme traversée d’éclairs de délire qui font voir la constante préoccupation de son esprit, disait Louis Veuillot. II donne des idées d’articles pour les choses du moment ; il croit lire des journaux et demande que l’on prenne note des arguments qu’il en tire, il insiste pour que l’on fasse passer un article imaginaire qu’il vient, dit-il, de corriger… Je voudrais espérer que Dieu nous le gardera. Je me fais pourtant conscience de chercher à le retenir : il est bon et opportun que les justes s’en aillent au bon Dieu 24

    Un moine de Solesmes veilla à son chevet, comme pour représenter l’abbaye absente auprès de celui qui de cœur et d’esprit n’avait cessé de lui appartenir et qui vécut et mourut pauvre. Il rendit son âme à Dieu le 7 du mois d’août dans sa soixantième année. Louis Veuillot lui rendit un hommage ému le 10 du même mois. Son article, une oraison funèbre, vraie, éloquente, chrétienne, commençait ainsi

    Nous sollicitons les prières de l’Église pour l’âme immortelle de Jean -Melchior du Lac et d’Aures, comte de Montvert, notre collaborateur, notre maître et notre ami. Il a travaillé quarante-six ans pour la sainte Église, et de tout ce long travail il n’a recueilli en ce monde que l’austère joie de s’en acquitter et de remplir d’autres devoirs. Et nous qui l’avons pratiqué pendant trente-cinq ans, heureux d’une amitié qui fut vieille dès le premier jour, pleins de respect et d’admiration, nous ensevelissons avec larmes ce grand serviteur, ce grand humble, ce grand pauvre de Jésus-Christ.

    On lut partout avec émotion cette page de l’écrivain catholique. On avait peu parlé de du Lac durant sa vie, tant le monde s’était prêté au parti pris d’humilité dont il s’enveloppait ; à sa mort, il fut loué de tous, et nulle voix discordante ne s’éleva contre lui. Dom Guéranger n’avait cessé de l’aimer comme un fils ; il l’estimait comme un saint. Ce lui fut une consolation que la disposition divine qui avait ravi du Lac à sa cellule pour en faire le modèle du journaliste chrétien.

    Vous ai-je dit, écrivait Louis Veuillot à dom Guéranger, avec quelle joie il avait reçu une lettre de vous dans le commencement de sa maladie ? Il se la fit lire et recommanda de la lui garder. Je crois qu’il n’a aimé personne autant que vous, avec autant de cœur et de confiance.

    Il a eu de belles funérailles. La presse s’est su mauvais gré de ne l’avoir pas connu et se sent maintenant fière de lui. Il a prêché une bonne fois de sa personne et il s’en va dans une véritable auréole. Pauvre ami ! Il a fallu que cette parole de Rome vînt l’atteindre à cause de moi, lorsqu’il allait mourir. Je me rappelle qu’un jour, sur un trait analogue, je lui disais : « Vous conviendrez que c’est vexant ! » Il me répondit : « Eh bien ! on est vexé » J’ai lu bien des gros livres d’âmes pieuses qui m’ont été moins secourables que ce seul mot. C’est lui qui m’a appris pour jamais l’art si nécessaire de savoir être vexé. Et je l’ai pratiqué.

    J’avais fait copier pour la publier la lettre que vous m’avez écrite après sa mort. Je me suis aperçu que votre bonté s’était davantage occupée de moi et j’ai mis la lettre de côté ; elle servira pour ma mort à moi… Adieu, mon révérend père, vous savez avec quels sentiments tendres et respectueux je vous suis dévoué, encore ici élève de du Lac. Regardez-moi comme un reste de lui 25

    Quelques jours plus tard, Louis Veuillot venait à Solesmes se reposer un instant de son travail et de ses émotions. De ses conversations avec l’abbé de Solesmes, il recueillait de précieuses corrections historiques. Il est tel article du journal sur la Saint-Barthélemy où, à défaut même de toute preuve directe, il nous serait aisé de reconnaître l’inspiration de dom Guéranger 26

    La France connut à cette époque une sorte de renouveau de l’esprit religieux. On était sorti de terribles épreuves ; la nation avait été remuée jusque dans ses plus secrètes profondeurs. Tout n’était point fait encore, on le sentait, mais bien des âmes se tournaient vers Dieu, pleines à la fois de reconnaissance et d’anxiété, et sollicitaient de lui dans un admirable mouvement de supplication le surcroît de miséricorde requis pour ramener la nation à la plénitude de l’esprit chrétien. On avait dit que les moines n’étaient plus de notre temps et que les pèlerinages avaient cessé d’être dans nos mœurs. Axiomes de politiques à courte vue qui limitent hautainement la vérité à ce qu’ils aiment et la réalité à ce qu’ils peuvent en apercevoir ; formules dogmatiques répétées à l’aventure et toujours si près d’être démenties par les faits.

    Les pèlerinages avaient cessé d’être dans nos mœurs ; mais d’un bout de la France à l’autre, un courant inconnu portait les flots des pèlerins aux sanctuaires de Lourdes et de Paray -le -Monial. Les institutions religieuses avaient fait leur temps ; c’étaient œuvres surannées et sans adaptation avec les mœurs d’aujourd’hui ; et cependant l’abbé de Solesmes était obligé de se défendre contre les instances de l’évêque de Rodez qui voulait remettre en ses mains l’église et le trésor de l’ancienne abbaye de Conques dans le Rouergue 27 , et contre les pressantes invitations de l’évêque d’Angers qui l’appelait à faire revivre le monastère de Saint-Maur de Glanfeuil 28 Les héritages dispersés venaient vers lui ; les vieilles abbayes qui depuis trois quarts de siècle dormaient dans leur tombeau semblaient se réveiller de leur poussière, invoquer son appui et redemander à ce rejeton de la vie bénédictine un peu de sève pour se relever et revivre. Quelque douleur qu’il en éprouvât, dom Guéranger ne pouvait que se dérober à toutes ces offres, non que l’âge le décourageât d’aborder des couvres dont il ne verrait pas la maturité, mais faute d’hommes et faute de ressources. La détresse pesait du même poids sur l’abbaye mère et sur ses deux fondations, Ligugé et Marseille.

    Au lieu de créer des monastères nouveaux, dans la pénurie où il vécut jusqu’à la dernière heure, l’abbé de Solesmes avait fort à faire de défendre et de maintenir des monastères qui se développaient à grand’peine, heureux néanmoins au sein de sa pauvreté de saluer, et la personne de dom Bernard Moreau, l’abbé que Rome donnait à l’abbaye de la Pierre -qui -vire ; heureux de voir la jeune congrégation allemande dont il avait aidé les premiers pas s’établir aux portes de la France, dans la riche province de Namur, à Maredsous ; heureux aussi, lorsque la Providence lui donnait d’aider l’évêque de Nantes dans la fondation de l’église collégiale de Saint- Donatien. Mais il regarda comme une bénédiction plus personnelle encore la nouvelle qui lui vint d’Angleterre, apportée par une lettre du P. Laurent Shepherd. Après un séjour de près d’un an à Sainte -Cécile, la prieure du monastère de Stanbrook, la R. M. Gertrude Dubois d’Aurillac, s’en était retournée avec sa compagne, la R. M. Mechtilde Knight. Mère Gertrude était française de naissance, jeune encore de profession ; tout semblait donc la défendre contre le péril d’une élection : pourtant son éminente vertu, sa haute intelligence, le bon esprit de ses sueurs, le désir de l’observance bénédictine l’emportèrent : elle fut élue abbesse le 16 septembre 1872. Pendant un quart de siècle elle devait être l’édification et la vie de son monastère et maintenir, avec la jeune abbaye de Sainte -Cécile où elle avait puisé, les plus. douces et les plus fraternelles relations.

    L’abbé de Solesmes apprit la nouvelle de l’élection avec une joie extrême. L’avenir se dessinait à ses yeux. En aperçut-il quelque chose encore, à la fin de cette même année, lorsque la profession du P. Augustin Graux, suivant celle du P. Aimé, amena à Solesmes avec M. Henri Graux Mme Anna Dambricourt et sa nièce, une orpheline de seize ans, Mlle Thérèse Bernard ? Mgr Fillion avait autorisé pour cette dernière l’entrée dans la clôture de Sainte -Cécile Ce ne fut pas l’entrée définitive.

