Solesmes et Dom Guéranger par Dom Louis Soltner – 11 – Savoir hériter

    A l’époque du premier Concile du Vatican, l’abbé de Solesmes faisait presque figure de patriarche des moines du xixe siècle. N’avait-il pas été l’un des premiers artisans du renouveau monastique, non seulement en commençant à relever les ruines accumulées par la crise révolutionnaire, mais aussi en cherchant à retrouver l’esprit de saint Benoît dans sa simplicité primitive ? Le mouvement de retour aux sources par l’étude de la tradition fructifiait dans le domaine de la vie religieuse comme dans celui des sciences ecclésiastiques.

    L’expérience poursuivie à Solesmes attirait donc inévitablement l’attention des bénédictins étrangers qui, moins secoués peut-être que les français par la chute de l’Ancien Régime, sentaient plus ou moins confusément la nécessité, sinon d’une reconstruction, du moins d’une réforme générale. Revenu dans son monastère après un séjour sur les bords de la Sarthe, un moine autrichien communiquait ses impressions à Dom Guéranger : « C’est une autre vie que chez nous, une vie qu’anime un esprit d’un autre siècle. C’est vrai, l’esprit de la sainte Règle, la grande force de la liturgie, la splendeur de l’Office divin, le plain-chant, voilà ce qui nous manque, par conséquent des choses essentielles. »

    Des aveux de ce genre annonçaient à Dom Guéranger qu’il n’avait pas perdu sa peine, et que sans se préoccuper d’exercer une influence, sans chercher à vanter son œuvre – attitude qu’il avait en horreur -,il n’en contribuait pas moins à faire découvrir autour de lui les voies d’une renaissance bénédictine.

    La manière dont l’esprit de Solesmes se répandit en Allemagne, par exemple, lui semblait plus conforme que tout autre au caractère propre du monachisme. Dom Guéranger, en effet, n’a même pas franchi le Rhin. Il a reçu chez lui les fondateurs de Beuron, les a conseillés, leur a prêté l’un de ses moines pour les assister dans leurs débuts. Ce mode de propagation d’une pensée et d’entraide monastique, dans le respect des diversités nationales, lui parut bien préférable à l’affiliation juridique. C’est par une voie identique que le rayonnement de Sainte -Cécile de Solesmes s’étendit rapidement jusqu’à Jouarre, à Sainte-Croix de Poitiers, à Stanbrook.

    Les témoignages d’estime et de vénération prodigués à Dom Guéranger ne lui tournèrent jamais la tête, et il veilla à maintenir chez ses moines la pureté d’intention et l’humilité communautaire. Un jour qu’il entendait Dom Bérengier, son secrétaire, sans doute ébloui par l’afflux de moines étrangers, émettre une comparaison entre Solesmes et Cluny, il protesta énergiquement : « Vous ne pensez qu’à jouer un rôle, qu’à faire figure ! Le moine ne doit songer qu’à Dieu et servir L’Église ! »

    Cette dernière expression, bien caractéristique du restaurateur de Solesmes, invite à se pencher davantage sur ses conceptions monastiques.

    Les chapitres précédents ont permis d’entrevoir comment Dom Guéranger envisage les relations du monastère avec L’Église, comment il conçoit son rôle liturgique, ses travaux et son organisation interne. On aimerait l’entendre maintenant parler de la tradition bénédictine et y situer son œuvre propre de restauration monastique.

    Ce désir, lui-même en a maintes fois reçu l’expression de son vivant ; car, à mesure qu’il avançait en âge, ses moines et ses amis le pressaient toujours plus de publier la Vie de saint Benoît qu’il leur avait promise depuis longtemps. C’est là qu’ils s’attendaient à trouver enfin clairement défini le sens de l’institution bénédictine.

    L’ouvrage tant réclamé demeura, nous l’avons dit, à l’état de manuscrit. Mais, tout inachevé qu’il soit, ce document présente un grand intérêt. Sa valeur tient pour une part à sa date : il nous livre la pensée de Dom Guéranger telle qu’elle s’exprime vers 1860, c’est-à-dire au terme d’une trentaine d’années de réflexion monastique. Notons ici une observation formulée par Dom Couturier en 1878 : « Dom Guéranger n’est pas né tout d’une pièce ; il aimait à reconnaître lui-même que non seulement les livres, mais l’expérience le faisaient pénétrer chaque jour plus avant dans ce qui fait l’essence de la vie monastique. »

    D’autres sources sont encore à retenir, notamment plusieurs lettres des années 1832-1833, témoignant d’intuitions que n’a jamais reniées leur auteur, le Règlement du Noviciat, bien que cet opuscule vise surtout à la formation spirituelle des jeunes, enfin certains échanges avec Dom Maur Wolter à propos du projet de confédération bénédictine, peu avant 1870. Par ailleurs, on n’oubliera pas qu’au témoignage de ses proches, Dom Guéranger était de ceux qui ont su établir l’accord entre leur doctrine et leur vie ; il est donc indiqué d’observer son comportement pour deviner les principes dont il s’inspire.

    Pour évaluer la portée du monachisme bénédictin, Dom Guéranger se place dans une perspective historique. Il commence par une constatation générale : « L’Ordre de saint Benoît est le grand fait du christianisme en Occident, parce que ses influences ont agi, durant. des siècles, sur la société religieuse et politique, et parce que les diverses familles religieuses, qui se sont succédées depuis huit siècles, sont sorties de son sein ou se sont fondées sur ses traditions. »

    Il recherche alors les sources de la pensée de saint Benoît. C ! si-ci lui apparaît comme l’héritier de l’expérience monastique de Lorient, qui s’enracine elle-même dans les temps évangéliques :

    « L’institution bénédictine n’a pas surgi d’elle-même dans LÉglise. Elle est plutôt un produit intelligent du monachisme oriental. Le monachisme est une forme du christianisme aussi ancienne que L’Église elle-même. C’est en Orient qu’elle est née avec notre foi. C’est en Orient qu’ont paru ces anges terrestres qui avaient reçu mission d’implanter cette vie sublime et de la porter d’un seul coup à sa plus haute expression. »

    Dom Guéranger remonte plus loin encore et atteint l’époque des préparations : « Il est nécessaire, pour mettre en lumière saint Benoît et son œuvre,, de remonter aux temps du christianisme qui l’ont précédé, et pour ainsi dire jusqu’à l’origine des choses ; car bien qu’il ait attendu des siècles pour étendre ses rameaux sur le monde entier, le monachisme n’en a pas moins fleuri de bonne heure sur la terre, et l’on peut même dire que sa semence a été jetée dès les premiers jours du monde. »

    S’appuyant sur les Pères de L’Église, il relève alors dans l’ancien Testament toutes les figures « monastiques » qui ont préfiguré le Christ, vrai modèle des moines. « Quel est donc le monachisme, conclut-il, cette grande chose dont le monde ancien paraît avoir été comme en travail, et qui, si nous en croyons les Pères, semble être le fruit excellent du christianisme ? Il est l’état dans lequel l’homme, relevé de la chute originelle par Jésus-Christ, travaille à rétablir en lui-même ; ,.mage de Dieu par la séparation effective de tout ce qui peut causer le péché ».

