Marie d’Agréda – 21e article

Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.

21ème article : Nouvelles attaques de la Sorbonne et des adversaires de la Cité mystique. A nouveau Bossuet. La séance du 6 août. Les adversaires de la Vierge Marie, malgré la tradition séculaire de la Sorbonne. La levée de boucliers contre la mystique espagnole et la tradition de l’Église. Les courageux défenseurs de la Servante de Dieu. Correspondance de Bossuet contre Marie d’Agréda.

 

(21e article.—Voir les n°s des 23 mai, 6 et 20 juin, 18 juillet, 1 et 15 août, 12 et 26 septembre, 10 octobre, 21 novembre, 5 et 19 décembre 1858, 16 et 31 janvier, 13 février, 13 et 28 mars, 11 avril et 15 et 29 Mai 1859 1 .)

 

    Les adversaires de la Cité mystique s’étaient flattés d’emporter d’assaut la censure du livre ; ils s’étaient trompés. L’impression du rapport de la commission, l’exil du P[ère] Mérou, la défense intimée à l’abbé de Rubec de reparaître en Sorbonne, les menaces et les caresses prodiguées aux docteurs dont on redoutait l’indépendance, le soin que l’on avait eu de faire séquestrer les exemplaires du livre par l’autorité du chancelier, le refus fait en Sorbonne de le communiquer aux juges mêmes qui devaient prononcer sur son orthodoxie, en un mot, tout cet entourage de violences et de partialités n’empêcha pas que la discussion de la cause ne tirât fort en longueur. Nous lisons, dans l’un des documents contenus au dossier romain que bon nombre de docteurs qui avaient assisté à la séance du prima mensis, et avaient été témoins des manœuvres passionnées qu’employaient les fauteurs du rapport, furent pris d’un tel dégoût qu’ils s’abstinrent de mettre le pied en Sorbonne tant que dura la discussion de la cause ; néanmoins les défenseurs des prérogatives de Marie se trouvèrent encore en si grand nombre parmi les membres présents de la Faculté, que ce ne fut qu’après trente-quatre séances que la discussion fut enfin close, de gré ou de force. Les meneurs n’avaient pas compté sur une tulle opposition, et nous verrons bientôt par quels moyens ils surent en triompher.

En attendant la conclusion, Bossuet écrivait à son neveu, sous la date du 23 juillet 1696 : « On continue à délibérer en Sorbonne sur la Mère d’Agréda : les avis se partagent fort sur la manière de censurer. Ceux qui favorisent le livre traînent en longueur les opinions. » On trouve dans une des lettres envoyées à Rome pendant ces jours d’orage, à la date du 26 juillet, les noms de trois des docteurs qui, dès le début, appuyèrent énergiquement la parfaite orthodoxie du livre ; ce sont les docteurs Carron, curé de Saint-Pierre-aux—Bœufs ; Fromageau, le même qui a laissé des résolutions de Cas de conscience très estimées ; et Chevillier, bibliothécaire de la Sorbonne, homme d’un savoir aussi étendu que varié. Ces trois hommes courageux ne craignirent pas de dire qu’ils savaient que des persécutions pouvaient être le prix de leur zèle, mais qu’ils étaient résolus d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. On ne pouvait assurément reprocher à ces docteurs d’être enfants de saint François : ils étaient séculiers ; mais on voit, par une lettre du 6 août qui se lit au dossier, que, dans les jours qui suivirent, ils eurent la satisfaction de voir plusieurs de leurs collègues, éclairés par la discussion, abandonner les lâcheuses impressions que leur avait données le rapport, et se ranger sans respect humain du côté des défenseurs de Marie d’Agréda. De nouvelles violences s’ensuivirent ; plusieurs d’entre ces docteurs reçurent l’ordre de ne pas reparaître aux séances. Pour ce qui est des Cordeliers, il leur fut intimé collectivement, de par l’autorité civile, de s’abstenir désormais d’ouvrir la bouche sur la question. Ils durent encore savoir gré à M[onsieur] le Premier de ne pas les avoir chassés de Paris, comme l’avait été le P[ère] Mérou.

