Dom Guéranger – Montalembert, une amitié au service de l’Église

Avec l’aimable permission des éditions du Cerf.

Les Éditions du Cerf ont publié l’ouvrage suivant :

« Montalembert et ses contemporains »,

sous la direction de Jean-Noël Dumont,

coll. La nuit surveillée, éd. du Cerf, Paris, 2012 dans lequel j’ai écrit le chapitre intitulé :

« Dom Guéranger et Montalembert : une amitié au service de l’Église » (pp. 183-196).

Actes du colloque de La Roche-en-Breny (septembre 2010).

 

À l’automne 1852, le Comte Charles de Montalembert publie Des intérêts catholiques au dix-neuvième siècle. L’ouvrage qui connaît un succès européen, va servir de référence à son action politique et à l’opposition résolue qu’il va mener jusqu’à sa mort contre Napoléon III. Or au moment de la parution, Montalembert souhaite recommander son livre, et pour cela il écrit à huit cardinaux et évêques1 , mais la première lettre qu’il envoie est pour Dom Prosper Guéranger (20/22 octobre 1852). Et que lui écrit-il ?

« Mon ami, je compte sur une lettre de vous pour me dire avec votre franchise habituelle tout ce que vous pensez du livre qui doit vous être envoyé aujourd’hui. Je vous ai eu constamment en vue en l’écrivant. »

Ainsi, Montalembert, en traçant ce qu’on peut appeler son programme pour l’avenir, a pris Dom Guéranger comme référence. C’est dire combien son jugement et son approbation lui importaient. En réalité, ce sera la rupture, mais on a ici un signe très éloquent de l’influence de l’Abbé de Solesmes auprès de Montalembert. A partir du long séjour à Solesmes que fit le Comte à l’automne 1835, une amitié étroite unit les deux hommes. L’historiographie n’y a pas prêté beaucoup d’attention, mais le présent colloque est l’occasion d’en donner un aperçu 2 . Après avoir quitté La Mennais, qui était pour lui comme un père, Montalembert trouva chez l’Abbé de Solesmes, à la fois, un ami à peine plus âgé que lui, et une référence. Ni le Père Lacordaire, ni, dans la suite, Mgr Dupanloup n’eurent une place comparable à celle de Dom Guéranger dans l’esprit et le cœur de Montalembert 3 . Le temps de leur amitié, remarquons-le, est précisément le temps de la maturité active et féconde de Montalembert. Dans la suite, celui-ci n’aura plus le même crédit, ni la même sûreté dans la pensée et dans l’action 4 . Le poids et le nombre ne peuvent mesurer le zèle de l’ami pour l’ami. Il n’est donc pas facile de savoir l’exacte portée de l’ascendant de Dom Guéranger ; pourtant il est profond et porte sur l’essentiel, puisque les grandes lignes de la personnalité de Montalembert sont en cause : l’homme politique, l’hagiographe de sainte Élisabeth et des moines d’occident 5 , et le promoteur de la sauvegarde des monuments anciens. N’oublions pas non plus l’appui donné aux ordres religieux (bénédictin et dominicain) et le développement du journalisme ; ni surtout l’influence dans l’ordre de la vie spirituelle. Il serait trop long d’apporter les preuves documentées, mais cette énumération a l’avantage de mettre en relief l’ensemble de l’activité de Montalembert dont la multiplicité trouve peut-être son unité dans l’amitié qu’il a eue avec l’Abbé de Solesmes. De l’autre côté, Dom Guéranger a beaucoup reçu de Montalembert : on pense au soutien très persévérant apporté par lui pendant les premières années de la fondation de Solesmes, aux victoires qu’il a obtenues au profit de la liberté de l’Église, sans négliger le réconfort affectif dont l’Abbé de Solesmes a bénéficié au contact de son ami. En tout cas, tant qu’ils furent amis intimes, il y eut toujours entre eux accord de jugement, un plein accord. Avant de passer en revue les étapes de leurs relations, rappelons quelle fut l’originalité politique, qui a valu à Montalembert une gloire inaltérable. Il ne suffirait pas de voir en lui un brillant défenseur de la liberté, parce que la notion est trop imprécise et trop changeante pour qu’on lui reconnaisse un rôle majeur. Il paraît plus pertinent de faire ressortir les principes de sa vie publique. On peut les schématiser ainsi : Montalembert fut le premier, en France, à s’engager dans la politique en tant que catholique 6 ; son intention était de défendre les intérêts du catholicisme ; à ses yeux, le bien de la société passait par le bien de l’Église. Dom Guéranger ne fut assurément pas étranger à la fermeté de ces engagements.