    Mlle Thérèse Bernard venait pour observer seulement ; des considérations impérieuses la maintenaient dans sa famille. Viendraient la majorité et la profession, et Dieu montrerait à loisir ce qui était contenu en germe dans cette première visite du 9 décembre 1872.

    Il n’avait pas été possible à dom Guéranger de satisfaire aux désirs de l’évêque de Rodez ; mais Mgr Bourret n’était pas de ceux qui se découragent d’un premier refus ; il revenait à la charge.

    Je m’attendais bien un peu, mon très révérend père, à la réponse que vous avez faite à ma proposition d’établissement dans le diocèse de Rodez. Permettez -moi cependant de ne pas renoncer à mon idée première avant de vous avoir prié de l’examiner à nouveau. Vous me faites quatre ou cinq objections dont aucune ne me parait insoluble. Vous n’avez pas de monde, me dites-vous, et c’est là la principale, et vous ne pouvez pas fonder une nouvelle communauté. Permettez-moi de vous dire que l’argument n’est pas des plus convaincants. Vous avez du monde pour trois maisons, parce que vous n’avez que trois maisons : si vous en aviez davantage, la proportion du nombre augmenterait tout de suite. Il est reconnu qu’au bout de dix ans une maison a restitué le nombre de sujets qu’on lui a donnés pour la fonder, et dans le Rouergue, soyez convaincu qu’au bout de dix ans vous auriez doublé et triplé les sujets que vous m’auriez d’abord envoyés.

    Et le bon prélat poursuivait écartant l’une après l’autre les difficultés élevées par dom Guéranger, pour conclure ainsi :

    Pourquoi, mon révérend père, ne feriez-vous pas le voyage de Rodez ? Pourquoi ne voudriez-vous pas voir ce pays et son évêque qui vous accueilleraient l’un et l’autre avec empressement ? Nous irions à Conques ensemble, vous verriez, nous examinerions ce qu’il est possible de faire et vous vous prononceriez avec plus de connaissance de cause 29

    Et voici que l’évêque insiste quelques jours plus tard.

    Mon très révérend père, notre curé de Conques vient de mourir. L’église de Sainte- Foi vous attend. Je vous assure que vous manquez là une occasion de relever le culte dans votre ordre et de le recruter, que vous ne rencontrerez jamais plus belle 30

    L’évêque de Rodez avait raison ; mais l’abbé de Solesmes se heurtait à l’impossibilité, et il fallut que, pour écarter de telles offres, l’impossibilité fût réelle. Son embarras s’accroissait de tout ce qu’il ne pouvait dire par une sorte de pudeur secrète qui interdit de livrer à l’extérieur la confidence d’une grande détresse. Souffrir et travailler sans relâche, telle fut la devise de sa vie à cette heure même de la vieillesse où les plus vaillants consentent à se reposer.

    Le travail m’accable et ne me laisse pas de relâche, écrivait-il. J’ai eu le malheur de consentir à un grand travail qui doit me tenir jusqu’à la fin de novembre. Avec tout cela, ma santé ne marche pas, l’hiver a été sans gelée et chaque année la gelée était pour moi un renouvellement de force. Ajoutez soixante-dix moines environ, deux monastères au loin, Sainte -Cécile qui compte trente personnes, les hôtes, les retraitants, les pénitents dans un pays que j’habite depuis quarante années, et vous comprendrez combien toute correspondance régulière m’est difficile.

    Il y avait parfois un jour de délassement, par exemple lorsque Louis Veuillot poussait jusqu’à l’abbaye ; alors on causait de politique chrétienne. Napoléon III venait de mourir ; le parti monarchiste demeurait divisé par cette question du drapeau blanc ou du drapeau tricolore, soulevée déjà quinze ans auparavant par les soins de Mgr Dupanloup et qui venait de renaître grâce à lui. Après entente avec les princes d’Orléans et le comte de Falloux, il avait, le 25 janvier 1873, adressé au comte de Chambord une lettre où il prenait avec le chef de la maison de France l’accent délibéré et les airs de sommation qu’il n’avait pas oubliés encore depuis le concile.

    Si jamais un pays aux abois a demandé dans celui que la Providence, lui a réservé comme sa suprême ressource des ménagements, de la clairvoyance, tous les sacrifices possibles, c’est bien la France malade et mourante. Se tromper sur cette question si grave, se faire, même par un très noble sentiment, des impossibilités qui n’en seraient pas devant Dieu, serait le plus grand des malheurs 31

    Il était surprenant de voir la France malade et mourante, au jugement de Mgr Dupanloup, faire des conditions à celui qui demeurait d’après lui sa suprême ressource. La réponse du prince fut d’une souveraine dignité.

    Il m’est permis de supposer par vos allusions, monsieur l’évêque, qu’au premier rang des sacrifices regardés par vous comme indispensables pour correspondre aux vœux du pays, vous placez celui du drapeau. C’est là un prétexte inventé par ceux qui, tout en reconnaissant la nécessité du retour à la monarchie traditionnelle, veulent au moins conserver le symbole de la Révolution…

    Je n’ai ni sacrifice à faire, ni conditions à recevoir. J’attends peu de l’Habileté des hommes et beaucoup de la justice de Dieu. Lorsque l’épreuve devient trop amère, un regard sur le Vatican ranime le courage et fortifie l’espérance. C’est à l’école de l’auguste captif qu’on acquiert l’esprit de fermeté, de résignation et de paix, de cette paix assurée à quiconque prend sa conscience comme guide et Pie IX pour modèle 32

    Ces dernières paroles portaient d’autant plus sûrement que Mgr Dupanloup avait invité le comte de Chambord à solliciter l’avis du souverain pontife ; et l’évêque d’Orléans attachait un prix extrême à la solution, puisque pour l’obtenir conforme à ses vues il avait écrit au cardinal Antonelli et au souverain pontife. Pie IX avait lu la lettre et écrit en marge : Non responsione sed commiseratione digna
33

    Par un concours heureux, l’évêque de Poitiers était à Rome en même temps que M de Vanssay ; l’historien de Mgr Pie nous a appris comment l’évêque devenu pour un instant le conseiller du trône rédigea sur la prière de M. de Vanssay le programme général d’une royauté et d’une politique chrétiennes 34  ; mais c’était très précisément la royauté et la politique que les chefs de l’école libérale prétendaient écarter au moyen de l’incident du drapeau. Ne serait-ce pas un souvenir de cette excursion d’un instant sur le terrain de la politique, un écho à l’invitation de gouverner hardiment qu’il avait donnée à l’exemple de Bossuet et aussi un douloureux pressentiment que nous trouvons dans les paroles do l’évêque de Poitiers à son peuple

    L’expérience dira, si elle ne l’a pas assez dit encore, ce que les nations auront dû de stabilité, de prospérité, de liberté à ces monarchistes éprouvés, dont le système exclut simplement toute volonté sérieuse du monarque et par suite tient assez volontiers sa personne à l’écart, quand elle ne se montre pas suffisamment disposée à se laisser annuler 35

    « Mon bien cher père, écrivait Mgr Pie, je désire aller vous voir en me rendant à Laval, au sacre de Mgr Sebaux. Serez-vous chez vous vendredi soir, 2 mai 36  ? » C’était la première fois depuis la fondation de Sainte -Cécile. que l’évêque de Poitiers revoyait Solesmes, et on se souvient peut-être qu’il avait conçu quelque inquiétude que cette fondation nouvelle ne nuisît à l’Année liturgique et à la Vie de saint Benoît. II vint comme il s’était annoncé ; il regarda attentivement et après examen déclara préférer à toutes les fondations de dom Guéranger cette dernière fondation, comme lui ressemblant plus que les autres. Peu de temps après, il fit parvenir à Mme l’abbesse de Sainte -Cécile un exemplaire de ses œuvres, avec ces mots

    
 

     « Souvenir d’une visite à l’abbaye de Sainte -Cécile en stipulation d’un souvenir au nécrologe de l’abbaye après ma mort.