    Cette recherche de la perfection évangélique fait du moine ur. Signe de l’œuvre du Salut : « Dieu n’a rien fait de plus grand que le mystère de l’Incarnation, dont L’Église n’est que le prolongement. Or, si L église a un cœur : l’état religieux. Celui-ci est la manifestation la plus complète qu’il puisse y avoir ici-bas du mystère de l’Incarnation, par la reproduction exacte de la vie du Christ. »

    Revenant à la vie de saint Benoît, Dom Guéranger la considère. comme l’archétype du monachisme : tout comme les premiers moines d’Orient, Benoît commence par se cacher pour ne vivre qu’avec Dieu, sans songer à exercer une influence sur son temps. Mais Dieu le transforme et en fait une lumière pour le monde :

    « L’esprit de sa Règle étant une séparation effective du monde, Benoît en avait exprimé dans son mode de vivre toute la réalité. Mais ayant été semblable au Christ dans sa sépulture, l’heure de la résurrection devait arriver pour lui, afin qu’il parût aussi comme le type de cette vie ressuscitée que doivent professer ses disciples dans le service de L’Église et des âmes des fidèles.

    « D’abord ermite au fond d’une grotte ; plus tard abbé de douze monastères, il voyait s’ouvrir devant lui le champ de l’apostolat. Or, telle devait être la destinée du monachisme occidental, dont il était appelé à devenir le législateur et le modèle.

    « D’abord le désert, la vie cachée et crucifiée du cloître ; plus tard le ministère apostolique au milieu des nations infidèles, les œuvres de la sanctification et de la civilisation chrétienne au sein des peuples barbares qui viennent d’aborder au christianisme. Nous arrivons enfin à posséder Benoît tout entier, et en lui l’idée complète de sa mission. »

    Mission pleinement comprise par les papes et les évêques : « Ils avaient à leur service, pour créer l’Europe civilisée, un élément qui ne leur fit jamais défaut et à l’aide duquel ils accomplirent toute leur œuvre : l’élément monastique. »

    On retrouve ici le thème abondamment traité au XIXe siècle ; mais Dom Guéranger accorde plus d’attention au rayonnement spirituel des moines du Moyen Age qu’à leurs travaux littéraires et manuels.

    Si saint Benoît s’est comporté en héritier de la tradition monastique, ses successeurs sont invites à l’imiter. Du panorama qu’offre le déroulement de son œuvre, il se dégage un enseignement valable pour tous les siècles, et Dom Guéranger en tire plusieurs conclusions.

    Il insiste d’abord sur le primat de la charité, de l’union à Dieu -c’est-à-dire de la contemplation -, secret du véritable rayonnement apostolique : « Préparé par Dieu même, plein de Dieu, uni à Dieu, le moine sera fécond et d’une fécondité à laquelle celle des autres ne se compare pas. Cet amour de ses frères, de L’Église, qui inspirait ses prières, ses travaux, ses pénitences du cloître, se déversera sur la société humaine, et l’histoire rendra témoignage du degré de vie qu’aura eu L’Église dans les siècles, en proportion de l’estime qui aura existé pour l’état religieux, du nombre de ses représentants, et de l’action qu’ils auront exercée. »

    On l’aura déjà remarqué, Dom Guéranger emploie presque indifféremment les termes « vie monastique » et « vie religieuse ». A ses yeux, en effet, la vie monastique est « la forme principale et la plus complète de la vie religieuse », ou encore la vie religieuse à l’état originel, indifférencié, la vie chrétienne menée avec le souci de la perfection. Le monachisme bénédictin n’est pas déterminé à un but particulier, qui le distinguerait des autres familles religieuses ; il s’en distinguerait plutôt par l’absence de spécification.

    Dans le développement des familles religieuses au cours des siècles, l’ordre monastique fait figure de tronc vigoureux, dont la sève évangélique a donné naissance à de multiples ramifications. Cette sève se retrouve aujourd’hui encore en tout rameau, et elle n’aura jamais fini d’engendrer de nouvelles formes adaptées aux époques diverses. Mais en tout temps elle subsiste pour ainsi dire à l’état pur, comme un exemple et un ferment que L’Église se réserve.

    L’école contemplative de saint Benoît sera toujours un foyer indispensable, apte à préparer l’homme à toute mission d’Église. Non pas que le moine soit un homme à tout faire : par vocation, il est l’homme de la louange divine, l’homme de L’Église, et n’est pas voué institutionnellement à la réalisation d’un travail spécialisé. Mais il vit du principe même de toutes les vocations. A cette universalité, l’ordre de saint Benoît doit sa durée exceptionnelle.

    Dès 1832, l’abbé Guéranger avait réagi contre le préjugé qui ne voit dans le moine qu’un homme destiné aux recherches d’érudition. « Le cloître, écrivait-il à l’abbé Gerbet, a préparé à l’Europe, durant des siècles, des hommes d’un génie vaste, original et surtout approprié à la société contemporaine. » Une manière de spécialisation apparut peu à peu, que l’abbé Guéranger considérait comme regrettable. « L’époque de l’absolutisme, poursuivait-il, qui fut l’âge des clercs réguliers, comprima l’esprit monastique, mats ne le détruisit pas, et on le reverra paraître, franc, hardi, plein de vigueur et d’indépendance, propre à tout, comme au temps des Alcuin, des Hildebrand, des Bernard. Ce fut seulement à l’époque où ils ne pouvaient plus être que des érudits qu’on vit les moines concentrer toute leur action dans le collationnement des manuscrits. »

    Faisons la part de l’idéalisation du Moyen Age. Il n’en demeure pas moins que l’on sent ici, comme le remarque Dom Delatte, « une idée exacte de ce que doit être la vie bénédictine ». Dans le même sens, on citera la lettre qu’écrivit Dom Guéranger à l’abbé Foisset, quelques jours seulement après le 11 juillet 1833, et où il applique à son œuvre commençante le fruit de ses réflexions sur l’histoire bénédictine

    « Je ne suis point partisan des congrégations qui surgissent avec un plan tout fait d’avance ; cela ressemble trop aux idées de l’homme. Nous chercherons expérimentalement la volonté de Dieu, dans la direction que vous voyez – étude de la tradition catholique, de l’histoire, plus tard de l’exégèse biblique, sans exclure ni philosophie, ni poésie, ni même les sciences naturelles. Moines priant et étudiant, prêts à tout ce que Dieu voudra ; et vous savez que c’est là la raison de l’énorme durée des bénédictins depuis douze siècles, de ne s’être jamais inféodés à un genre d’action spécial et d’avoir pu rendre des services en tout genre dans la sainte liberté de l’Esprit de Dieu. »

    Dom Guéranger ne parle pas ici de la fondation liturgique du monastère, parce qu’elle va de soi et que son correspondant l’interroge sur les travaux des moines. Il est toutefois vraisemblable que l’expérience monastique l’ait amené à prendre plus nettement conscience encore de la primauté de l’Office divin. Mais ce qu’il convient de retenir dans ce texte, c’est l’insistance sur la disponibilité du moine guidé par l’Esprit -Saint.