 

1. Les débuts

Le nom de Montalembert entre dans le champ de vision de l’abbé Guéranger à l’époque de l’Avenir, en 1830. Le jeune prêtre sarthois, alors à Paris, assiste, le 9 mai, à la scène bien connue de l’ouverture de la première école libre. C’est dans le milieu mennaisien, qui revendique la liberté de l’Église, que les deux hommes se rencontrent. L’abbé Guéranger revient au Mans. Au printemps 1831, il se sent appelé à faire revivre le prieuré bénédictin de Solesmes. Manquant de moyens financiers pour louer les bâtiments, il va quêter à Paris, mais cherche aussi un appui du côté de Rome. Il pense faire agir en ce sens Charles de Montalembert, quand ce dernier, avec Lacordaire, accompagne La Mennais dans le voyage à Rome que l’on sait. Il lui en écrit longuement, mais le jeune Comte ne se sent pas assez influent pour obtenir de Grégoire XVI un encouragement profitable à Solesmes. Du moins parle-t-il autour de lui du projet bénédictin. Mais voici un jugement de Dom Guéranger sur Montalembert au début de leur fréquentation. Après l’encyclique Mirari vos, Montalembert ne s’éloigne pas immédiatement de l’influence de La Mennais. Mme Swetchine s’en inquiète auprès de Dom Guéranger qui lui répond, le 11 décembre 1833 :

« Je plains beaucoup Montalembert. Sa pensée est peu catholique; son cœur seul l’est, et si le cœur est blessé, il est à craindre qu’il ne raisonne pas plus une défection qu’il ne raisonnait sa croyance. »

Ce jugement peut paraître sévère, mais il est révélateur, et semble corroboré par un propos tenu par Montalembert peu avant sa mort. Alors qu’un proche lui demandait sa réaction au cas où les absolutistes l’emporteraient au concile du Vatican, le Comte répondit qu’il se soumettrait bien évidemment.

« Oui, vous vous soumettrez extérieurement. Mais comment arriverez-vous à arranger votre soumission avec vos idées et vos convictions ? – Je n’arrangerai rien du tout ; je soumettrai ma volonté comme on la soumet à toutes sortes d’autres questions de foi 7 . »

Ainsi, chez Montalembert, les idées sur la foi ne sont pas toujours en parfaite harmonie avec la volonté et le cœur. L’année 1835 restera longtemps dans la mémoire de Montalembert, venu passer quelques semaines durant l’automne dans le Prieuré débutant, où il rencontre deux polonais, Kajsiewicz et Semenenko (futurs fondateurs des Résurrectionistes) : la liberté et la Pologne – deux grandes causes qui font vibrer les cœurs catholiques à l’époque. Ce séjour fait découvrir à Montalembert la vie monastique, et l’incite à se plonger dans l’étude de l’histoire. Durant les deux mois et demi qu’il reste à Solesmes, il met un point final à la biographie de sa chère sainte Élisabeth de Hongrie, qui était en souffrance depuis longtemps.

Reçu au monastère comme un frère, Montalembert partageait les travaux des moines et se rendait au chœur pour chanter les Heures canoniales. Il se mêlait aussi à leurs récréations dans lesquelles sa verve rivalisait avec l’entrain du Prieur. Le 24 décembre, après son départ, Dom Guéranger lui envoie ces mots.

« C’est un dur réveil que celui qu’on fait après un si beau rêve. Trois mois presque entiers se sont écoulés durant ce rêve, et jamais aussi longue époque de ma vie n’a été remplie par une sympathie si entière et si vive du cœur, de l’esprit et même de la vie extérieure. J’en garde au fond de mon âme pour toujours le souvenir si doux et si profond. Je conserve comme un dépôt sacré les prémices que vous m’avez données d’une amitié que Dieu certainement a voulue. Allez et venez par ce monde, si vous le voulez ; mais sachez toujours que mon âme ne vous perdra jamais de vue un instant. »

Pendant quinze ans, de part et d’autre, vont se succéder, au fil de la correspondance, les expressions de la plus vive amitié. Ainsi, le 6 mars 1841, Montalembert écrit à Dom Guéranger qui va venir à Paris où les deux amis pourront se rencontrer :