Dans une lettre à son neveu, en date du 6 août, Bossuet donne, à son point de vue, l’exposé de la situation. « L’on continue, dit-il, les délibérations de Marie d’Agréda sur le même pied. Les Mendians [sic] et leurs partisans occupent le temps en vains et mauvais discours, espérant qu’on se servira de l’autorité pour hâter les délibérations : on n’en fera rien. Cette engeance est enragée contre moi, parce qu’ils veulent croire que j’agis plus que je ne fais et ne veux faire dans cette affaire. » Ce ne fut donc que postérieurement à cette lettre qu’on interdit la parole aux religieux mendiants ; mais il est aisé de voir combien leurs réclamations agaçaient le prélat. Il faut même avouer qu’il passe ici toute mesure, et qu’on a de la peine à reconnaître aux expressions qu’il emploie ce jeune et éloquent abbé Bossuet qui, trente ou quarante ans auparavant, célébrait avec tant, d’enthousiasme, dans son beau panégyrique de saint François, l’amour sublime du Patriarche séraphique pour la pauvreté. Aujourd’hui. les fils de cet amant désespéré de la pauvreté parfaite ne sont plus, aux yeux du vieillard, qu’une engeance, et une engeance
enragée ; et cela parce qu’ils osent défendre l’orthodoxie d’un livre que tant de docteurs admirent, et l’honneur d’une Servante de Dieu, à laquelle ses vertus héroïques ont déjà mérité le titre de vénérable. Leurs discours sont vains et mauvais, aussi bien que ceux des docteurs qui ont le courage de protester contre la pression inouïe et injuste qu’éprouve la Faculté et de soutenir les prérogatives de la Mère de Dieu, qui sont ici en cause plus encore que le livre de la Sœur. Au reste, Bossuet se défend d’être le principal moteur dans cette déplorable affaire ; nous devons l’en croire. Les meneurs l’ont entraîné par leurs flatteries, ils ont voulu se couvrir de son nom respecté ; il leur a donné des gages, sans doute ; ses sympathies sont pour eux ; mais il est évident, par cette lettre confidentielle, que s’il a rendu des services au parti, notamment par son intervention auprès du chancelier, il ne serait pas juste de faire peser sur lui une responsabilité entière, qu’il n’avait aucun motif de décliner dans cette lettre. C’est ce qui engage à n’admettre qu’avec la réserve que j’ai faite, l’assertion de Le Dieu, dans son Journal, où il prétend que Bossuet aurait dit, le 1er Juin 1700, « qu’il se savait bon gré d’avoir d’avoir été l’unique promoteur de la censure de Marie d’Agréda. » II semble que la part que prit l’illustre évêque à cette affaire est déjà assez grande, ainsi qu’il résulte des renseignements directs, pour qu’on n’ait pas besoin d’accepter à la lettre les dires du secrétaire.

Le 6 août, on tenait en Sorbonne la treizième conférence, et la lettre de Paris datée de ce jour et insérée au dossier romain nous apprend que, jusqu’à ce moment, il n’y avait eu que quatre des anciens docteurs qui se fussent déclarés pour l’avis de la commission ; plus de quarante avaient pris la défense des propositions incriminées. La faction inquiète du résultat final, et ne trouvant pas encore assez de sécurité dans le silence forcé des Cordeliers et dans l’élimination des plus courageux docteurs séculiers, eut recours à un expédient dont elle attendait d’heureux effets. Ce fut de mander de la province un certain nombre de docteurs dont on pouvait être sûr, et qui, ayant droit de suffrage dans une Faculté où ils avaient pris leurs grades, pourraient faciliter le coup de main. Il y avait là encore une nouvelle illégalité, car les règlements de la Sorbonne portaient que les docteurs qui n’avaient pas assisté à la proposition d’une cause n’avaient pas droit de prendre part à la conclusion. Mais tout était permis contre le livre et contre son auteur. Les choses cependant n’avançaient pas rapidement ; ce fut alors que le syndic et les quatre députés de la commission résolurent de tenter un effort suprême. Ils prirent la parole, et contraints de reculer jusque sur le terrain des principes qui régissent la théologie catholique, quant à la doctrine des prérogatives de la Mère de Dieu, on les vit constater de la manière la plus solennelle et la moins suspecte le ravage qui s’était fait depuis quelques années dans les croyances catholiques du pays. Il devint clair alors, pour quiconque voulut comprendre, que le dogme de Marie était plus en question dans cette controverse que le livre de la voyante d’Agréda. L’abandon de la scholastique portait ses fruits, et la prétendue Positive étalait les siens.