    On a dit parfois que Dom Guéranger n’entendait faire de ses moines ni des agriculteurs, ni des académiciens, ni des missionnaires, ni des professeurs. S’il ne considère pas comme de soi incompatibles avec la vie monastique les travaux agricoles, les hautes études, la prédication ou l’enseignement – à condition de mener ces activités en respectant les éléments essentiels de la vie claustrale -, il se refuse à les institutionnaliser. Il admet parfaitement que le bien de L’Église ou celui du monastère exigent parfois des exceptions et demandent qu’un moine quitte momentanément, voire définitivement, son cloître. Dom Pitra n’en a-t-il pas été l’exemple le plus illustre ? Que l’Esprit -Saint suscite parmi ses fils quelque fondateur d’une œuvre apostolique, comme l’a été Dom Leduc, Dom Guéranger se garde bien d’y trouver à redire. « Le moine hors de son monastère, dit-il volontiers, est comme un poisson hors de l’eau. » Mais, ajoute-t-il, si l’obéissance l’en fait sortir, « il ne perdra pas le mérite de la contemplation dans la vie active, car sa racine sera toujours dans la solitude, où il rentrera avec bonheur, comme il y fût resté s’il n’eût été poussé par l’Esprit à en sortir. »

    Compte tenu de ces cas particuliers, dont L’Église et les supérieurs religieux sont seuls juges, Dom Guéranger s’interdisait d’engager sa communauté dans des activités qui risquaient de lui faire perdre son identité monastique ; et lorsqu’il demanda aux siens d’assumer conventuellement une activité missionnaire dans les pays scandinaves, il prit grand soin de préciser les conditions auxquelles serait soumis cet apostolat. L’Église elle-même, après tout, était intéressée à la sauvegarde de la vie claustrale.

    Déjà éloigné par nature de l’esprit de système, Dom Guéranger estime que, réserve faite des principes monastiques immuables, le bénédictin ne peut être l’homme d’un programme définitif. Son jugement sur ses Constitutions de 183’7 en est la preuve.

    Le prologue de ces Constitutions, en effet, énumérait les points sur lesquels porteraient les efforts des moines de Solesmes, dans le but de servir L’Église : soutien des doctrines romaines, approfondissement de l’étude de la Tradition, etc… Quand il apprit, en 1864, que Dom Maur Wolter se proposait de copier ce texte pour l’insérer dans les Constitutions de Beuron, Dom Guéranger lui expliqua dans quel esprit il convenait de l’interpréter

    « Il est évident que ce Prologue est tout français et français de 1837. Après avoir posé l’intention de rétablir la pratique essentielle de la Règle de saint Benoît, on y poursuit le gallicanisme, et c’est là un but de première importance pour nous. En Allemagne, les nécessités se présentent sous une autre forme. L’article aurait besoin d’une rédaction tout autre. On pourrait, par exemple, insister sur le but d’aider au rétablissement des traditions de L’Église catholique quant à la célébration des offices divins, l’exercice de la liturgie sacrée, l’administration des sacrements ; sur le rétablissement et le maintien de l’esprit de foi dans les populations exposées au souffle du rationalisme de ce temps… La nuance n’est pas la même pour les deux pays. Nous avons été établis dans un but militant, et s’il m’est donné de compléter tout cela, il y aura certainement des modifications nécessitées par la marche des événements. »

    Quand il affirmait que « la vie monastique est une vie de traditions », l’abbé de Solesmes pesait donc tous ses mots. Il avait trop médité sur l’exemple de saint Benoît, sur sa pondération et sa sagesse dans son œuvre d’adaptation du monachisme au monde occidental, pour ne pas l’imiter dans cette souplesse qui suppose un sens averti de la tradition.

    Une telle compréhension de l’esprit monastique avec son caractère de liberté, sans laquelle il n’y a pas de vie et donc pas de tradition, explique les réticences de Dom Guéranger à l’égard de toute centralisation. Il fut amené à expliciter sa pensée sur ce grave problème, lorsque, à la veille du Concile du Vatican, Dom Maur Wolter, désireux de renforcer la cause des bénédictins, lui demanda de l’aider à mettre sur pied une confédération, et de définir les éléments essentiels de la vie monastique. En cette circonstance, les moines de Solesmes recueillirent les propos de leur abbé :

    « Ce qui fait la force des jésuites, disait-il, fera notre danger. Chaque famille monastique prend la physionomie du pays où elle s’établit. Les abbayes ferventes et florissantes grandissent d’elles mêmes ; les autres ne se réforment pas par simple voie d’autorité. Un monastère, être vivant, être de tradition, se relève par la doctrine, par la prière et le dévouement de quelques-uns, par l’imitation généreuse d’un milieu voisin et fervent, par son retour à l’air natal et aux conditions de son berceau. C’est notre histoire de quatorze siècles. Le jour où nous serons doués de centralisation sera le jour où toute réforme deviendra impossible, la spontanéité vivante étant abolie, remplacée qu’elle sera par des rouages administratifs très parfaits qui imiteront la vie, mais qui ne sont pas la vie. »

    Dom Guéranger apparaît ici comme un rénovateur, soucieux de retrouver le germe de vie semé par les grands fondateurs et peu à peu enseveli sous l’organisation excessive, résultat presque inévitable de l’activité humaine. Par amitié pour Dom Wolter, qui vint le voir en mai 1869, il consentit toutefois à définir les bases de ce qu’il appelait une « union fraternelle » des monastères – il bannissait jusque dans les termes ce qui sentait l’administration : fédération, confédération… Au nom du caractère général du monachisme, il insistait pour que fût respectée l’autonomie familiale voulue par saint Benoît :