    Louis- EDOUARD, évêque de Poitiers, 3 mai 1873. »

    

    « Pendez-vous, écrivait de son côté l’abbé de Solesmes à dom Gardereau alors absent : nous avons eu Mgr de Poitiers deux jours et vous n’y étiez pas 37 » Et à Louis Veuillot : « Mon très cher ami, Mgr de Poitiers, que nous avons eu ici quelques jours, serait heureux de voir insérer dans l’Univers son homélie du jour de Pâques. L’exemplaire que je vous adresse de sa part est corrigé de sa main ; d’où vous conclurez qu’il désire beaucoup l’insertion. Je ne la désire pas moins que lui 38 » Sans doute l’Univers estima que l’homélie était trop ancienne déjà et d’ailleurs trop connue pour avoir besoin d’être reproduite. Le mois de mai de cette année 1873 fut d’ailleurs plus que tout autre riche en incidents politiques considérables. A la même heure des élections partielles montraient nettement le progrès du radicalisme, tandis que M. Thiers, après avoir prononcé son intimation fameuse à la république d’être conservatrice ou de n’être pas, devenu par ses habiletés mêmes le prisonnier de la gauche, entrait ouvertement en conflit avec la portion conservatrice de l’Assemblée nationale, donnait sa démission au sortir de la séance du 24 mai et laissait la présidence au maréchal de Mac- Mahon. Un nouveau ministère était constitué dont le chef était le duc de Broglie. Quelques jours après, un pèlerinage national réunissait aux pieds de Notre-Dame de Chartres plus de quarante mille pèlerins, cent quarante députés de l’Assemblée nationale, des officiers en grand nombre, quatorze évêques. A défaut de l’homélie de Pâques, l’Univers inséra le discours prononcé à Chartres par Mgr Pie. Jamais le politique chrétien, l’évêque pieux et fort, le fils et le client de Notre-Dame de Chartres ne fut mieux inspiré.

    Les affaires publiques obéissaient à des pensées moins hautes. Avec le duc de Broglie, le libéralisme était monté au pouvoir. Le message présidentiel, signé Mac- Mahon mais écrit par le président du nouveau conseil des ministres, ne contenait que la plus pure doctrine parlementaire. Oublieux de leur propre expérience, les hommes qui prétendaient gouverner et sauver le pays mettaient une sorte d’obstination à se diminuer eux-mêmes, à s’incliner devant des fétiches et à se priver en une heure décisive de la vigueur que leur eût donnée cette vérité chrétienne qu’ils n’osaient proclamer tout entière. Il n’était pas question de l’Église ; le nom de Dieu n’était prononcé qu’à la faveur d’une interjection ; le « magistrat chargé du pouvoir exécutif » se regardait comme le délégué de l’Assemblée, en qui réside l’autorité véritable et qui est l’expression vivante de la loi. Ceci une fois entendu, il était non seulement superflu, mais il était provocant de dire que le gouvernement devait être et serait énergiquement et résolument conservateur, puisqu’il était au pouvoir de l’Assemblée, par le simple jeu d’un déplacement de majorité, de signifier au gouvernement le devoir de se soumettre ou de se démettre. Une fois de plus la France était le sujet, l’âme élue sur qui on expérimenterait la doctrine libérale ; l’effort de la prière nationale devait finalement échouer contre cette prétention.

    Les constitutions de la congrégation de Beuron avaient été soumises à Rome à un examen prolongé. Au bout de quinze mois d’études et de lenteurs, elles obtinrent enfin l’approbation pontificale. L’abbé de Solesmes apprit la nouvelle avec joie, encore qu’il s’y mêlât pour lui personnellement une part de mortification ; mais il avait l’âme préparée et si bien faite. La congrégation des évêques et réguliers, apprenait-il, en laissant intact l’ensemble des constitutions, avait jugé à propos de supprimer la déclaration d’union fraternelle et sans dépendance qui eût créé un lien officiel avec la congrégation de France, pour rattacher la famille bénédictine nouvelle à la congrégation du Mont- Cassin.

    Ce changement, lui écrivait-on d’Allemagne, nous a affligés d’une manière d’autant plus vive que nos rapports avec la congrégation de France avaient été si intimes que nous lui devions une bonne part de nos institutions monastiques. Qu’il me soit permis de vous dire, au nom du révérendissime père abbé et de tous les membres de notre congrégation, que si un trait de plume a suffi à nous refuser extérieurement, pour des motifs graves sans doute, le bénéfice d’une union qui existait déjà tout entière, rien ne pourra jamais diminuer la reconnaissance ni refroidir l’affection qui nous unit aux moines de Solesmes et avant tout à Votre Paternité révérendissime. C’est avec joie que nous avons appris que Votre Paternité travaille avec une ardeur infatigable à la Vie de sainte Cécile, et nous attendons avec un vif désir l’œuvre nouvelle qui, nous assure-t-on, sera parfaite sous tous les rapports. Mais notre révérendissime père abbé me charge de demander bien humblement si notre grand patriarche saint Benoît n’a pas un peu à se plaindre de la vierge martyre ou s’il n’a rien à lui envier. Il ose m’inspirer une telle demande parce qu’il se souvient que l’un de vos fils, le cardinal Pitra, assurait que le but de votre vie était d’écrire celle du patriarche des moines d’Occident 39

    Aux yeux de l’abbé de Solesmes qui n’avait jamais demandé pour lui que d’être agréé de Dieu en esprit d’humilité, c’était fort peu de chose que le nom de Solesmes effacé des déclarations de la jeune congrégation allemande. On ne pouvait aussi facilement effacer l’histoire des premiers temps de cette congrégation, et, en tout ordre, les liens de fraternité réelle n’ont pas besoin de textes. On ne pouvait davantage ravir à la filiation solesmienne la communauté d’oblates régulières de saint Benoît, dites les Servantes des Pauvres, que le P. Camille Leduc venait de fonder à Angers. Le berceau de l’œuvre fut d’abord, après un essai à Cholet, la maison paternelle du fondateur lui-même, à Angers. Un quart de siècle a suffi à cette famille religieuse pour s’établir non pas seulement à Angers, à Paris, dans l’ouest et le nord de la France, mais pour porter en Belgique et en Angleterre, avec le spectacle de son héroïque confiance en Dieu et de sa charité, la preuve que l’esprit de saint Benoît, après avoir inspiré la vie contemplative, est apte aussi à préparer aux héroïsmes de l’action. Aussi bien une simple mention ne suffit pas : c’est à une histoire complète qu’aurait droit cette glorieuse manifestation de la charité que la sève bénédictine a produite en ces derniers temps. Mais les annales du bien s’écrivent trop lentement.

    S’il ne lui était pas toujours possible de fonder, du moins la congrégation de France pouvait recueillir dans son sein une petite institution religieuse dont l’accession l’eût fortifiée en nombre. Trente ans auparavant un jeune acolyte de Saint-Sulpice était venu à Paris entretenir dom Guéranger de son désir de vie religieuse, sans pourtant consentir à le suivre à Solesmes pour se soumettre à l’essai d’un noviciat. L’acolyte était devenu prêtre et, de retour au diocèse de Troyes, avait été mis par son évêque à la tête de la paroisse de Mesnil Saint- Loup. Tout y était à relever. L’abbé André mit sa paroisse sous la protection de la sainte Vierge, avec le vocable de Notre-Dame de la Sainte- Espérance, y organisa un pèlerinage et obtint des résultats merveilleux. Les oppositions ne découragèrent pas son zèle ; le mouvement des conversions devint tel qu’il crut pouvoir solliciter de Pie IX l’érection en archiconfrérie de la fraternité de Notre-Dame d’Espérance : il l’obtint. Il alla plus loin encore, et, sentant se réveiller en lui le désir de vie religieuse qui l’avait autrefois porté vers dom Guéranger, il s’appliqua à convertir en une sorte de monastère le presbytère de Mesnil Saint- Loup. Mgr Ravinet, évêque de Troyes, avait consenti à donner l’habit religieux à M. André et à un autre prêtre. La congrégation nouvelle était celle des bénédictins de Notre-Dame de la Sainte- Espérance, et M. l’abbé André prenait le nom de P. Emmanuel.*