Voici donc le plan de défense de la censure, tel qu’il résulte des discours de ces docteurs. Le syndic Le Fèvre, et le docteur Rolland, grand-vicaire de Le Tellier, archevêque de Reims, furent, de tous les cinq, les plus hardis dans leur langage. Ils dirent d’abord que toutes les révélations privées qui ont été publiées dans l’Église sont de pures inventions, à commencer par celles de sainte Brigitte, de sainte Catherine de Sienne et de sainte Thérèse ; puis, entrant plus avant dans la question, ils affirmèrent que les anciens Pères qui ont parlé avec enthousiasme des grandeurs de Marie n’étaient que de pauvres écrivains grecs (miserabiles græculi) ; que saint Jean Damascène n’était qu’une tête exaltée et un corrupteur de la théologie {delirus theologiæ deturpator) ; saint Anselme, saint Bernard, saint Bonaventure, saint Thomas, l’abbé Rupert, Albert-le-Grand, sont supportables sur le dogme, superstitieux dans les matières ascétiques et de dévotion, condamnables quand ils parlent de la sainte Vierge, à cause des excès auxquels ils se livrent pour l’honorer : (tolerabiliter ubi dogmatice ; ubi vero ascetice et devote scripserunt, superstitiose ; et præsertim de Deipara virgine, damnabiliter, propter excessus honoris.) Il n’est pas besoin, sans doute, d’ajouter que toutes ces belles choses se disaient en latin, seule langue admise pour les discours et motions qui se faisaient aux séances de la Faculté. On reconnaît dans ces désolantes manifestations l’étrange déviation dont nous avons plus haut reconnu les causes, et qui nous a porté à signaler la dernière période du XVIIe siècle, comme l’époque où le sens catholique a le plus profondément souffert en France. Ainsi, le temps était arrivé où la théologie mystique n’était plus regardée comme une science sérieuse, où les révélations des saints canonisés n’étaient plus considérées que comme des rêveries. Un saint André de Crète, un saint Proclus de Constantinople, n’étaient plus que des amplificateurs misérables dans leurs panégyriques de Marie ; et cependant, que sont leurs éloges envers la Mère de Dieu, quand on les rapproche de ceux bien autrement hardis, nombreux et éloquents, d’un saint Ephrem, d’un saint Cyrille d’Alexandrie, ces grands et volumineux docteurs, devant lesquels il faut bien que toute Faculté de théologie s’incline ? Et saint Jean Damascène, le père de la méthode en théologie, pourquoi le poursuivait-on, sinon parce que ses allures didactiques étaient la condamnation du prétendu progrès qui s’établissait dans l’école ? Saint Anselme ne trouvait pas grâce non plus ; sa devise, fides quærens intellectum, n’était plus de mise, du moment que le cartésianisme avait posé en principe le divorce de la philosophie et de la théologie ; celle-ci demeurant reine, il est vrai, dans son domaine, mais à la condition de se borner désormais à rassembler et à comparer des textes. Quant à saint Bernard, tout ce qu’il avait pu avancer sur les prérogatives de la sainte Vierge devait être suspect. Et ces pauvres scholastiques, saint Thomas et saint Bonaventure, on voulait bien les reconnaître supportables sur le dogme ; mais leurs conceptions mariales, leurs vues d’ensemble sur le mystère de l’Incarnation (car au fond, il s’agissait des conséquences et des applications de ce dogme divin), tout cela n’était que superstition et théories dignes de réprobation. Il fallait, dirent encore nos docteurs, accoutumer le peuple à se renfermer dans les termes de l’Evangile, quand il s’agit de se former une idée de la sainte Vierge ; or, ajoutaient-ils, elle est appelée dans l’Evangile Mulier et Mater Jesu ; ceci doit suffire. C’est ainsi que, par les voies que nous avons signalées, la théologie de ces hommes s’affranchissait à la fois de la tradition et de la scholastique, qui s’unissent si admirablement dans l’éclaircissement du rôle sublime de Marie.