« Je le désire de tout mon cœur, car vous me faites toujours un bien infini, au cœur et à l’esprit. Vous me faites rentrer dans la vraie vie. »

Cette amitié se concrétise par un beau geste : en 1836, le Comte accorde à Dom Guéranger un prêt de 6000 f., permettant le versement des 36 000 f. nécessaires à l’achat du prieuré solesmien. Prêt que Montalembert convertira plus tard en don, contre deux messes annuelles à perpétuité à l’intention de sa famille : ces messes sont encore de nos jours célébrées à Solesmes. Autre geste : Montalembert obtient du ministre Guizot, pour les nouveaux Bénédictins – hélas peu armés encore pour ce travail –, la continuation du Gallia christiana, censée leur apporter une aide pécuniaire (1836). Cela n’ira pas loin… Dom Guéranger félicite son ami lorsqu’il épouse Anne-Marie de Mérode, mais surtout il l’oriente vers un projet de biographie de saint Bernard, dont il le pressera avec constance durant de nombreuses années de poursuivre la rédaction. On sait que le sujet, pour avoir pris peu à peu d’importants développements, aboutira aux sept volumes des Moines d’occident. C’est l’occasion de souligner le rôle déterminant de Dom Guéranger dans la carrière littéraire de son ami. Le 7e volume – posthume – sur saint Bernard a été lu au réfectoire de Solesmes durant sa rédaction. Lorsque le prieur de Solesmes part pour Rome au printemps 1837, le bénédictin bénéficiera, durant ses mois romains où il est venu chercher l’approbation de son œuvre, de la préparation favorable effectuée par Montalembert auprès des personnages influents que le moine doit affronter. L’habileté aimante du Comte a aplani les routes. On comprend qu’au retour de Rome, rescapé du choléra, Dom Guéranger ait tenu à s’arrêter avec Lacordaire à Villersexel, en Franche-Comté, pour remercier son ami et pour échanger sur l’avenir (octobre 1837). Lacordaire estime que Montalembert doit suivre la carrière diplomatique, alors que Dom Guéranger lui conseille la carrière politique 8 . Au début de l’année suivante, Montalembert fait nommer Dom Guéranger membre correspondant du Comité des Arts et Monuments historiques.

 

2. Premiers nuages

Viennent des heures douloureuses pour Dom Guéranger. L’évêque du Mans, Mgr Bouvier, se plaçant dans la perspective concordataire, qui ne reconnaît que la juridiction épiscopale et n’accepte pas de juridiction parallèle, comme celle des supérieurs religieux, l’évêque du Mans donc suscite de graves ennuis à l’Abbé de Solesmes, si attaché à la liberté monastique traditionnelle. Comme d’autres, Montalembert est d’abord choqué par l’obstination de son ami à défendre ses privilèges. Mais bientôt, éclairé par les explications de Dom Guéranger, il le remercie de lui avoir ouvert les yeux. Il en sera de même pour Lacordaire, qui, après avoir passé trois semaines à Solesmes (juin-juillet 1838), ira porter à Rome des éclaircissements utiles. Lorsqu’en 1840 se pose le problème de la nomination d’un nouvel archevêque pour Paris, Dom Guéranger, qui a reçu de l’abbé Affre d’intéressantes avances pour une fondation dans la capitale, parle à son ami de cette candidature, que Montalembert s’emploie alors à faire triompher. Comme en retour, Montalembert supplie le bénédictin d’intervenir contre un lecteur de l’Univers qui malmène les légendes des saints. De tels échanges sont fréquents entre les deux amis. La confiance est sans failles. Mme de Montalembert écrit à l’Abbé de Solesmes combien elle se félicite de ces relations si bénéfiques, au plan spirituel, pour sa famille (22 juillet 1840). Cela n’empêche pas quelques soubresauts périodiques, dus au tempérament passionné de Montalembert, dès que le mécontentement le saisit : par exemple, lors de la rupture, fin 1840, avec l’Univers, malgré les demandes de Lacordaire. Dom Guéranger s’efforce de le calmer, quand son ami se déchaîne en diatribes violentes contre les personnes et la politique du journal. Mais « une fois blessé, (Montalembert) ne savait plus revenir en arrière, et, raidi dans son mécontentement, il se défiait des plus affectueuses interventions », observait Dom Delatte 9 . C’est souvent lors de ces moments de mauvaise humeur que Montalembert est repris du désir de solitude à Solesmes pour se replonger dans l’histoire, autour de sainte Élisabeth ou de saint Bernard : « Il faut absolument que je passe un autre Avent à Solesmes avant de mourir » (25 décembre 1840). Chez Montalembert, la parole – que ce soit dans la correspondance ou à la tribune – revêt habituellement des accents enflammés. Dom Guéranger les admire s’il s’agit de défendre la religion ou de pourfendre la Révolution, mais il en mesure l’excès quand il est question de points secondaires. Par exemple, lorsque dans son Année liturgique, Dom Guéranger insère des pièces de la Liturgie parisienne – donc non-romaine – Montalembert proteste :