    L’œuvre ne se rattachait jusque-là à aucune famille bénédictine existante et n’avait de bénédictin que lé nom. Après quelques démarches demeurées infructueuses, le P. Emmanuel pour en assurer la durée et la vie vint à Solesmes en juillet 1873 et remit entre les mains de dom Guéranger les éléments qu’il avait réunis autour de lui. Mgr l’évêque de Troyes devrait faire le reste et demander à Rome pour le petit monastère commencé à Mesnil Saint- Loup l’adoption bénédictine. Après un court noviciat, le P. Emmanuel et ses prêtres feraient profession entre les mains de l’abbé de Solesmes ; ils retourneraient à leur diocèse d’origine, et la famille bénédictine de France acquerrait ainsi un monastère de plus. Mgr Ravinet voyait le projet avec une grande bienveillance et y aidait de son mieux. L’accord entre les volontés intéressées était si complet et l’appui à Rome du cardinal Pitra était si assuré que l’agrégation semblait ne devoir subir aucun retard. Au grand étonnement de dom Guéranger, l’affaire traîna en longueur. Des négociations entamées en juillet 1873 n’obtinrent pas de solution avant le mois de mars de l’année suivante. Un rescrit pontifical autorisa alors le P. Emmanuel et l’un de ses compagnons à venir à Solesmes pour y faire un mois de retraite ou de noviciat et émettre ensuite la profession des vœux simples. Les quatre autres compagnons du P. Emmanuel étaient astreints à l’année complète de noviciat. Le rescrit terminait enfin la question demeurée si longtemps pendante ; rien ne paraissait plus devoir faire obstacle à l’adoption obtenue en principe. Pourtant c’est à dater de cette heure-là même que l’agrégation si patiemment préparée échoua finalement dans un incident inattendu qui appartient aux derniers mois de la vie de dom Guéranger, mais dont nous croyons devoir anticiper le récit.

    Le P. Emmanuel arriva à Solesmes le 2 juin 1874. Il était porteur d’un exemplaire du missel de Troyes, rédigé par le neveu de Bossuet, et que dom Guéranger désirait depuis longtemps. Le mois de noviciat commença aussitôt ; il se terminait au commencement de juillet, et déjà on était à la veille de la profession simple, lorsque dom Guéranger fut avisé, dans la liberté de la conversation, de certaines opinions théologiques auxquelles le P. Emmanuel témoignait être résolument attaché. L’abbé de Solesmes, qui sentait sa fin prochaine et qui était soucieux avant toute chose d’épargner à sa congrégation le péril des dissensions doctrinales, prit à part le P. Emmanuel et s’efforça vainement dans une longue discussion de le faire renoncer à des thèses qu’il regardait comme périlleuses ! La conviction du P. Emmanuel était réelle, sa ténacité extrême. Alors même que dom Guéranger lui laissait apercevoir que le renoncement à ses opinions si chères était une condition de l’appartenance à la famille bénédictine de Solesmes, il ne crut pas devoir passer outre ni acheter, par ce qui était pour lui une désertion doctrinale, le bénéfice de l’affiliation. Il fallut se séparer. Le P. Emmanuel partit navré, le 4 juillet, au moment où il croyait toucher son rêve de vingt années. L’abbé de Solesmes l’accompagna attristé jusqu’à la porte du monastère. Le P. Emmanuel avait conquis l’affection de tous les moines. Il demeura attaché quand même à cette maison religieuse qui l’avait écarté, et nous croyons savoir qu’à plusieurs reprises, dans la suite, il s’efforça de renouer avec les successeurs de dom Guéranger des relations si malencontreusement rompues.

    Revenons maintenant sur nos pas. C’est au cours de ces négociations avec Rome que dom Guéranger poursuivait l’Histoire de sainte Cécile commencée depuis trois ans déjà.

    Mon travail avance, écrivait-il à son ami le commandeur de Rossi, car il faut que le livre paraisse 1er décembre. J’ai encore beaucoup à faire. Ce sera un livre d’étrennes. J’ignore s’il sera goûté, car il est bien sérieux. J’ai dû laisser de côté, pour être accueilli de M. Didot, la moitié du travail que j’avais préparé. Peut-être après tout, avec l’attrait des gravures et son élégance, aura-t-il son genre de succès. Le côté polémique est dissimulé par la marche historique. Pas de discussion : une trame de faits se soutenant les uns les autres. Il va sans dire que je suis plus affirmatif que vous qui poursuivez votre rôle de critique. Je suis historien et je fais mon profit des vraisemblances, lorsque d’autres faits les appuient. Vous comprenez que je suis sans cesse avec vous ; mais combien je vous regrette et vous désire ! De temps en temps je surajoute mes petites vues personnelles ; vous en jugerez.

    Je me suis borné aux deux premiers siècles pour arriver à temps. L’épisode cécilien que je place en 178 est compris dans ma narration qui commence à l’an 42. Je m’arrête à l’an 200 et désormais, laissant de côté Tertullien et toutes ses colères, je me borne à suivre l’histoire posthume de sainte Cécile jusqu’à la découverte de son tombeau par mon ami le commandeur de Rossi 40

    Louis Veuillot vint, dom Marie- Gabriel, l’abbé d’Aiguebelle, vint, le P. Laurent Shepherd vint à son tour, mais le travail ne fut pas interrompu. Dès le 9 octobre commença au réfectoire sur les bonnes feuilles la lecture du livre attendu. La primeur en devait être réservée à sa famille monastique qui en tressaillit d’aise. De Poitiers, où il surveillait l’impression de la Vie de saint Josaphat, l’un de ses fils houssait un cri de joie :

    N’est-ce pas, mon révérendissime père, que sainte Cécile est pour nous l’avant-coureur de saint Benoît ? Le devoir de la chère sainte est de vous aider maintenant à édifier le monument de notre grand patriarche. Que faut-il faire, mon père, pour obtenir la reprise et le prompt achèvement de ce travail ? Si vous ne nous laissez pas vos derniers enseignements dans ce livre, comment vivrons-nous après vous ? Sans doute, ceux qui auront connu Joseph ne perdront pas la trace, mais sauront-ils la montrer aux autres ? Notre Solesmes ne doit pas périr, et cependant si vous ne nous laissez pas l’explication de la saints règle, nous tomberons comme les autres dans la routine moderne, et le flambeau s’éteindra 41  !

    Peut-être au lieu de simples fragments que nous possédons encore la Vie de saint Benoît eût-elle été écrite tout entière, si, au sortir de ce long travail, l’abbé de Solesmes, fatigué par l’âge, n’eût pas été contraint de sortir de son monastère, de se faire, au Mans puis à Tours, pèlerin et quêteur, pour répondre aux dures échéances que lui créait sans lui en donner avis l’humeur bâtisseuse de son cellérier. Cette fois encore, avec plus de peine que jamais pourtant, il parvint à franchir heureusement l’heure de l’épreuve ; mais il était écrit que la pauvreté extrême serait le lot de toute sa vie. Parfois, comme par une évidente ironie des choses, une largesse royale, inespérée, s’offrait d’elle-même et pour un instant rassurait l’âme naturellement confiante de dom Guéranger. Puis l’offre se dérobait ou s’ajournait à une époque ultérieure ; et, soit originalité des donateurs soit plutôt disposition providentielle, celui à qui l’on faisait espérer un million, mais pour demain, était hors d’état d’obtenir sur l’heure les quelques milliers de francs nécessaires à sa détresse d’aujourd’hui.

    Lorsqu’il rentra à Solesmes, le premier exemplaire de la troisième édition de Sainte Cécile y arriva avec lui, à l’heure précise où il voulait en faire hommage, comme un vrai chevalier, à sa chère sainte. L’exemplaire demeura sous l’autel majeur aux pieds de la martyre romaine, durant toute l’octave de sa fête. Les détails donnés jusqu’ici suffiraient déjà pour dessiner tout le caractère de cette œuvre historique et le progrès de cette troisième édition, qui était en réalité une œuvre nouvelle, sur l’édition de 1849 et celle de 1853. Cette troisième édition, intitulée :

    Sainte Cécile et la société romaine, se composait de trois parties fort distinctes entre elles. Les onze premiers chapitres étaient consacrés à l’histoire de l’Église romaine pendant les deux premiers siècles ; les six chapitres suivants formaient le commentaire historique des actes de la vierge romaine ; les sept derniers contenaient l’histoire du culte de sainte Cécile jusqu’à nos jours. Chromolithographies, planches en taille-douce, gravures, rinceaux, ornements empruntés aux catacombes, rien n’avait été épargné pour faire de ce livre un régal d’artiste. « Comme les enfants, écrivait Mgr Fillion, j’ai commencé par les images, et je n’ai admiré encore que les magnificences extérieures de ce beau livre. Les premiers loisirs dont. je pourrai disposer seront pour le texte que je lirai con amore 42 . » Les amis de Solesmes s’unirent dans un concert d’éloges avec une restriction toutefois : les uns réclamaient Saint Benoît comme étrennes de l’année 1875, d’autres sollicitaient la continuation de l’Année liturgique. Tout lecteur est égoïste et ne pense qu’à lui. Malgré le sérieux austère du livre, la presse lui fit un accueil presque enthousiaste : cinq éditions se succédèrent en peu de temps.