Une barrière cependant se rencontrait sur la route : la tradition séculaire de la Sorbonne sur la Conception immaculée et le serment prêté par chacun de ses membres de soutenir cette vérité. Les défenseurs de la Cité mystique avaient fait appel au devoir, et montré le secours qu’apportait à la doctrine de l’Ecole de Paris un livre dont la théorie de la Conception immaculée faisait tout le fond, et le scandale que donnerait cette école, si elle osait censurer ce livre. Nos docteurs franchirent la barrière, et les anciens Maîtres de Sorbonne les entendirent avec indignation avancer que la doctrine qu’il avaient juré de défendre, avant de recevoir le bonnet, était une doctrine douteuse, mal appuyée et entièrement inutile (dubiam, mutantem, ac prorsus inutilem), et qu’il suffisait de dire que Marie avait été sanctifiée, sans que l’on puisse savoir à quel instant. On verra que plus tard cette hardiesse de langage causa quelque embarras, et comment la cabale s’y prit pour pallier les indiscrétions qui étaient échappées à ses chefs sur un point si délicat.

Il est ordinaire que ceux qui font bon marché des prérogatives de la sainte Vierge, se montrent, en même temps, peu respectueux envers l’autorité de l’Église : on en eut encore la preuve en cette circonstance. Les défenseurs du livre s’étaient appuyés sur l’autorité de la liturgie, qui est, comme l’a enseigné Bossuet lui-même, « le principal instrument de la tradition de l’Église ; » ils avaient relevé les témoignages que renferme la liturgie romaines sur les grandeurs et les prérogatives de Marie, et les opposaient aux adversaires comme un bouclier qui protégeait efficacement une grande partie des assertions du livre. Nos docteurs ne furent pas arrêtés par le sentiment de respect et de déférence qu’éprouve tout catholique en présence du plus haut enseignement de la sainte Église. Ils dirent, sans s’émouvoir, que le Bréviaire romain et les prières consacrées par l’usage de l’Église, que l’on alléguait en faveur des idées de la Sœur, étaient misérables et pleines des faussetés (Miseriis et mendacii scatere). On comprend aisément qu’il n’est pas question ici des légendes historiques pour la composition desquelles l’Église n’a pas reçu le privilège de l’infaillibilité, mais qu’il s’agit des formules exprimant la croyance ; la révolution était donc déclarée, et les docteurs, il faut bien le dire, ne faisaient que traduire en paroles brutales l’esprit de la réforme liturgique des livres parisiens opérée par François de Harlay, en attendant celle bien autrement radicale de 1736.

Le correspondant parisien, docteur de Sorbonne, qui envoie à Rome tous ces détails, insiste sur la profondeur de la plaie qu’ils dénotent. A ses yeux, cette horreur du surnaturel qui poussait déjà tant d’hommes de cette époque à rejeter tout ce qui s’élevait au-dessus de la lettre, recelait les germes funestes d’une philosophie séparée qui, au jour marqué, lèverait la tête et montrerait au grand jour une France nouvelle, la France du XVIIIe siècle. Il ne craint pas de dire que, dès lors, la Sorbonne renfermait plus d’un socinien et que le jansénisme était un masque sous lequel plusieurs dissimulaient leur déisme. Ceci rappelle ce que Bossuet dit quelque part au sujet du docteur Launoy, qu’il tenait à Paris, plusieurs années auparavant, certaines réunions dont les membres professaient déjà les idées sociniennes. Notre correspondant, voulant résumer le but final des tendances qui se firent jour dans le procès du livre de Marie d’Agréda, ne fait pas de difficulté de dire que les promoteurs de la censure avaient pour but de réduire la religion au rationalisme et au naturalisme (quorum omnium scopus est ad rationis normam atque naturæ legem revocare religionem). Mais reprenons le récit.