«Vous auriez dû fouler aux pieds cet ignoble Parisien au lieu de lui apporter le secours de votre livre. » (25 novembre 1841).

Les deux amis se retrouvent côte à côte, le 14 mars 1841 à Notre-Dame, pour écouter le grand discours de Lacordaire, en habit religieux, sur la France et l’Église, autrement dit sur la liberté religieuse.

« Quand [Lacordaire et moi] nous causions ensemble, a raconté Dom Guéranger, nous n’étions jamais d’accord, mais à Notre-Dame j’étais dominé comme les autres. Quelquefois l’orateur nous emportait si haut que nous ne savions plus où nous allions tomber ; alors un frisson courait par tout l’auditoire et, plus d’une fois, nous nous serrions instinctivement l’un contre l’autre, Montalembert et moi. Nous ne respirions plus, puis tout à coup nous étions ramenés sur terre par notre guide toujours maître de lui-même et de sa parole. »

C’est à ce moment que Montalembert songe à s’établir aux environs de Solesmes. Mais les préférences de son épouse l’orienteront vers la Bourgogne, à La Roche-en-Breny. Quand paraît le premier volume des Institutions Liturgiques (1841), l’Abbé de Solesmes n’oublie pas son ami, qui le félicite de ce travail. Puis, ils se retrouvent tous deux à Paris au printemps 1842, pour la bénédiction du petit prieuré Saint-Germain que Dom Guéranger vient de fonder. Ensuite, le 6 août, le Comte revoit Solesmes, où il passe deux semaines, avant de partir pour Madère, séjour imposé par la santé de son épouse. Il est parti de Solesmes chargé de notes et de livres qui lui permettront de travailler. A Madère, alors qu’il est occupé à son Saint Bernard, Montalembert a sans cesse Dom Guéranger devant les yeux, ainsi qu’il le dit. Puis, il s’échappe de Madère et, le 13 juin 1843, il revoit son ami à Paris. Il en approuve la dernière brochure, Lettre à l’archevêque de Reims, sur le droit liturgique, tandis qu’il le supplie de ne pas répondre à Mgr d’Astros, l’archevêque de Toulouse, qui s’en est pris durement à l’auteur des Institutions liturgiques. Chose curieuse, lui, si ardent, redoute que le bénédictin fasse preuve de pugnacité. Mais Dom Guéranger publie, et s’en tire à merveille. Voici, comment Montalembert le félicite, dans une affaire semblable, deux ans plus tard (9 mai 1846) :

« Mon très cher ami, écrit Montalembert à Dom Guéranger, je veux vous dire combien je suis charmé de votre réponse à Mgr Fayet. Je crois qu’il était difficile de s’acquitter mieux de cette tâche difficile. Quand j’ai reçu votre opuscule, je venais de lire l’admirable écrit de Mabillon contre l’abbé de Rancé ; et je me disais à part moi : ‘Voilà comment l’abbé de Solesmes devrait répondre à ses adversaires !’ Eh bien ! je vous ai lu aussitôt après Mabillon ; et j’ai trouvé que vous étiez digne d’être son successeur et son représentant. Votre ton est toujours resté calme, respectueux, modéré, votre discussion solide et sérieuse, votre attitude générale convenable et chrétienne. J’applaudis donc de tout mon cœur à cette publication. »

Quant à la revendication de l’exemption traditionnelle, chère à l’Abbé de Solesmes qui y voit un élément important de la liberté religieuse en contexte concordataire, Montalembert s’en déclare chaud partisan.