    A Rome le succès fut complet. Le cardinal Pitra offrit un exemplaire à Sa Sainteté. Le bref de réponse 43 témoignait, en termes fort explicites et plus précis que ceux dont Rome use en des cas semblables, de son estime pour l’œuvre et pour l’ouvrier. Le commandeur de Rossi exultait ; le succès de dom Guéranger était pour lui un triomphe personnel : avec Sainte Cécile et la société romaine, c’était une fois de plus ses propres découvertes et les richesses de la Roma sotterranea qui reparaissaient devant le public français.

    Quelle reconnaissance je vous dois pour la manière délicate et généreuse avec laquelle vous me nommez et faites honneur à mes travaux ! Les adversaires n’en seront pas désarmés. Je sais que déjà on a lancé devant le saint père quelques mots sur l’excessive déférence de dom Guéranger aux opinions étranges de M. de Rossi. Le saint père a répondu : Il libro mi place, et s’est amusé à. embarrasser l’interlocuteur à qui il était interdit de trop contredire sous peine de perdre le chapeau semi-promis 44 .

    L’exemplaire adressé à M. de Rossi portait en exergue : « A mon ami et maître » De Rossi se récriait : « Ami, soit, disait-il ; maître, non. » Et pourtant l’abbé de Solesmes maintenait son dire. « Il est véritablement mon maître, disait-il à ses religieux. Avant de le connaître, je ne jurais que par Bianchini pour les premiers siècles de Rome chrétienne. J’aurais publié la suite des Origines de l’Église romaine avec des inexactitudes sans nombre. J’avais parcouru les catacombes en 1837 et en 1843 ; mais je n’y avais rien vu. Nul ne m’en avait donné la clef ; elle m’est venue de lui. » Et même au milieu de son grand succès, il portait au cœur une souffrance de voir son ami exilé de ces catacombes romaines qui étaient sa conquête et son royaume.

    Que de fois, mon cher ami, lui écrivait-il, ma pensée se porte vers vous et vers vos chères catacombes devenues muettes et inabordables ! Je vieillis et il m’est bien dur de voir ainsi s’arrêter des travaux dont l’intérêt et l’importance étaient pour moi au-dessus de tout ce qui se produit dans le monde de la science chrétienne 45

    Aussi lui était-ce une joie d’apprendre que si le troisième volume de la Roma sotterranea mettait de la lenteur à paraître, si la liberté des recherches dans les catacombes demeurait encore entravée par les conditions politiques de Rome, le titre de M. de Rossi était néanmoins officiellement consacré. Il fut sur ces entrefaites nommé secrétaire de la commission d’archéologie sacrée : cette nomination concentrait en ses mains tout le pouvoir exécutif de la commission. L’archéologie chrétienne y devait gagner. Lorsque la seconde édition de Sainte Cécile lui parvint avec la même flatteuse dédicace de la première, il protesta de nouveau.

    C’est trop, écrivait-il, et j’aurais aimé avoir un exemplaire à présenter et à faire lire à tant de personnes qui me le demandent, sans devoir leur mettre sous les yeux une expression que votre modestie et votre grande amitié pour moi vous ont suggérée, mais qu’en conscience je ne puis admettre. Vous êtes le maître de vous-même et d’une grande école qui vous suit, et vous puisez, comme les maîtres savent faire, aux meilleures sources parmi lesquelles mes découvertes archéologiques et nos recherches communes peuvent prendre leur place sans rougir, mais seulement leur place.

    M. Guignard, le bibliothécaire de Dijon, l’ami des anciens jours, nous semble avoir résumé la pensée de tous dans les félicitations qu’il adressait à dom Guéranger.

    Votre Paternité a terminé 1873 d’une manière brillante en élevant à sa chère sainte un monument véritablement oere perennius. Je ne crains pas de dire que cette splendide édition est un signe du temps. Il y a vingt ans seulement, quel éditeur eût osé lancer un tel livre et surtout la maison Didot eût-elle songé à l’accepter ? Quelle triomphale réception sainte Cécile va-t-elle vous préparer dans le ciel ! Mais nous demandons à Dieu que cette bonne sainte y mette le plus long temps possible, afin que vous puissiez nous donner encore beaucoup de fruits de votre pleine maturité. Saint Benoît sera jaloux si vous le traitez moins solennellement que sainte Cécile. Noblesse oblige ; vous voici obligé de nous donner Saint Benoît illustré 46

    Ceux qui conviaient l’abbé de Solesmes à un travail nouveau ne semblaient connaître assez ni son âge, ni sa fatigue, ni les devoirs que lui imposait sa maison. Surtout ils feignaient d’ignorer que pour écrire, il faut premièrement du loisir ; du loisir, la vie de dom Guéranger n’en connut pas, si ce n’est au cours des heures disputées au repos de la nuit. le labeur de trois ans que lui avait coûté sa dernière œuvre l’obligea à quelques ménagements pour sa santé très éprouvée. Sans abandonner la pensée. de mener à terme des œuvres dont il sentait que les âmes chrétiennes recueillaient avidement le bénéfice, il laissa pourtant sa vie entrer dans le repos et le silence.

    A côté de lui plusieurs attendaient encore et prédisaient avec assurance le retour du comte de Chambord. Avec l’évêque de Poitiers, il avait souhaité, sans trop oser l’attendre, la restauration d’une monarchie chrétienne ; il ne s’étonna pas de voir s’évanouir peu à peu, sous l’effort habile et tenace du triumvirat libéral formé par M. de Falloux, M. de Broglie et l’évêque d’Orléans, toutes les chances de la royauté traditionnelle et les espérances qui firent un instant tressaillir le cœur de la France. Question du drapeau, fusion avec la branche cadette, abdication du comte de Chambord en faveur du comte de Paris, demandes d’explications, députations multiples n’étaient qu’une série d’incidents provoqués par les hommes du centre droit, si enivrés de leurs préjugés qu’ils n’aperçurent pas l’abîme où la déviation créée par eux entraînerait la France. Les avertissements ne manquèrent pas.

    L’heure est solennelle et pleine de périls, disait l’évêque de Poitiers. Partout autour de nous, les cœurs sont partagés entre le sentiment de la crainte et celui de l’espérance. La persuasion universelle est que nous touchons à une solution qui peut décider du sort de la France dans des sens très divers, et qui devra peser d’un grand poids sur les intérêts généraux de la société chrétienne.