    « L’Ordre de saint Benoît, dans son essence, n’est pas une milice active, mais une école de la vie contemplative ; et les moines qui sont voués à la recherche de leur propre et individuelle perfection dans le silence du cloître, dans la célébration de l’Office divin, dans le travail, l’obéissance, la mortification et la stabilité n’ont pas besoin de l’organisation centralisée, nécessaire aux milices actives de L’Église, afin que chacun des membres de ces milices puisse être employé aux utilités diverses auxquelles il est voué par sa vocation. Ceux qui sont entrés dans ces ordres cherchent l’action pour procurer la gloire de Dieu ; le moine choisit le repos laborieux du cloître afin d’habiter avec Dieu. »

    Homme de la tradition, Dom Guéranger s’est attaché à rechercher la vérité originelle dans la pensée de ses pères. II a eu le sentiment de n’être qu’un humble chaînon de cette tradition vivante, qu’il a veillé à ne jamais briser ou entraver dans son déroulement. II a su hériter, non pas dans un esprit d’imitation servile ou archéologique, mais avec le souci de faire fructifier en son siècle la sève de l’expérience monastique. Le fait d’avoir été déclarée en 183’7 héritière des anciennes Congrégations bénédictines françaises n’obligeait donc pas la Congrégation de Solesmes à copier Cluny ou Saint-Maur. Sans doute Dom Guéranger leur emprunta-t-il bien des éléments d’organisation. Mais loin de renoncer à la liberté d’esprit des temps anciens, il s’est proposé d’appliquer le principe évangélique : Nova et vetera, qu’il discernait d’un bout à l’autre de la Règle bénédictine. Tel est le sens le plus profond de sa maxime bien connue : « C’est par la Règle de saint Benoît que nous serons bénédictins. »

    Le monachisme lui paraissait trop lié à L’Église, trop proche de l’Évangile pour n’en pas avoir la perpétuelle jeunesse. « L’Église est immortelle, a-t-il écrit en 1846 dans son Essai historique sur l’Abbaye de Solesmes, et l’institution monastique, qui fait partie intégrante de L’Église, se renouvelle sans cesse avec elle. » Le retour à la source était la condition de ce rajeunissement.

    Dom Guéranger n’était pas homme à perdre son temps en conjectures sur l’avenir ou en regrets nostalgiques du passé : il se contentait de l’instant présent. Il lui arriva néanmoins de se retourner de temps en temps, non par vanité, mais pour se livrer brièvement à une réflexion sur les expériences par lesquelles il était passé, et profiter de cette leçon sur la Providence pour s’humilier et admirer la bonté de Dieu. S’il n’a pas laissé le récit de ses quarante années de vie monastique, nous en pouvons toutefois dresser un bilan succinct. L’impression d’ensemble est celle d’une progression laborieuse. Après la joyeuse préparation, après l’enthousiasme et les illusions des commencements, la réalité s’était dévoilée avec toute son âpreté : luttes à l’extérieur et à l’intérieur, menaces de ruine et de scandale, etc. Fortifié par la parole de Rome, Solesmes avait tenu bon. Puis, grâce aux leçons de l’expérience, au dévouement des amis, au respect que vaut toute persévérance au service d’une noble cause, la situation du monastère s’était affermie.

    Sans rechercher la gloire, Dom Guéranger était devenu « le savant abbé de Solesmes », la principale autorité en matière de liturgie. Il avait vu triompher l’unité liturgique autour de Rome, et, mettant en lumière les fondements doctrinaux du large mouvement qui aboutissait à la définition dogmatique tant redoutée des gallicans, il avait, dans un dernier combat, aidé les Pères du Concile à se libérer d’hésitations paralysantes.

    A ses contemporains il avait commencé à rendre le sens de la prière de L’Église, apte à nourrir la contemplation. Sa parole et son exemple avaient montré en L’Église non pas une vénérable institution vieillie, mais une personne vivante. En relevant Solesmes , il s’était efforcé de redonner à L’Église de France ces foyers de vie ecclésiale que l’Ordre monastique lui avait jadis procurés.

    Dans son monastère, il s’était comporté comme le père qui rassemble ses fils et, autours d’eux, la famille étendue des hôtes et des amis. La générosité dont était capable ce grand cœur avait fini par lui valoir la réputation de l’homme à qui l’on ne s’adresse jamais en vain, et les demandes faisaient état des nécessités les plus diverses ; mais son assistance était d’ordre moral plus que matériel.

    Routine, tiédeur et naturalisme avaient eu en Dom Guéranger un ennemi résolu, toujours préoccupé de communiquer sa foi et son enthousiasme ; c’était même là son trait caractéristique comme l’a remarqué le cardinal Pitra en 1875 : « Nous qui avons vécu, prié, médité avec lui, nous regretterons surtout l’apôtre de l’ordre surnaturel, l’homme de foi qui avait si merveilleusement le sens et l’accent des choses divines. »

    Dépassant le simple optimisme que son « énorme fond de gaieté », comme il aimait à dire, lui permettait déjà, il avait rayonné la joie surnaturelle, dont il faisait une condition de la sainteté, suivant le conseil de saint Benoît.

    A l’âge de vingt-trois ans, il s’était écrié : « Heureux celui dont la vie ou la mort sert au triomphe de la vérité, car la Vérité est Dieu ! » Formule abrupte, sans détours, à l’image de son auteur. Cette vérité, loin de se la forger à sa guise, il l’avait toujours demandée à la Tradition, c’est-à-dire à L’Église, à qui Dieu l’a confiée. Les amis de Dom Guéranger, d’ailleurs, ne s’y trompaient pas. « Vous, lui dit un jour Etienne Cartier, je vous aime non seulement comme un père, mais comme le représentant de L’Église et de la vérité, sur lequel peuvent s’appuyer en toute assurance mon intelligence et ma volonté. »

    De ce moine ardent et combatif, Dieu avait fait un artisan de paix, car il n’y a pas de vraie paix en dehors de la vérité. II l’avait établi dans la liberté d’esprit propre aux humbles, attentifs à percevoir l’action de l’Esprit -Saint à travers les événements. Dans un regard de sagesse, Dom Guéranger pénétrait les réalités d’une manière élevée, ce qui lui permettait un comportement souple face aux contingences du monde.

    Tâtonnements et faux-pas, déceptions et souffrances n’avaient pas manqué tout au long de sa vie monastique. L’accroissement du nombre des moines s’était fait attendre longtemps et la qualité des vocations avait parfois laissé à désirer ; les fondations ne progressaient que lentement : Dom Guéranger ne parvint jamais à disposer des trois abbayes requises pour la réunion du premier Chapitre Général, qu’il désirait tenir pour résoudre de graves problèmes. Solesmes n’avait pu trouver son équilibre économique : son abbé n’avait cessé de traîner le boulet de ses dettes, et, au lendemain de sa mort, on allait découvrir un passif de 500 000 francs ! Enfin, au grand regret de ses amis et lecteurs, il avait laissé inachevés ses principaux ouvrages, et rien n’annonçait encore que ses fils eussent assez de talent ou d’ardeur pour les terminer.