 

3. Les craintes de Montalembert

Reprenons les mêmes événements, mais sous le rapport de l’unité des catholiques. En 1843-1844, voici Veuillot et Montalembert étroitement, affectueusement unis ! « Union de tous », s’émerveille Lacordaire… Union momentanée, on s’en doute. Mais ne voilà-t-il pas que Dom Guéranger, selon Montalembert, en songeant trop à se défendre, dans le débat liturgique, risque de mettre la division entre les catholiques, au moment où l’union est plus que jamais précieuse.

Le 17 mai 1844, Montalembert insiste auprès de Dom Guéranger : « Ainsi donc, je vous en conjure, silence et prudence quant à présent. » Mais il ajoute : « Oh ! que je suis triste de votre absence ; j’ai cent millions de choses à vous dire. Je suis éreinté de mon séjour soutenu ici. Que je voudrais être à Solesmes, mais impossible ! », et il termine ainsi : « Adieu, mon très cher ami, je vous aime plus que jamais ; et je vous remercie et bénis de votre sollicitude pour mon âme. Je vous embrasse de cœur. »

Dom Guéranger rassure le Comte : ses publications en faveur de la liturgie romaine ne sauraient diviser les catholiques de France. Ainsi, lorsque Dom Guéranger fait paraître sa Lettre à Mgr l’évêque d’Orléans (Mgr Fayet), son ami le constate avec exultation. Il le félicite de sa Deuxième lettre à Mgr Fayet par ces mots : « Elle est vraiment foudroyante et en même temps parfaitement digne et convenable. Aussi les gallicans n’ont-ils pas osé souffler. » (17 décembre 1846). Après la Troisième lettre : « Quelle gloire pour vous, mon ami, que cette marche graduelle et victorieuse de la liturgie romaine, qui sans vous était irrévocablement perdue parmi nous. » (25 juillet 1847).

En 1845, l’œuvre de Solesmes est mise en péril par une banqueroute financière imminente. Montalembert reproche à Dom Guéranger son imprudence (4 novembre). Voici ce que répond le bénédictin.

« Que je vous dise encore une fois combien votre amitié m’a été salutaire dans ces derniers jours et que je vous en remercie. Vous ne m’avez pas flatté ; vous avez mieux fait que me consoler, vous m’avez dit des vérités. Moi qui les annonce aux autres, il faut aussi que je les entende ; j’en remercie Dieu et vous. »

Au début de 1846, un Comité de bienfaiteurs présidé par Montalembert est mis en place pour sauver Solesmes. A propos du projet de loi sur la liberté d’enseignement, Montalembert interroge son ami, en des termes qui pourraient nous surprendre, au su de ce qu’il dira quinze ans plus tard à Malines : « Vraiment je ne sais comment faire, moi ultramontain, pour soutenir une œuvre qui consacre tout ce que nous détestons le plus : articles organiques, libertés gallicanes, etc. » (10 mars 1847).

 

4. Le projet de loi d’enseignement

L’année 1848 est marquée chez Montalembert par un grave avertissement de santé. Les Journées de juin n’arrangent rien : il échappe à la fusillade près de l’Hôtel de Ville. Élu député dans le Doubs, il ne rêve que de la solitude pacifique et laborieuse de Solesmes. Malgré tout, il garde une foi vivante en l’Église.

En ces mois troublés, Dom Guéranger tâche de remonter son ami 10 . Rien n’y fait : voyant le parti catholique, un instant groupé autour de lui, se désagréger pour se reformer autour d’Alfred de Falloux, Montalembert est dégoûté de la vie politique et n’aspire plus qu’à la vie studieuse et rurale (novembre 1848). Mais quand il apprend qu’à Rome la subversion force Pie IX à fuir, il se redresse et fait à l’Assemblée une intervention vigoureuse et décisive en faveur du Pape.

Mais d’autres nuages apparaissent ; le projet de loi sur la liberté d’enseignement subit les attaques de Veuillot. Montalembert, avec animosité, accuse l’Univers de « faire ce qu’il peut pour détruire le parti catholique ». Dom Guéranger, lui, adopte une position modérée, appréciant les points positifs, tout en attendant davantage de liberté pour l’Église. Dupanloup s’unit à Montalembert pour demander à l’Abbé de Solesmes de rendre public son jugement – ce qu’il fait dans un article paru dans l’Ami de la Religion, le 28 juillet 1849, sous forme de lettre ouverte à Montalembert. Puis il se rend à Paris, travaille à la conciliation, mais en vain. Il trouve son ami « désarçonné », « entré dans une quinte de réaction exagérée ».