    Or, ajoutait-il avec une nuance de découragement, à ne considérer que les pensées et les dispositions de ce qu’on nomme les classes dirigeantes, toutes les chances subsistent en faveur du mal. Comment seraient-ils des guides sûrs, quant aux questions pratiques de second ordre, ceux pour qui la question première et principale n’existe pas encore ? Gens avisés qui pensent à tout, hormis à Dieu… et qui, ne semblant pas soupçonner le vice radical de nos institutions, sont toujours prêts à recommencer les mêmes expériences qu’attendent les mêmes châtiments divins. Or, c’est se moquer de l’être nécessaire que de se poser socialement en dehors de lui. Depuis l’Incarnation du Fils de Dieu, le gouvernement de l’ordre moral ne peut être que le gouvernement de l’ordre chrétien. Aussi longtemps que les droits de Dieu et de son Christ seront méconnus ou passés sous silence, la confusion régnera par rapport à tous les droits secondaires, et cette confusion propice aux complots du despotisme ou de l’anarchie nous reconduira une fois de plus aux alternatives de la servitude ou de la terreur 47

    Ainsi parlaient les sages ; mais leur voix ne fut pas écoutée. Le duc de Broglie était auprès du maréchal de Mac- Mahon le vrai chef du gouvernement de l’ordre moral. II transportait dans la politique ces conceptions naturalistes que dom Guéranger lui avait autrefois reprochées dans ses écrits historiques. Bientôt, dans une déclaration d’une royale fierté, le comte de Chambord déchira les voiles et renonça à devenir le roi légitime de la Révolution. L’Assemblée fut alors invitée à donner au maréchal de Mac- Mahon la stabilité et l’autorité. Le septennat fut voté à la majorité de soixante-huit voix. Dans sept ans, pensait-on, le prince serait mort, la couronne irait d’elle-même se poser sur une autre tête. Pendant que se constituait un pouvoir qui n’avait d’autre dessein que de lui laisser le loisir de disparaître, le comte de Chambord se rendit à Versailles et, pas le duc de Blacas, fit demander à Mac -Mahon la faveur d’un entretien confidentiel. Il fut facile à M. de Broglie de montrer au maréchal que ce seul entretien serait inconstitutionnel : il refusa. Sept ans après, à l’échéance, les choses étaient tout autres, et bien des espoirs déçus.

    Le pouvoir du président ayant changé de caractère. les lois du parlementarisme voulaient que le cabinet du duc de Broglie donnât sa démission ; cette exigence de forme permit au ministère de se délester de certains éléments en désaccord avec l’orientation politique nouvelle, de la Bouillerie, Batbie, Beulé, Ernoul ; M. de Broglie demeura président du conseil et prit le portefeuille de l’intérieur. La France marcha dorénavant vers d’autres destinées et à d’autres expériences ; elles se poursuivent encore. On recueillit sans tarder les indices de la direction nouvelle. Le souverain pontife Pie IX avait adressé à tout l’épiscopat l’encyclique Etsi malta luctuosa du 21 novembre 1873, afin de dénoncer la persécution qui sévissait alors en Suisse et en Allemagne. Les mandements épiscopaux qui donnèrent au peuple fidèle communication de l’encyclique fournirent au nouveau ministre des cultes, M. de Fourtou, l’occasion d’une circulaire blâmant avec gravité des attaques « dont pourraient s’alarmer des puissances voisines ». La réponse de Mgr Freppel fut prompte et décisive.

    Ministres de l’Église, nous n’avons pas l’honneur, disait-il, d’être fonctionnaires de l’État, par la raison bien simple mais toute péremptoire que nous ne sommes à aucun degré ni à aucun titre dépositaires d’une parcelle quelconque de la puissance civile. Nous parlons et nous agissons au nom de l’Église dont les intérêts sont confiés à notre garde, et nullement au nom de l’État qui ne nous a pas chargés d’exprimer son sentiment 48 .

    A cette récusation nettement motivée, il n’y avait rien à répliquer interrogé par M. de Bismarck, le ministre français avait désormais le droit de répondre qu’il avait fait son effort, mais qu’il avait échoué devant la résistance de l’épiscopat ; l’heure n’était pas venue encore où l’on pourrait traduire devant un tribunal civil les évêques coupables d’avoir fait leur devoir.

    Un autre incident se produisit bientôt qui accentua la signification du premier. Le 8 mars 1871, entre la guerre qui venait de finir et la Commune qui allait commencer, lorsque l’Univers de Bordeaux avait publié l’inscription de la Roche -en- Breny, l’attention publique fortement sollicitée ailleurs n’y avait trouvé aucun intérêt. Il en fut autrement lorsque Louis Veuillot, dans les premiers jours de 1874 49 , s’en vint altérer par un amer souvenir la joie du triomphe politique naguère remporté par M. le duc de Broglie. Rappeler un mince épisode qui remontait à plus de dix ans en arrière ne pouvait être attribué au plaisir, très explicable dans un journal d’opposition, de taquiner le pouvoir, moins encore à un dessein de malignité. Les signataires de l’inscription de la Roche-en- Breny, lés tenants de I’Église libre dans l’État libre, désavoués par le Syllabus et par le concile, étaient pour la plupart hors de cause : Montalembert était mort ; l’évêque d’Orléans avait enfin fait acte d’adhésion au concile ; Cochin et Foisset s’étaient soumis ; M. de Falloux s’était ostensiblement du moins retiré de la vie politique. De tout le cénacle libéral réuni le 13 octobre 1862, un seul membre n’avait pas encore renoncé au programme d’autrefois : c’était celui-là même qui absent de corps avait tenu à faire constater lapidairement qu’il était présent d’esprit et en un certain sens plus engagé que les autres dans la coalition.

    Aujourd’hui et à la faveur des circonstances, le duc de Broglie se trouvait investi d’un pouvoir considérable. Il était devenu sinon le premier au moins le second personnage de France : de fait, il était à la tête du gouvernement ; avant de le maintenir au pouvoir et de s’engager avec lui, les catholiques avaient peut-être le droit de savoir ce qu’il serait pour l’Église et dans quels intérêts il userait d’une influence presque souveraine. L’anxiété qu’inspirait aux catholiques le passé de M. de Broglie s’augmentait encore à la vue des ambassadeurs que le nouveau gouvernement avait choisis pour le représenter dans deux pays qui appliquaient à leur gré la formule libérale : l’Église captive dans l’État persécuteur. Quel appui l’Église pouvait-elle attendre de Lanfrey en Suisse, de Fournier en Italie ? Une première question n’obtint nulle réponse. Louis Veuillot n’était pas homme à se décourager ; il posa de nouveau la question. Une fois de plus il mit hors de cause ceux qui étaient morts et s’étaient soumis avant de mourir.

    Mais, ajoutait-il, M. le duc de Broglie est vivant ; même il vient de renaître comme ministre. Nos plus chères affaires lui sont confiées et nous n’avons de lui aucun acte constatant qu’il n’appartient plus au parti très actif de l’Église libre dans l’État libre selon Cavour. On conviendra que nous sommes intéressés à marquer le point d’où il est parti, pour savoir où il va et où il peut arriver 50 .

    Si justifiée qu’elle fût, l’insistance du journaliste déplut vivement. Le gouvernement y vit de l’indiscrétion et se promit de l’en faire repentit. Quelques jours plus tard, l’Univers 51 publia dans ses colonnes le mandement de Mgr l’évêque de Périgueux portant publication de l’encyclique Etsi multa luctuosa. Le ministère de M. de Broglie, impuissant contre les évêques, se souvint qu’il était du moins armé contre le journal qui osait accueillir et répandre leur parole. En vertu de l’état de siège, un arrêté du général gouverneur de Paris supprima pour deux mois la publication et la vente du journal l’Univers. Sans doute la vengeance eût porté plus loin et jusqu’à la suppression totale, si nombre de députés n’étaient allés sur l’heure demander des explications et provoquer la levée de l’interdit. M. de Broglie donna des paroles et des assurances ; mais l’arrêté ne fut pas retiré. Il fut démontré que le président du conseil se souvenait trop ; peut-être aussi avait-il besoin du silence de l’Univers pour laisser s’accréditer le récit de M. l’abbé Lagrange fit alors dans le Correspondant de ce qu’il avait vu et entendu lors de la réunion de la Roche-en- Breny. Ce récit avait pour titre : Une page de la vie de M. de Montalembert 52 .