    « Toute l’existence de Dom Guéranger, observe Mme Cécile Bruyère, fut limitée par Dieu à peu près sur tous les terrains. Quand il avait essayé de rompre violemment les liens, l’insuccès, comme à Paris en 1845, était venu le rappeler rudement à la réalité. » Difficultés et inachèvement : ces deux termes se présentent d’eux mêmes à l’esprit dès que l’on réfléchit sur les réalisations du premier abbé de Solesmes.

    Les difficultés, il n’avait pas tardé à les affronter ; et si jamais quelques illusions l’avaient possédé un instant, ses amis s’étaient chargés de les dissiper. Votre entreprise est un chef-d’œuvre, lui écrivit M. Desgenettes dès 1833. Celui qui vous en a inspiré l’idée vous en fera payer la main-d’œuvre.

    Quelques années plus tard, Mme Swetchine lui avait adressé ces lignes, destinées à le réconforter : « Je n’ai jamais douté que vous n’ayez à supporter beaucoup de traverses : l’épreuve se proportionne à l’énergie de celui qui l’endure. Mais vous avez en vous l’énergie, la puissance qui destinent providentiellement un homme à une spécialité. Vous êtes né bénédictin, voire abbé de Solesmes. Aussi, vous marcherez sur les traces des plus saints fondateurs, et quand vous vous tromperiez quelquefois, ce sont les qualités constitutives de votre esprit et de votre caractère qui l’emporteraient toujours et vous feraient arriver à votre but. »

    On serait curieux de savoir le jugement qu’aurait porté Dom Guéranger, à la fin de sa vie, sur ces considérations psychologiques. Doué par nature d’une énergie peu commune certes, il n’avait rien du surhomme et se tenait très en garde contre la volonté de puissance. Il semble avoir puisé surtout sa force dans une soumission toute simple à la volonté de Dieu.

    Sa vision des choses s’éclairait d’une saisie de l’Incarnation et de la Rédemption comme centre et loi de l’histoire : Dieu édifie son œuvre en la fondant sur le Sacrifice du Christ et en utilisant des ouvriers imparfaits. Le fondateur d’un monastère serait-il mieux traité que le fondateur de l’Église ?

    Au lieu d’exiger impatiemment une situation idéale, au lieu de se tracer un beau programme dont la réalisation se serait poursuivie méthodiquement, puis de se lamenter ou de se révolter quand la réalité répondait mal à ce plan, Dom Guéranger a endossé la croix comme Dieu la lui taillait chaque jour. « Les circonstances font les saints, les saints ne font pas les circonstances », aimait-il à dire. Ses amis ont admiré sa patience sous les coups du sort et les souffrances imprévues. Mais un autre aspect de cette endurance leur échappait, et cet aspect, seule pouvait le percevoir une âme ayant expérimenté la relative monotonie de la vie claustrale : Souvent, écrit Mme Cécile Bruyère, en pensant à notre père abbé Dom Guéranger, il m’a semblé que certains martyrs regarderaient non sans admiration ces longues années passées parmi tant de tracas spirituels et temporels, sans que nous lui ayons vu jamais chercher ni à s’en distraire, ni à y échapper, en s’en allant se faire une vie au dehors pour compenser les ennuis du dedans. Quelle belle fidélité que cette persévérance journalière in multa patientia, dans une générosité qui ne s’alimente pas de la sublimité des actes, mais vit obscurément et continuellement l’abnegare semetipsum ! »

    Quant à l’imperfection et à l’inachèvement de son œuvre, Dom Guéranger était le premier à s’en déclarer convaincu. Il n’était pas aveugle sur les petits côtés de Solesmes et savait que certains esprits imputaient à l’abbé telle ou telle déficience du monastère. On a recueilli de sa bouche des propos, qui, s’ils ne sont peut-être pas rapportés mot pour mot, sont assez consonants à l’ensemble de sa pensée pour avoir droit à notre attention

    « Je me suis efforcé de donner aux miens la doctrine monastique la plus exacte ; mais je ne me fais pas d’illusion : les hommes m’ont manqué ; les ressources aussi. Je ne m’étonnerai jamais que d’autres fassent mieux. Je n’ai pu faire qu’une ébauche, faute de moyens, et je crois que Notre -Seigneur ne me le reprochera pas : je ne suis qu’un pauvre homme, dont il connaissait les lacunes. »

    Malgré tout, il ne voulait pas qu’on parlât de « réforme » : On réforme, expliquait-il, ce qui est en décadence après avoir atteint sa perfection… Je crois avoir tiré à peu près tout le parti possible des éléments qui m’étaient confiés ; je ne pouvais faire davantage. Je tends vers l’amélioration d’année en année. Si Notre -Seigneur me donne des éléments plus convenables par la suite, tout ira mieux ; mais je puis me rendre ce témoignage que si Solesmes n’est pas la perfection, jamais du moins il n’a fait un pas en arrière. Si donc dans l’avenir tout s’organise et se tasse, ce ne sera pas réforme, mais complément de fondation.

    « La mission de tout homme est bornée… », avait-il écrit en 1864, après la mort du P. Faber, et peut-être songeait-il aussi à sa propre mission d’initiateur. Nous l’avons entendu, à propos de ses travaux, émettre le souhait d’être relayé par ses fils. Cette espérance concernait d’ailleurs tous les aspects de l’œuvre de Solesmes, et c’est dans la même perspective que se plaça Mgr Pie, en rappelant aux moines quelle responsabilité ils assumaient en tant qu’héritiers de leur abbé

    « Si la mission de Dom Guéranger n’a pas été d’achever tout ce qu’il a commencé, il est évident qu’il était chargé par Dieu de commencer beaucoup de choses que ses enfants achèveront d’après les traditions qu’il leur a laissées. Je suis bien tranquille sur ce qui se passera à Solesmes d’ici cent ans. Il y a ici une projection de sainteté intelligente qui est partie du père et qui certainement s’épanouira. Il n’y a en ceci ni vanité à concevoir ni humilité à affecter : tout cela vient de Dieu et du père qu’il vous a donné. >

    L’héritage allait être remis en premier lieu aux abbés de Solesmes, et l’on sait combien difficile se révèle la succession d’une forte personnalité. Dom Guéranger était à peu près certain qu’après sa mort les suffrages de ses fils iraient à son prieur, Dom Charles Couturier, en qui l’on s’accordait à voir le parfait disciple du vieux maître. Par tempérament, les deux hommes différaient étrangement : réservé, un peu timide, l’air soucieux et presque triste, Dom Couturier avait horreur de la moindre controverse. Sa fermeté doctrinale était cependant capable de le mener à l’héroïsme, comme on le vit lors des expulsions de 1880. Plus encore que la sagesse de ses conseils, sa bonté attirait les cœurs, et son blason une ruche avec la devise : Consortia tecta symbolise son attachement au caractère familial du monastère et de la congrégation.