Un mot d’explication : Pensant qu’avec le temps on acquerra peu à peu plus de liberté, Dom Guéranger se montre favorable au projet de loi. Puis, comprenant mieux l’enjeu, il estime – au risque de déconcerter Montalembert – que celui-ci devrait en souligner davantage les dangers (lettre du 11 août 1849). En effet, si l’État garde le monopole de l’enseignement, s’il accorde à l’Église des droits, s’il lui donne place dans la société, c’est donc lui qui est le maître. Montalembert devrait critiquer le projet sur ce point fondamental.

De plus, très impressionné par ce qu’il a vu dans la rue en 1848, le Comte réclame un pouvoir fort – s’écartant en cela de ses positions antérieures. Les violences révolutionnaires lui font regretter d’avoir été un opposant politique sous le régime précédent et, le 21 juillet 1849, il prononce durant un discours à l’Assemblée un « mea culpa » que Dom Guéranger lui reproche : il ne doit pas abdiquer sa mission et cesser d’être le défenseur de la liberté de l’Église. Montalembert, en outre, veut combattre partout « l’idolâtrie révolutionnaire ». Il juge incompatibles liberté du bien, seule autorisée par l’Église et esprit moderne – entendons : esprits révolutionnaire. Il en vient à accuser l’Abbé de Solesmes de complaisance à l’égard de la presse révolutionnaire ! Qu’on en juge ! Dom Guéranger estime en fait que juguler les excès de la presse, peut servir aussi à bâillonner les catholiques.

Voilà autant de motifs de désaccord. Connaissant les points sensibles de son ami, l’Abbé de Solesmes lui prodigue quelques conseils :

« Conservez mieux votre sang-froid, évitez les extrêmes, garantissez-vous des influences. Soyez désormais plus indépendant sans être inaccessible à l’expérience ; soyez humble sans être pusillanime ; mais surtout soyez pieux dans la pratique. Vous avez besoin de Dieu et de la prière. Je sais à l’avance que tout m’est permis près de vous. Courage, rien n’est perdu. » (11 août 1849)

Le 8 avril 1850, il adresse à Dom Guéranger une lettre furieuse contre les catholiques, l’Univers en tête, qui « dans un esprit de violence et d’iniquité » se sont adonnés à la polémique. Il reproche vivement à son ami moine de ne pas l’avoir défendu. Dom Guéranger essaie en vain de le calmer ; le 10 mai, Montalembert revient à la charge contre la liberté de la presse, en qui il voit « la Révolution sous sa forme la plus odieuse ». Arrive alors un intermède, lorsque Mgr Dupanloup propose à Dom Guéranger de prendre en mains la réimplantation de moines à Fleury-sur-Loire, et la garde des reliques de saint Benoît. Montalembert presse son ami d’accepter – ce qu’il fait. Mais l’affaire n’aura pas de suite, du moins avec les bénédictins de Solesmes.

 

5. Vers la rupture

Nouveau revirement chez Montalembert. Après avoir pris son parti du coup d’État du 2 décembre 1851, qui lui paraît garantir le retour à l’ordre social, il se révolte contre les décrets pris au sujet des biens de la famille d’Orléans. Désormais, quel que soit le vrai motif de son revirement, Montalembert se range dans l’opposition politique ! En 1852, comme on l’a dit plus haut, il publie un manifeste sous le titre : Des intérêts catholiques au dix-neuvième siècle, dans lequel il souligne que tout le progrès acquis par l’Église provient de la liberté politique. Le régime parlementaire, le gouvernement représentatif, est le meilleur. Il soumet son texte à Dom Guéranger, le priant de lui dire – « avec votre franchise habituelle » précise-t-il, ce qu’il pense de cet ouvrage. Dans sa longue et ferme réponse du 22 novembre 1852, Dom Guéranger nie que la liberté politique soit la condition de la liberté de l’Église, et que le régime représentatif soit la condition de la liberté politique. Les deux amis sont donc en désaccord sur les facteurs du progrès de la situation de l’Église au XIXe siècle.