    Deux mois s’écoulèrent ; l’Univers reparut 53 portant en première page une lettre de Pie IX bénissant Louis Veuillot de sa constance et de sa fermeté. La polémique allait-elle recommencer ? L’abbé de Solesmes n’hésita pas à le conseiller et, après avoir félicité son ami de la vocation religieuse de sa fille, le rappela au combat. «C’est une question d’honneur, disait-il, et si vous avez besoin de quelques notes, je suis à vous 54 . »Louis Veuillot n’avait guère besoin d’être sollicité ; il répondit à dom Guéranger courrier par courrier :

    Oui, vraiment, mon révérend père, je veux suivre l’affaire de la Roche-en- Breny et je serai heureux de vous avoir pour guide. J’allais justement vous écrire à ce sujet et j’ai déjà trop tardé. Mais depuis quelques jours, je n’ai plus guère ma tête à moi. Je me suis trouvé tout à coup dans l’état d’un parfait bourgeois qui ne veut pas que le bon Dieu se permette d’avoir des vues sur sa fille. Je me figure que mon enfant est à moi ; j’ai des idées contre les moines, les religieuses et le régime des couvents : j’en blâme la nourriture, le régime et tout… L’animal est blessé dans le cœur. Le bon Dieu me prend ma fille, voilà le fait ; et il faut bien que ce soit lui pour que je ne me fâche pas. Il est vrai qu’aux premiers bruits, il y a longtemps, je l’avais offerte de bon cœur, même av» une grande allégresse ; mais je croyais que cela n’arriverait pas. Oui, mon père, cela est admirable, surnaturel, divin ; mais que cela est dur dans les premiers moments ! A présent, je sais que le vrai travail de l’homme est de creuser sa tombe et que jusque-là il n’a rien fait. Adieu, mon révérend père. J’espère aller vous voir dans une quinzaine de jours. Priez pour moi 55

    Les notes ne venaient pas assez tôt au gré de Louis Veuillot ; il s’efforçait de hâter l’envoi.

    Mon révérend père, je commence à être très pressé. L’évêque d’Orléans s’en va à Rome avec l’abbé Lagrange. C’est le moment. Je voudrais qu’il me fût possible de partir samedi (11 avril), mon article :ait ; par conséquent il me faudrait vos notes vendredi matin. Ayez la bonté de me les adresser, rue de Varennes, 21. J’ai besoin de prendre l’air et de distraire un peu la fille qui me reste. J’irai à Tours, au Mans, chez les petites sœurs des pauvres et à Solesmes Tout cela me prendra bien huit jours. Je ne peux remettre l’abbé Lagrange si loin 56

    Les notes vinrent comme elles étaient promises et M. Lagrange out son tour de faveur le 15 avril. Louis Veuillot vint à Solesmes et en repartit consolé.

    Je suis bien enchanté, écrivait-il, d’avoir une occasion de vous remercier sitôt en arrivant à Paris. Que Solesmes est beau ! Que Solesmes est aimable ! Quand j’en reviens, je me demande toujours pourquoi je n’y passe pas. tout mon temps. C’est parce que je suis bête. Hélas ! je le sais bien…

    Je suis tendrement, mon père, votre hôte très dévoué et votre serviteur très reconnaissant. Si mon nom vient sur vos lèvres à la récréation, laissez-le passer, et dites, s’il vous plaît, combien j’aime tout ce qui est à vous 57

    Sur ces entrefaites M. de Broglie cessa d’être ministre ; et, comme Louis Veuillot l’écrivait à dom Guéranger, l’abbé Lagrange, non encore dégoûté de la polémique, adressait au rédacteur de l’Univers 58 «une lettre très longue, très insolente, et très folle, roulant tout entière sur l’inscription et dans le dessein d’établir 1 qu’elle est orthodoxe ; 2° qu’elle est interpolée ; 3 qu’elle n’existe pas et que les catholiques libéraux sont les sauveurs du monde. Tout cela est facile à réfuter, ajoute Louis Veuillot, mais l’occasion me paraît bonne pour produire l’estampage 59 » Car M. l’abbé Lagrange ayant fait cette judicieuse remarque que « la disposition des lignes est très importante en typographie » , Louis Veuillot demandait à l’abbé de Solesmes de lui fournir le dessin linéaire du texte, tel que nous l’avons donné ailleurs. Dom Guéranger possédait depuis juillet 1872 une copie faite sur le marbre lui-même. L’estampage fut donné. Les rieurs n’étaient pas du côté de M. Lagrange ; l’évêque d’Orléans en fut excédé à ce point que le 8 juin il écrivit ab irato une lettre de quelques lignes qui dans sa pensée devait clore toute la controverse.

    Monsieur, disait-il à Louis Veuillot, on met sous mes yeux le numéro de l’Univers du 31 mai dans lequel je lis, à propos de la Roche-en- Breny, ces paroles : « Les seuls témoins idoines sont les trois survivants du pacte ; et aussi longtemps qu’ils garderont le silence, aucune déposition à décharge ne peut mériter qu’on l’écoute. »

    Je suis, monsieur, un des trois survivants ; et puisque vous prétendez faire argument de mon silence, vous m’obligez à déclarer que toute votre polémique à ce sujet n’est qu’une série d’abominables calomnies.

    

    Votre très humble serviteur,

    

    FÉLIX, évêque d’Orléans 60 .

    L’abbé de Solesmes se trouva plus directement mêlé à un événement qui survint alors. En cette époque de pèlerinages et de manifestations religieuses, un groupe de dames pieuses s’étaient proposé, pour la fête de l’Annonciation, d’organiser à Notre-Dame de Paris une procession très solennelle avec salut du très saint Sacrement. Le cardinal archevêque, Mgr Guibert, s’y prêta de fort bonne grâce. Le lieu était bien choisi ; la date du 25 mars, marquée pour une grande manifestation de piété envers la sainte Vierge. Afin de déterminer les catholiques par la considération même de leurs intérêts spirituels, la présidente de l’association, Mme la vicomtesse des Cars, adressa au souverain pontife une supplique sollicitant une indulgence plénière. Rome répondit. Au lieu de quelques lignes au bas de la supplique, c’était sous la forme plus solennelle d’un bref accompagné de félicitations que Pie IX accordait l’indulgence plénière et autorisait dans toutes les églises de France une procession du très saint Sacrement.*

    Nantie de son bref, la présidente s’en alla le porter avec joie au cardinal archevêque de Paris. Mécontent qu’on se fût adressé à Rome sans passer par la voie diocésaine, Mgr Guibert refusa d’autoriser la procession et interdit l’impression du bref obtenu. Une telle décision, qui à première vue ressemblait à une boutade en ce qu’elle privait les âmes des faveurs de l’Église, impliquait encore, avec le dessein de considérer comme non avenue la concession octroyée par le souverain pontife, la méconnaissance du pouvoir immédiat et ordinaire du pape sur toute l’Église. L’abbé de Solesmes apprit le refus de Mgr Guibert et, tout en reconnaissant ce que la supplique adressée directement à Rome pouvait avoir d’insolite, il pensa néanmoins que tout fidèle avait le droit d’aller directement au père commun de tous les fidèles, qu’une faveur accordée par le souverain pontife était bien et dûment accordée et que nul pouvoir au monde ne pouvait s’opposer à ce qu’elle sortît son effet.

    Même après le chapitre troisième de la quatrième session du concile du Vatican, il restait donc encore des traces de gallicanisme pratique ; il y avait péril réel à laisser les faits prescrire contre la doctrine. Le 21 mars, fête de saint Benoît, les hôtes étaient admis à la récréation des moines. Dom Guéranger raconta l’incident. L’abbé Ausoure, ancien curé de Paris, s’éleva contre l’imprudence des dames catholiques qui avaient sollicité du pape une procession, une procession dans Paris Mais c’était à l’archevêque qu’il appartenait de juger de l’opportunité ! Mais le peuple de Paris, provoqué par cette procession, pouvait s’ameuter et piller Notre-Dame elle-même ! Dom Guéranger écoutait avec tranquillité non sans un sourire : « C’est fort triste en effet de voir piller une église, dit-il ; mais c’est plus triste encore de voir piller les principes » Et il donna un autre tour à la conversation.

    Même entravée, la manifestation à Notre-Dame eut un caractère splendide. L’immense métropole fut beaucoup trop étroite pour contenir la foule qui refluait sur le parvis. Les craintes de M. Ausoure ne furent pas justifiées, et ce fut au milieu de l’émotion religieuse la plus profonde que, se déroula l’auguste cérémonie dans son cadre incomparable.

    Nous n’avons fait que raconter, disait l’Univers par la plume de M. Auguste Roussel ; mais il aurait fallu peindre. Ces spectacles sont de ceux que l’œil tout seul peut faire comprendre à l’âme transportée. Parmi la foule qui se pressait au sortir et se félicitait, une parole que nous avons recueillie donnera l’idée de cette impression : « Moi, disait l’un des assistants, j’aurais voulu être protestant pour une minute afin de me convertir sur-le-champ 61 »

    Et pourtant, au lendemain de ces fêtes glorieuses où l’on avait senti battre le cœur de la France, l’abbé de Solesmes demeura mécontent. Il ne se résignait pas, il ne pouvait se résigner à la suppression du bref pontifical. Il avait lu qu’il y a un temps pour se taire et un temps pour parler ; se taire, dans l’espèce, lui eût semblé connivence ; il résolut de parler.