Au syndic de la Faculté et aux quatre députés succéda le docteur Feu, curé de Saint-Gervais. Celui-là passa toutes les bornes par sa violence et parut digne de son nom, dit un de nos narrateurs (ignitus totus re et nomine). Il commença par des insultes tellement grossières à l’endroit de la Sœur, que la plume se refuse à les transcrire. Nous parlerons plus loin du prétexte que les adversaires avaient pris de lancer des propos insolents sur l’auteur de la Cité mystique. M[onsieur] le chancelier rivalisait d’inconvenance, on l’a vu, avec le docteur Feu. Celui-ci, du moins, parlait latin. Aux insinuations contre la moralité de la Servante de Dieu, il ajouta, sans rougir, les accusations d’idolâtrie, de pélagianisme, de luthéranisme ; enfin, d’impiété, et conclut que Marie d’Agréda était digne du feu aussi bien que son livre. Il faut convenir que ces orgies doctorales rappellent assez celles qui se passèrent à Rouen, lors, du procès de Jeanne d’Arc.

De tels excès n’abattirent cependant pas le courage des défenseurs de la Servante de Dieu. Ils se levèrent en nombre pour faire face à l’attaque. Le premier qui parla fut le docteur Février : il protesta contre les indignités que l’on venait d’entendre, et rapprocha la situation de la Sœur, si lâchement outragée dans une assemblée de docteurs, de celle du Sauveur lui-même, livré en proie au Sanhédrin, et s’entendant charger d’accusations qu’il ne méritait pas. Il compara à Hérode, qui se joua du Christ, sans prendre la peine de le connaître, ceux qui attaquaient le livre et ne l’avaient pas sérieusement étudié, et à Pilate ceux qui voulaient avant tout César, notre correspondant nous apprend que le docteur Février entendait désigner M[onsieur] de Reims et M[onsieur] de Meaux, devant lesquels beaucoup tremblaient. Ce discours, plein de verve et d’une généreuse indignation, exaspéra ceux qu’il désignait si sévèrement ; ils l’interrompirent souvent de leurs clameurs, et, enchérissant sur les excès passés ; ils firent signifier peu après au docteur, et sans remplir les formalités ordinaires, la défense de reparaître aux assemblées de Sorbonne. Le docteur Mortier parla ensuite et transporta la question sur un autre terrain. Sa motion pouvait se résumer ainsi : Le livre de la Sœur se présentant comme un recueil de révélations, il appartient au Saint-Siège de juger de sa valeur ; et par le fait, Rome en a déjà retiré à elle la connaissance ; sa doctrine est saine et orthodoxe ; le projet de censure des députés est scandaleux et injurieux à la Faculté. La cabale, irritée de plus en plus contre les deux docteurs, chercha les moyens de les faire repentir de leur opposition et d’effrayer ceux qui pensaient de la même manière. Le syndic Le Fèvre déposa une plainte en Parlement contre les docteurs Février et Mortier, et il serait résulté quelque désagrément à ceux-ci, si Louis XIV n’eût fait savoir au premier président de Harlay que sa volonté expresse était qu’il s’abstînt désormais de toute intervention dans cette triste affaire. L’opinion publique s’était émue dans la capitale d’une contestation entre docteurs qui durait aussi longtemps. La faction avait même été jusqu’à lancer dans le public plusieurs pamphlets diffamatoires contre Marie d’Agréda et ses défenseurs, et le scandale, en s’étendant, réveillait chez plusieurs l’antique respect pour les prérogatives de la Mère de Dieu ; le Roi lui même, qui n’avait pas jugé à propos de déférer aux réclamations que le Nonce apostolique lui avait fait transmettre indirectement, sentait le besoin de ne pas prêter l’appui de son Parlement dans une cause où il commençait à entrevoir certains côtés qui pouvaient blesser la religion. Mais si les gens de justice qui, au commencement de l’affaire, n’avaient pas ménagé les mesures arbitraires, se trouvaient arrêtés dans l’exécution de leurs désirs, le chancelier demeurait fidèle aux impressions que Bossuet lui avait données dès le principe. Les défenseurs de la Cité mystique avaient préparé plusieurs répliques aux pamphlets lancés dans le public contre ce livre ; la permission d’imprimer leur fut refusée, et nous verrons plus loin que lorsqu’on songea à éclairer enfin l’opinion publique sur les indignes manœuvres dont la Sorbonne avait été le théâtre, on fut obligé de recourir aux presses étrangères.