    Dom Guéranger s’est-il senti totalement compris par Dom Couturier ? Question délicate et peut-être à tout jamais sans réponse en l’absence de confidences à ce sujet. Mais, peu avant sa mort, l’abbé eut le pressentiment que Cécile Bruyère, sa fille spirituelle qu’il avait formée depuis l’enfance, et pour qui il n’avait pas de secret, aurait une fonction particulière à assumer. « Il ne crut pas déroger à la prudence, écrit Dom Delatte qui se base sur les propres notes de l’abbesse, en confiant à l’héritière de sa pensée et de ses principes monastiques un mandat de prière, une mission d’exemple et de bienveillance pour toute la famille dont il était le chef. »

    Au début du mois d’octobre 1874, Dom Guéranger reçut parmi ses hôtes celui qui devait devenir en 1890 son deuxième successeur, le futur Dom Paul Delatte. A ce prêtre de vingt-six ans, vicaire à Notre Dame de Roubaix, la vie monastique semblait le cadre idéal pour s’adonner en paix aux recherches intellectuelles. On l’imagine aisément, dominant de sa taille élevée le vieil abbé de Solesmes occupé à lui rappeler en souriant le véritable but de la vie bénédictine. L’abbé Delatte ne parvint pas à se sentir à l’aise sur les bords de la Sarthe et se promit de n’y plus revenir, tandis que Dom Guéranger confiait à ses intimes son regret de ne pouvoir retenir un sujet si éminent, en qui il retrouvait, avec quelque chose en plus, les qualités de Dom Pitra. Mais la bénédiction qu’il accorda au postulant indécis, prêt à regagner le Nord, ne demeura pas sans fruits : sept ans plus tard, l’abbé Delatte se donna résolument au monastère.

    Par formation comme par tempérament, Dom Guéranger et Dom Delatte ne se ressemblent guère. Mais si le premier saisit la doctrine de préférence à travers l’évolution historique, alors que le second, formé à la philosophie thomiste, l’atteint plutôt de manière spéculative ; s’ils ont vécu en des temps différents et n’ont pas eu à résoudre les mêmes problèmes, leur pensée monastique les unit au-delà de la variété des expressions. Tous deux ont vécu « comme s’ils voyaient l’invisible », et l’on peut appliquer à Dom Delatte le témoignage de Mgr Pie sur Dom Guéranger : « C’était un vrai contemplatif. Il avait ce que tout bénédictin doit avoir : la préoccupation constante et exclusive de Dieu. »

    Les hommes doués d’une forte vitalité ne peuvent s’habituer à l’idée d’une vieillesse impotente. Dom Guéranger avait donc souhaité mourir sur la brèche ; son désir fut exaucé.

    A lire sa correspondance, on ne tarde pas à remarquer la fréquence de ses chutes de santé. De son propre aveu, si la souffrance aiguë lui fut généralement épargnée, il ignorait habituellement le bien-être. Il tenait surtout à force de volonté. Les douleurs d’entrailles le tenaillaient chaque matin, suites de la crise subie durant son séminaire. L’accès de choléra éprouvé à Rome en 1837 avait également laissé des traces : Dom Guéranger demeurait sensible à la chaleur, qui, disait-il, lui enlevait les idées. Plus d’une fois les sangsues le délivrèrent des « mouvements de sang » à la tête auxquels il était sujet. Le meilleur remède consistait encore en un bon hiver sec et froid, ce qu’il n’obtenait pas souvent dans le Maine.

    Accentuée par des veilles prolongées et par le refus de prendre quelques vacances, la fatigue provoqua, en 1864, une anémie qui se prolongea plus d’une année. Les voyages coûtèrent de plus en plus à l’organisme affaibli et la marche devint pénible. Mais comme le malade, selon son habitude, cachait son était sous des dehors de gaieté pour n’attrister personne, on avait fini, à l’abbaye, par ne plus trop s’inquiéter des malaises du père abbé.

    La discrétion de Dom Guéranger sur ses propres mortifications, disons-le à cette occasion, était encore plus absolue. Ce ne fut qu’après sa mort que l’on découvrit cilices et disciplines armées de chaînettes, dont on avait seulement supposé l’existence.

    La paix dans laquelle s’écoulèrent ses dernières années ne fut pas celle de l’inaction. La réalisation de son dernier ouvrage, Sainte Cécile et la société romaine, lui coûta même une telle somme d’efforts, qu’elle contribua sans doute à précipiter sa fin. En décembre 1874, une amélioration de son état lui permit d’aller visiter une fois encore sa fondation de Marseille. Au retour, il se trouva si épuisé qu’il dut quitter sa cellule du prieuré pour s’installer au rez-de-chaussée de l’abbatiale. L’angine de poitrine lui interdisait tout effort, mais Dom Guéranger était un de ces malades que l’on a peine à tenir immobiles.

    On ne rapporte de lui aucun propos exprimant une hâte quelconque de quitter ce monde : logique avec la spiritualité qu’il avait toujours enseignée, il se tenait prêt à toute volonté divine.

    Les témoins de ses derniers jours ont retenu le souvenir de nombreux détails, si bien que l’on pourrait en suivre le déroulement heure par heure. De tout l’ensemble, il résulte une impression de fin paisible et sereine. Dom Guéranger demeure également jusqu’au bout le père qui ne souffre pas de partir sans dire un adieu : un sursaut d’énergie s’empare de lui au soir du 27 janvier, lorsque le frère chargé de lui signifier l’heure de la conférence à Sainte-Cécile, le trouvant trop abattu, tâche de le dissuader de sortir : « Non, répond l’abbé après une brève hésitation, je veux absolument y aller. Pauvres enfants ! C’est peut-être la dernière fois qu’elles me verront. »

    Le lendemain, en fin de matinée, après avoir reçu quelques visites, il dut s’aliter. Le docteur Rondelou ne laissa aucun espoir : l’homme était allé jusqu’au bout de ses forces. Dom Guéranger sombra aussitôt dans un assoupissement sans souffrances, entrecoupé par moments d’une sorte de délire au cours duquel il murmurait des versets de psaumes et des bribes de formules liturgiques. On l’entendit répéter

    « Spiritu, in Spiritu… » début de la prière de l’Offertoire, qu’il affectionnait beaucoup ; et encore : « Credo… credo… Les hommes diminuent bien la foi ! »

    Chaque fois qu’il sortait de cet état, on se rendait compte qu’il gardait toute sa lucidité d’esprit. Le vendredi 29, il reçut l’Extrême onction, puis ce furent les prières des agonisants. A sa demande, on récita son psaume préféré, Benedic anima mea Domino, puis le Te Deum.