« Chez une nation chrétienne, écrivait le bénédictin, la liberté ne consiste pas dans les formes politiques ; elle a son siège dans l’attachement à l’Église qui sauvegarde tout. Le catholique est essentiellement libéral sous une monarchie absolue, comme il est homme d’autorité sous un gouvernement où le pouvoir est partagé entre le prince et les sujets. »

Montalembert désormais renonçait à sa revendication d’un pouvoir fort, et il reprenait son attitude d’opposition à une limitation de la liberté qui avait été la sienne sous la Monarchie de juillet. Il ne pouvait admettre que Dom Guéranger, après avoir défendu la liberté, la refusât aux autres, dès lors que l’Église l’avait obtenue pour elle-même. Il y avait en arrière-fond la notion de « droits de l’erreur », que Dom Guéranger ne pouvait admettre 11 . Les hommes ont droit de se tromper, mais l’erreur n’a pas de droit. « En fait de liberté, je ne connais et je n’ai jamais connu de légitime que la liberté du bien », aimait-il à répéter (7 octobre 1849).

On pouvait échanger calmement sur des convictions différentes, voire opposées, comme ce sera le cas plus tard avec Falloux. Au lieu de cela, Dom Guéranger reçoit de Montalembert une lettre violente, contenant cette phrase : « Je ne vous demande aucune réponse. » (6 février 1853) C’est la rupture unilatérale. Dom Guéranger la ressentira très douloureusement. Faut-il donner le primat aux principes catholiques, ou bien le donner au couple politique et liberté ? En ce sens, le différend qui oppose les deux hommes (sur le projet de loi d’enseignement en 1849 et sur les Intérêts catholiques en 1852-1853) est fondamental. Il marque une cassure dans la vie de Montalembert, et c’est probablement avec Dom Guéranger que la question a été le mieux posée. On conçoit que la séparation ait été radicale. Montalembert a perdu un ami et un guide prudent, il entre à plein dans la voie libérale.

* *

Donc, une très profonde et vive amitié, une réelle convergence de vues pendant quinze ans. Le tempérament de Montalembert généreux, mais passionné a précipité la rupture. Jamais, en tout cas, Dom Guéranger ne consentit à prononcer un mot dur à son égard, alors que la préface des Moines d’occident contenait, pourtant sept ans après la séparation, deux attaques personnelles à peine voilées à son égard 12 . Il déplorera, mais sans jamais prendre la plume contre Montalembert, les options libérales – gravement répréhensibles à ses yeux et à ceux de beaucoup de catholiques – que son ancien ami prendra plusieurs fois. Car la divergence portait essentiellement sur une philosophie de la société, où l’influence de Dupanloup et d’autres amis libéraux avait probablement sa part. Dans la pratique, Montalembert qui s’irritait souvent des positions prises par l’Univers, pouvait les croire inspirées par Dom Guéranger lui-même 13 .

L’Abbé priera pour son ancien ami, et fera prier pour lui, notamment au moment de sa mort (13 mars 1870).

 

En conclusion

L’amitié de Dom Guéranger et de Montalembert a permis la réalisation de grandes choses en faveur de l’Église. Pour Montalembert, une belle carrière d’historien ecclésiastique et bien des positions politiques à incidence religieuse ; pour Dom Guéranger, le rétablissement et le maintien des Bénédictins en France. Tout cela est le fruit merveilleux de l’entente de deux personnalités pourtant fort différentes qui ont mis en commun leur foi de catholiques et leur tendre affection réciproque. Les bienfaits spirituels que le ministère du moine a pu apporter à l’homme politique, ont eux aussi servi l’Église en donnant au Comte une élévation, un idéal et un équilibre spirituel, indispensables à ses travaux et à ses combats. Après la rupture de février 1853, Dom Guéranger poursuivit son œuvre avec de nombreuses et importantes publications, et avec trois fondations monastiques. Montalembert a pour sa part voulu servir l’Église et la société, en donnant la priorité au combat pour la liberté.