Il est utile maintenant de reprendre la correspondance de Bossuet, qui nous donnera quelques notions intéressantes sur la marche de l’affaire. Le Prélat écrit à son neveu, en date du 20 août : « Je suis bien aise que le livre de la Mère d’Agréda soit connu. Ce qui retarde la conclusion de la Sorbonne, c’est cent quatre-vingts opinants, parmi lesquels les défenseurs indirects du livre, partisans secrets des Cordeliers, parlent des quatre, des cinq et des six heures. » II est clair par ces paroles que Bossuet persistait à voir en tout et partout des Cordeliers ; peut-être avait-il besoin de se donner à lui-même ce prétexte, pour ne pas s’inquiéter des nombreuses irrégularités dont cette malheureuse affaire était pour ainsi dire tissue. Le fait est que ces pauvres Cordeliers se taisaient, et par ordre, et qu’il y avait même parmi eux plus d’un célèbre docteur à qui l’on n’avait pas même permis de passer le seuil de la Sorbonne. Franchement, cette manière de qualifier de Cordelier tout homme qui suit avec indépendance le sentiment de sa conscience, rappelle un peu le système en vertu duquel nous avons entendu, si longtemps qualifier de Jésuites les gens qui ne se souciaient pas de penser par autrui sur des questions qui intéressaient leur responsabilité morale. Parmi les docteurs qui parlèrent pour la Cité mystique, après ceux dont nous avons recueilli les noms, on peut citer encore les abbés Roynet, grand-vicaire de Paris, Bauchet, curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Caphéla, curé de Saint-Germain-l’Auxerrois, Gaye, Le Moine, etc., personnages fort indépendants, que les enfants de saint François n’étaient guère en état de récompenser de leur zèle, mais qui, en revanche, s’exposaient à plus d’un ennui, en bravant ainsi les hommes puissants qui poursuivaient un livre que l’on voulait à tout prix rendre odieux. Convenons-en aujourd’hui, ce ne sont pas les Cordeliers que prétendaient soutenir ces docteurs, c’était tout simplement l’honneur de la Mère de Dieu qui leur semblait en péril ; et qui oserait dire que, dans de telles circonstances, ils avaient tort ? Bossuet leur reproche de parler longtemps ; il est permis de penser que la chose en valait la peine.