    Sa chambre demeurait accessible à tous, moines et amis. De temps à autre, le mourant saluait tel ou tel d’un regard souriant. Dom Bastide eut le temps de revenir de Ligugé, et Dom Leduc d’Angers. Les moniales, tenues sans cesse au courant de la situation, avaient organisé une veille de prière. Dom Guéranger l’apprit et parut en éprouver du réconfort. « Mes filles prient pour moi », dit-il à Dom Couturier au cours de la nuit. Peut-être se rappela-t-il avoir un jour exprimé devant l’abbesse combien il redoutait une dure agonie ; Mère Cécile lui avait promis d’obtenir de Dieu qu’il en fût exempté.

    L’agonie fut en effet très douce. Réunis autour de leur père abbé, qui leur souriait et ouvrait encore sur eux ses yeux bleus inoubliables, les moines lui donnèrent le baiser d’adieu. L’abbé de Ligugé le pria de se souvenir de tous auprès de Dieu. Il était trois heures et demie de l’après-midi, ce samedi 30 janvier 1875, quand Dom Guéranger rendit son âme à Dieu.

    Les religieux se relayèrent près du défunt pour réciter le psautier, selon l’usage monastique. Le mercredi 3 février, il fut exposé dans le transept gauche de l’église, dans cette chapelle dite de Notre-Dame la-Belle qu’il avait tant aimée. Vers quatre heures du soir, tandis que résonnaient les cloches des deux abbayes, on le porta processionnellement jusqu’à Sainte-Cécile, au chant de l’In paradisum. Les vêpres des défunts furent chantées par les deux chœurs., puis les moines approchèrent le cercueil de la grille, et les moniales, après les complies et les matines, passèrent la nuit en prière. Dans la nef, les hommes de la paroisse assurèrent la garde du défunt, et certains ouvriers veillèrent ainsi jusqu’au matin.

    Dom Guéranger avait su gagner le cœur du peuple de la région ; les journalistes présents le jour des obsèques en furent frappés. La présence de l’évêque du Mans et du préfet de la Sarthe, celle des municipalités de Solesmes et de Sablé leur paraissaient aller de soi, étant donné la célébrité du défunt. Mais ce qui les étonna, ce fut de voir tant de gens très simples arriver de Sablé et de la campagne environnante pour saluer une dernière fois le « Père Guéranger ».

    Au décès de l’abbé de Solesmes et à ses obsèques du 4 février, la presse entière fit écho, de manière très diverse selon les tendances. Un mois plus tard, elle rendait compte de l’éloge funèbre que venait de prononcer Mgr Pie, le 4 mars 1875. L’évêque de Poitiers évoqua surtout les actions, les réalisations de son ami. Ce discours fut complété un an plus tard par celui que donna Mgr Freppel à l’occasion du service anniversaire. L’évêque d’Angers rechercha le principe même de l’ascendant exercé par Dom Guéranger ; il sut montrer que celui-ci avait été avant tout un moine, l’homme de la louange divine, l’homme de Dieu, et, comme tel, l’homme de l’Église, et donc l’homme de l’Église romaine.

    L’Église elle-même, par la bouche de Pie IX, n’avait pas tardé à reconnaître les services rendus par l’abbé défunt : le Bref Ecclesiasticis viris, daté du 19 mars 1875, commençait par louer le zèle et la science de Dom Guéranger, et signalait les trois circonstances dans lesquelles ses ouvrages avaient exercé une influence déterminante sur les esprits de son temps : la définition des dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Infaillibilité pontificale, et surtout le retour des diocèses de France à la liturgie romaine.

    Fait assez surprenant, le document ne mentionnait pas le rétablissement de la vie bénédictine en France, œuvre principale de Dom Guéranger. Comme si la lecture des panégyriques prononcés par Mgr Pie et par Mgr Freppel lui avait fait prendre conscience de cette lacune, Pie IX tient à souligner, dans les Brefs de félicitations qu’il adressa aux deux prélats, ce rôle éminent de l’abbé de Solesmes. Le pape affirma que dans la vocation monastique résidait la raison fondamentale de l’attachement de Dom Guéranger à l’Église et à la Chaire de Pierre. C’était résumer la vie tout entière de celui qui n’avait voulu qu’être un moine, « vivant plus pour Dieu et le prochain que pour lui -même ».

    Le corps de Dom Guéranger repose aujourd’hui dans la crypte de l’église de Saint-Pierre de Solesmes. Son cœur a été placé au pied de l’autel de l’abbaye Sainte-Cécile : tel avait été le vœu du père commun des moines et des moniales.

    Pour ces deux monastères et leurs nombreuses fondations, pour leurs amis et pour tout chrétien, Dom Guéranger demeure le signe d’une existence entièrement et loyalement donnée à Dieu et à son Église. S’il a mérité d’être reconnu par Pie IX comme un « vrai fils de saint Benoît », c’est sans doute pour l’ensemble de ses efforts en faveur de l’ordre monastique, et pour avoir affirmé, par sa parole et son action, l’actualité de la mission de saint Benoît, dont l’esprit suscite toujours des vocations fortes au service de l’Église.

    Mais c’est peut-être surtout pour avoir constamment cherché, en homme de foi, à édifier chez ses moines et chez ses contemporains ce que l’Église est au plus haut degré : la société de la louange divine. Ces mots ne forment-ils pas le titre de l’opuscule qu’il rédigea peu avant sa mort, à la manière d’un testament spirituel ? Ils résument Solesmes, tel que son premier abbé l’a voulu, selon le désir de saint Benoît. Nul ne l’a mieux formulé que Mgr Freppel : « Louer Dieu et faire louer Dieu, toute l’œuvre de Dom Guéranger est dans cette pensée unique : le reste n’est qu’une conséquence et un développement. Là est le vrai sens de sa mission et l’unité de sa vie. »

    ***Les deux monastères devaient se révéler bénéfiques, équilibrant en chacun d’eux les qualités de force et de délicatesse. Mieux encore, la vie cloîtrée des moniales s’avéra pour les moines un précieux exemple de fidélité silencieuse, tandis que les meilleurs travaux de Saint-Pierre devinrent une source d’enseignement spirituel pour Sainte-Cécile.