    Mon très cher ami, écrivait-il à Louis Veuillot, j’aurai à vous offrir le « Premier- Paris » pour vendredi prochain, 3 avril. Le voulez-vous ? J’ai par là un moyen de traiter à fond le bref de l’Annonciation. Comme je signerai, et je m’en fais honneur et gloire, vous ne courez aucun risque. Mais il faut absolument que la France catholique soit mise au fait, et que le concile du Vatican soit vengé. Notez que je sais la chose tout entière, comme si elle s’était passée dans ma chambre 62

    Louis Veuillot accepta. Au jour dit, après avoir rappelé le double souvenir religieux attaché à la date du 25 mars, l’Annonciation et la mort du Christ, dom Guéranger fit l’historique du bref donné par pie IX, en donna le texte et la traduction, en montra l’opportunité.

    Il est à regretter, poursuivait-il, que le bref apostolique du 13 mars, qui pouvait encore aisément circuler dans la France entière et réunir en faisceau tant de supplications et d’espérances, se soit trouvé intercepté d’une manière douloureuse et qu’il ait été ainsi privé de son cours libre et de son influence… Plusieurs villes se sont distinguées par des hommages extraordinaires envers Marie, et l’aspect qu’a offert Notre-Dame de Paris a été celui d’un magnifique triomphe ; que n’eût pas produit l’élan donné par le vicaire du Christ à notre pays, non dans les proportions d’un diocèse ou d’une province mais dans la France entière 63  ?

    L’archevêque de Paris se montra mécontent de l’article pourtant si mesuré et qui n’avait pas prononcé son nom ; il le trouva plein d’inexactitudes et d’insinuations injurieuses.

    Je ne suis pas surpris, écrivait-il à Louis Veuillot, d’un tel procédé de la part de dom Guéranger. Depuis longtemps, il a accoutumé les évêques à l’inconvenance de ses attaques ; mais ce qui m’afflige et m’offense, c’est que vous, mon diocésain, qui écrivez sous mes yeux, qui saviez ou pouviez savoir mieux que dom Guéranger la vérité des faits dans cette circonstance, vous vous soyez rendu complice d’une aussi indigne agression en l’admettant dans les colonnes de votre journal.

    Néanmoins au milieu même de son indignation, Mgr Guibert n’oublia pas les lois de la prudence ; il ajoutait aussitôt :

    Je ne vous demande pas de rectification ; il ne faut dans aucun temps, moins encore au temps présent, donner au public le spectacle de discussions qui ne profitent qu’à nos ennemis. Je me réserve de faire à ma convenance ce qui me paraîtra le plus utile à l’intérêt de l’Église et ce que pourra me commander le soin de ma dignité 64 .

    Dans la suite, il porta l’affaire devant le cardinal Antonelli. La plainte ne semble pas avoir obtenu de succès ; et lorsque vers la fin du même mois d’avril Louis Veuillot eut à revoir l’archevêque de Paris, son humeur était très adoucie. Ce n’était plus le journaliste diocésain mais le seul abbé de Solesmes qui était le coupable. Tout au plus l’archevêque gardait-il encore sur le cœur ce reproche absolument immérité d’avoir intercepté un bref pontifical, qui après tout ne lui était pas adressé, disait-il, et qu’il n’avait eu entre les mains que durant un quart d’heure à peine 65 Auprès de dom Guéranger Mgr Guibert avait racheté d’avance cette erreur d’un instant et effacé jusqu’aux traces de l’incident de suppression : au premier dimanche de carême de cette même année, le diocèse de Paris était revenu à la liturgie romaine.

  1. Lettre du 18 novembre 1870[]
  2.  ; Lettre du 1er décembre 1870.[]
  3. Oraison funèbre de Mgr Fillion, ŒUVRES de Mgr l’évêque de Poitiers, t, VIII, p. 205.[]
  4. Lettre du 4 juin 1871[]
  5. Lettre du 21 juin 1871[]
  6. Lettre du 24 juin 1871,[]
  7. Lettre du 24 mai 1872,[]
  8. []
  9. Oraison funèbre de D. Guéranger. ŒUVRES de Mgr l’évêque de Poitiers, t. IX, p. 61.[]
  10. Lettre du 4 février 1872,[]
  11. Lettre du 2 mars 1872.[]
  12. Lettre du 12 mars 1872.[]
  13. Lettre du cardinal Pitra à D. Guéranger, 20 juillet 1862.[]
  14. Lettre de M. de Rossi à D. Guéranger, 30 juillet. 1872[]
  15. Lettre de M. de Rossi à D. Guéranger, 30 juillet 1872.[]
  16. D. Guéranger à M. de Rossi, 29 juin 1872.[]
  17. Lettre du 26 mars 1872. (L’Univers, 28 mars 1872.)[]
  18. Lettre à l’Univers, 31 mars 1872. (L’Univers, 5 avril 1872.)[]
  19. L’Univers, 5 avril 1872.[]
  20. L’Univers, 17 avril 1872.[]
  21. Ibid.[]
  22. Lettre du 3 juin 1872.[]
  23. Lettre du 10 juillet 1872,[]
  24. Lettre du 16 juillet 1872,[]
  25. Lettre d’août 1872.[]
  26. L’Univers, 30 août 1872,[]
  27. Lettre de Mgr Bourret, 14 janvier 1872.[]
  28. Lettre de Mgr Freppel, 10 décembre 1872[]
  29. Lettre du 1er février 1873.[]
  30. Lettre du 16 février 1873.[]
  31. L’Univers, 25 février 1873, citant l’Espérance du peuple de Nancy.[]
  32. L’Univers, 25 février 1873 citant l’Espérance du peuple de Nancy :[]
  33. U. MAYNARD, Mgr Dupanloup et son historien M. Lagrange, 2e édit., 2e partie, p. 299, en note[]
  34. Mgr BAUNARD, Histoire du cardinal Pie (2e édit.), t. II, chap. IV, p. 504 et suivi[]
  35. Homélie pascale au retour d’un voyage ad limina, Pâques 1873, ŒUVRES de Mgr l’évêque de Poitiers, t. VII, p. 511-512,[]
  36. Lettre du 29 avril 1873,[]
  37. Lettre du 5 mai 1873[]
  38. Lettre du 12 mai 1873[]
  39. Lettre du 30 août 1873[]
  40. Lettre du 9 août 1873.[]
  41. Lettre de D. Guépin, 4 octobre 1873[]
  42. Lettre du 13 décembre 1873,[]
  43. Bref Perlibenter excepimus, 16 février 1874.[]
  44. Lettre de janvier 1874[]
  45. Lettre du 16 février 1874.[]
  46. Lettre du 31 janvier 1874,[]
  47. Lettre pastorale du 15 octobre 1873. ŒUVRES de Mgr l’évêque de Poitiers, t. VIII, p. 2-3.[]
  48. Et. CORNUT, Mgr Freppel d’après des documents authentiques et inédits, Angers, p. 253.[]
  49. L’Univers, 2-3 janvier 1874.[]
  50. l’Univers, 14 janvier 1874,[]
  51. Numéro du 19 janvier 1874.[]
  52. Correspondant, 25 mars 1874, t. XCIV, p. 1299 et suivi,[]
  53. 20 mars 1874.[]
  54. Lettre du 28 mars 1874.[]
  55. Lettre du 29 mars 1874[]
  56. Lettre du 8 avril 1874 :[]
  57. Lettre du 25 avril 1874.[]
  58. 10 mai 1874. (L’Univers, 2526 mai 1874.)[]
  59. Lettre du 14 mai 1874.[]
  60. L’Univers, 10 juin 1874[]
  61. L’Univers, 27 mars 1874[]
  62. Lettre du 29 mars 1874.[]
  63. L’Univers, 3 avril 1874[]
  64. Lettre du 6 avril 1874[]
  65. Louis Veuillot à D, Guéranger, 27 avril 1874,[]