Jamais il n’a retrouvé, nous l’avons dit, le rôle politique qui avait été le sien. Falloux essaya de rapprocher les deux hommes. Dom Guéranger lui écrivait, le 22 janvier 1864 : « Si l’on m’offre la main, – il s’agit de celle de Montalembert – je me croirais coupable si je retirais la mienne. » Il est permis d’imaginer ce qu’aurait pu être la dernière période de la vie de Montalembert, si les mains du Comte et de l’Abbé s’étaient à nouveau serrées. Dom Guéranger, le 26 décembre 1863, avait écrit au même Falloux :

« Si Dieu veut que nous nous rapprochions, je ne me reconnais point le droit de lui demander une profession de foi quelconque ; ce sont deux hommes qui n’auraient jamais dû être désunis qui se retrouveraient. Tous deux nous sommes les humbles disciples de la Sainte Église ; tous deux nous n’avons qu’à l’écouter et à réformer nos pensées sur ses enseignements. Si, quelque jour, la rencontre se fait, elle serait pour moi l’occasion d’une émotion bien vive, et je crois pouvoir assurer que si je retrouvais ce que j’ai connu et goûté autrefois, je ne pourrais m’empêcher de remercier Dieu. »

 

Dom Jacques-Marie Guilmard

Abbaye de Solesmes

  1. Journal intime, t. V, p. 598. []
  2. Elle n’a pas prêté davantage attention au lien spirituel qui a uni Dom Guéranger et Mme Swetchine. La publication de leur correspondance mutuelle permettra de découvrir, avec sans doute un certain étonnement, que Dom Guéranger « était au cœur de la vie mystique de Mme Swetchine. »[]
  3. Certains même estiment que Mgr Dupanloup a nui à Montalembert. []
  4. Sans parler des débats sur la liberté, il suffit de rappeler la position violente de Montalembert contre le projet de définition dogmatique de l’infaillibilité pontificale, et sa lettre à la Gazette de France, publiée six jours avant sa mort, où il désigne le Saint-Père comme « l’idole qu’ils [les théologiens laïques] se sont érigée au Vatican ». (Émile OLLIVIER, L’Église et l’État au concile du Vatican, Paris, Garnier, 3e éd., t. 2, p. 64).Il serait injuste de ne pas distinguer entre elles les diverses phases de la vie politique de Montalembert, et d’attribuer la même valeur à chacune. Il serait également injuste d’utiliser l’honneur dû à certaines actions, pour mettre en relief d’autres

    qui en méritent moins.[]

  5. Dans ce domaine, Montalembert fut un pionnier en France, puisqu’il eut le mérite de rompre la glace pour l’étude catholique du moyen âge et de la vie des saints. (Journal intime, t. V, p. 748).[]
  6. On peut mettre ce fait en parallèle avec le jugement d’Émile Ollivier sur Louis Veuillot : « Il a fait plus que de contribuer à la réussite de telle ou telle revendication catholique, il a rendu au laïcisme, muet depuis la Révolution, la voix qu’il avait perdue. » (Émile OLLIVIER, ibid ; t. 1, p. 305). Malgré leurs divergences, Montalembert et Veuillot ont eu des existences où les points communs ne manquent pas.[]
  7. Émile OLLIVIER, ibid., t. 1, p. 452 et Marguerite CASTILLON DU PERRON, Montalembert et l’Europe de son temps, François-Xavier de Guibert, Paris, 2009, p. 596[]
  8. « Rappelez-vous ce que je vous disais dans notre concile de Villersexel, en 1837. La carrière que j’osais vous prédire est ouverte : une ambassade quelconque, sauf peut-être celle de Rome qui n’était pas possible, n’était qu’un pas en arrière. Vous étiez marqué pour la croisade. Dieu le veut ! » (23 mai 1844).[]
  9. Dom Guéranger, abbé de Solesmes, Solesmes, 1984, p. 288[]
  10. « Vos lettres me font toujours grand bien à l’âme et au cœur. » (28 mars 1849). Ce sont presque les mêmes mots qu’en 1841.[]
  11. Selon son point de vue, le principe du « droit de l’erreur » appliqué au culte conduit les États chrétiens à l’apostasie politique.[]
  12. L’auteur déclare notamment que le seul moine qu’il ait connu, c’est… Lacordaire ! Ce qui est pour le moins un affront. (Les Moines d’Occident, Introduction, 2e éd., p. XLIII).[]
  13. Il n’en était rien. Le 3 novembre 1863, Dom Guéranger au cours d’un bref séjour chez le Comte de Falloux, eut à se défendre d’avoir été l’inspirateur de l’Univers. L’ancien ministre éprouva une grande surprise, lorsqu’il apprit que Louis Veuillot avait été vraiment le rédacteur de son journal et qu’après un premier séjour à Solesmes en 1844, il avait laissé s’écouler quatorze ans sans y revenir, et quelquefois trois ou quatre ans sans y adresser une ligne. (cf. Dom DELATTE, ibid., p 719 )[]