Dans une lettre du 3 septembre, le prélat s’exprime presque dans les mêmes termes : « Les délibérations de Sorbonne sur Marie d’Agréda, dit-il, vont finir. Apparemment, le décret passera à l’avis des députés. Il faut attribuer la longueur au nombre des opinants, qui sont cent quatre-vingts, et à l’affectation de ceux qui, engagés par les Cordeliers, ont voulu éluder ou reculer la condamnation. » Toujours les Cordeliers ; l’abbé Le Dieu, dans son Journal, prétend que les Jésuites étaient les meneurs de l’opposition ; quoi qu’il en ait été, on peut toujours dire que Bossuet, quand il avait pris son parti dans une affaire, ne souffrait pas volontiers que l’on tardât de marcher à sa suite. Son mécontentement perce davantage encore dans la lettre du 4 septembre, « L’affaire de la Mère d’Agréda, y est-il dit, va s’achever en Sorbonne et passera à l’avis et aux qualifications des députés, avec quelques légères explications. II faut imputer en partie la longueur de la délibération au nombre des délibérants, qui étaient cent quatre-vingts. Il y a eu aussi beaucoup d’affectation dans la cabale ; on a vu, en cette occasion, combien il y avait de fausses dévotions dans la tête de plusieurs docteurs, combien d’égarements dans certains esprits, et combien de cabales monacales dans un corps qui en devait être pur. » Avec tout le respect qui est dû à l’auteur de cette lettre, n’aurait-on pas pu répondre : que la cabale était du côté de ceux qui violaient ouvertement les règlements de la Faculté et qui se débarrassaient, par l’autorité du Parlement, de ceux de leurs collègues dont la liberté les incommodait : les fausses dévotions, les égarements d’esprit, les cabales monacales ; combien ce langage étonne et afflige ! pas un mot d’excuse pour ces docteurs qui défendent la Mère de Dieu contre des malheureux qui l’outragent ! Et cette amertume contre les ordres religieux qui inspire à Bossuet cette phrase sur les Jésuites dans la même lettre : « Je crois que, à la fin, de bon ou de mauvais jeu, ils deviendront orthodoxes ! » Voilà bien le XVIIe siècle dans sa dernière période : on avait marché depuis 1660. Le 8 septembre, Bossuet écrit : « La censure contre la Mère d’Agréda tire à sa fin. Elle passera de cinquante voix à l’avis des députés. On dit de très belles choses, et, de temps en temps, de grandes pauvretés. » Nous verrons bientôt comment la censure passa et par quels moyens on parvint à former une majorité. Quant aux belles choses et aux pauvretés, l’application de ces épithètes dépend entièrement du point de vue où l’on se place relativement au fond de la question.

Bossuet écrivait de Meaux cette dernière lettre d’après les nouvelles qu’on lui avait transmises ; mais il s’en fallait que le parti fût aussi rassuré à Paris. L’une des relations du dossier romain atteste que, à la veille de la conclusion, tous les votants ayant été entendus, la situation de la Faculté pouvait se définir en cette manière : contre la censure, presque tous les vieux docteurs et la majorité de ceux de l’âge moyen ; pour la censure, les jeunes docteurs en assez grand nombre, la minorité de ceux de l’âge moyen, et quelques-uns seulement des vieux docteurs. On doit reconnaître ici l’influence des nouveaux principes qui avaient prévalu dans l’éducation théologique. La cabale n’était donc pas sans inquiétude, et on en eut la preuve lorsque, les délibérations étant terminées, le syndic Lefèvre adressa la parole à l’assemblée sur la situation. Il dit que, après l’expérience qui venait d’être faite, il regrettait personnellement que l’affaire eût été engagée, et que ce regret était partagé par les auteurs du rapport. On savait, du reste, que l’un des commissaires était allé jusqu’à dire que, pour sa part, il réduirait volontiers la censure à quatre chefs sur vingt que contenait la censure proposée ; il paraîtrait donc que les discours des opposants n’avaient pas été si vains et si mauvais, et que leurs fausses dévotions et leurs égarements d’esprit n’avaient pas semblé tels à tout le monde, puisque l’on voyait l’un des plus intéressés à la condamnation battre ainsi en retraite. Le syndic ajouta que, dans l’état des choses, le public ayant pris part au débat, l’honneur de la Faculté exigeait que l’affaire se terminât par un jugement ; il alla jusqu’à promettre que le projet de censure, serait réformé de manière à satisfaire tout le monde. Parmi les jeunes docteurs, beaucoup se laissèrent prendre à cette apparente bonhomie, et la conclusion de l’affaire fut fixée au 17 septembre. Nous verrons comment alors les choses se passèrent.

D[om] P[rosper] Guéranger.

  1. Correction par rapport au texte de Dom Guéranger qui portait 1589 ![]