    Résumant les motifs de sa joie, Dom Guéranger écrivait en 1868 ces quelques mots où se devine, avec sa foi coutumière, son admiration pour la grande martyre romaine à laquelle il dédiait sa dernière œuvre

    « Notre-Seigneur est connu, aimé et servi bien fidèlement dans ce petit sanctuaire. C’est un défi à la Révolution dans les temps où nous sommes, mais les premiers chrétiens osaient bien plus encore. »

    A l’époque du premier Concile du Vatican, l’abbé de Solesmes faisait presque figure de patriarche des moines du XIX e siècle. N’avait-il pas été l’un des premiers artisans du renouveau monastique, non seulement en commençant à relever les ruines accumulées par la crise révolutionnaire, mais aussi en cherchant à retrouver l’esprit de saint Benoît dans sa simplicité primitive ? Le mouvement de retour aux sources par l’étude de la tradition fructifiait dans le domaine de la vie religieuse comme dans celui des sciences ecclésiastiques.

    L’expérience poursuivie à Solesmes attirait donc inévitablement l’attention des bénédictins étrangers qui, moins secoués peut-être que les français par la chute de l’Ancien Régime, sentaient plus ou moins confusément la nécessité, sinon d’une reconstruction, du moins d’une réforme générale. Revenu dans son monastère après un séjour sur les bords de la Sarthe, un moine autrichien communiquait ses impressions à Dom Guéranger : « C’est une autre vie que chez nous, une vie qu’anime un esprit d’un autre siècle. C’est vrai, l’esprit de la sainte Règle, la grande force de la liturgie, la splendeur de l’Office divin, le plain-chant, voilà ce qui nous manque, par conséquent des choses essentielles. »

    Des aveux de ce genre annonçaient à Dom Guéranger qu’il n’avait pas perdu sa peine, et que sans se préoccuper d’exercer une influence, sans chercher à vanter son œuvre attitude qu’il avait en horreur ,de se souvenir de tous auprès de Dieu. Il était trois heures et demie de l’après-midi, ce samedi 30 janvier 1875, quand Dom Guéranger rendit son âme à Dieu.

    Les religieux se relayèrent près du défunt pour réciter le psautier, selon l’usage monastique. Le mercredi 3 février, il fut exposé dans le transept gauche de l’église, dans cette chapelle dite de Notre-Dame-la-Belle qu’il avait tant aimée. Vers quatre heures du soir, tandis que résonnaient les cloches des deux abbayes, on le porta processionnellement jusqu’à Sainte-Cécile, au chant de l’In paradisum. Les vêpres des défunts furent chantées par les deux chœurs, puis les moines approchèrent le cercueil de la grille, et les moniales, après les complies et les matines, passèrent la nuit en prière. Dans la nef, les hommes de la paroisse assurèrent la garde du défunt, et certains ouvriers veillèrent ainsi jusqu’au matin.

    Dom Guéranger avait su gagner le cœur du peuple de la région ; les journalistes présents le jour des obsèques en furent frappés. La présence de l’évêque du Mans et du préfet de la Sarthe, celle des municipalités de Solesmes et de Sablé leur paraissaient aller de soi, étant donné la célébrité du défunt. Mais ce qui les étonna, ce fut de voir tant de gens très simples arriver de Sablé et de la campagne environnante pour saluer une dernière fois le « Père Guéranger ».

    Au décès de l’abbé de Solesmes et à ses obsèques du 4 février, la presse entière fit écho, de manière très diverse selon les tendances. Un mois plus tard, elle rendait compte de l’éloge funèbre que venait de prononcer Mgr Pie, le 4 mars 1875. L’évêque de Poitiers évoqua surtout les actions, les réalisations de son ami. Ce discours fut complété un an plus tard par celui que donna Mgr Freppel à l’occasion du service anniversaire. L’évêque d’Angers rechercha le principe même de l’ascendant exercé par Dom Guéranger ; il sut montrer que celui-ci avait été avant tout un moine, l’homme de la louange divine, l’homme de Dieu, et, comme tel, l’homme de l’Église, et donc l’homme de l’Église romaine.

    L’Église elle-même, par la bouche de Pie IX, n’avait pas tardé à reconnaître les services rendus par l’abbé défunt : le Bref Ecclesiasticis viris, daté du 19 mars 1875, commençait par louer le zèle et la science de Dom Guéranger, et signalait les trois circonstances dans lesquelles ses ouvrages avaient exercé une influence déterminante sur les esprits de son temps : la définition des dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Infaillibilité pontificale, et surtout le retour des diocèses de France à la liturgie romaine.

    Fait assez surprenant, le document ne mentionnait pas le rétablissement de la vie bénédictine en France, œuvre principale de Dom Guéranger. Comme si la lecture des panégyriques prononcés par Mgr Pie et par Mgr Freppel lui avait fait prendre conscience de cette lacune, Pie IX tient à souligner, dans les Brefs de félicitations qu’il adressa aux deux prélats, ce rôle éminent de l’abbé de Solesmes. Le pape

    affirma que dans la vocation monastique résidait la raison fondamentale de l’attachement de Dom Guéranger à l’Église et à la Chaire de Pierre. C’était résumer la vie tout entière de celui qui n’avait voulu qu’être un moine, « vivant plus pour Dieu et le prochain que pour lui-même ».

    Le corps de Dom Guéranger repose aujourd’hui dans la crypte de l’église de Saint-Pierre de Solesmes. Son cœur a été placé au pied de l’autel de l’abbaye Sainte-Cécile : tel avait été le vœu du père commun des moines et des moniales.

    Pour ces deux monastères et leurs nombreuses fondations, pour leurs amis et pour tout chrétien, Dom Guéranger demeure le signe d’une existence entièrement et loyalement donnée à Dieu et à son Église. S’il a mérité d’être reconnu par Pie IX comme un « vrai fils de saint Benoît », c’est sans doute pour l’ensemble de ses efforts en faveur de l’ordre monastique, et pour avoir affirmé, par sa parole et son action, l’actualité de la mission de saint Benoît, dont l’esprit suscite toujours des vocations fortes au service de l’Église.

    Mais c’est peut-être surtout pour avoir constamment cherché, en homme de foi, à édifier chez ses moines et chez ses contemporains ce que l’Église est au plus haut degré : la société de la louange divine. Ces mots ne forment-ils pas le titre de l’opuscule qu’il rédigea peu avant sa mort, à la manière d’un testament spirituel ? Ils résument Solesmes, tel que son premier abbé l’a voulu, selon le désir de saint Benoît. Nul ne l’a mieux formulé que Mgr Freppel : « Louer Dieu et faire louer Dieu, toute l’œuvre de Dom Guéranger est dans cette pensée unique : le reste n’est qu’une conséquence et un développement. Là est le vrai sens de sa mission et l’unité de sa vie. »